Читать книгу Philosophes et Écrivains Religieux - J. Barbey d'Aurevilly - Страница 7
III
ОглавлениеNous l'avons dit déjà, du reste, le défaut du programme de l'Académie était d'être par trop exclusivement philosophique quand il s'agissait d'apprécier un homme qui, comme saint Thomas, était un grand théologien bien avant d'être un grand philosophe. La gloire de celui qui fut appelé l'Ange de l'École, son influence inouïe sur un temps où la foi primait encore la raison, sa préoccupation perpétuelle et absorbante des intérêts de l'Église, et jusqu'à son genre de génie, qui ne fut vraiment original que par sa souveraine certitude et la toute-puissante clarté de son orthodoxie, furent une gloire, une influence, une préoccupation et un génie essentiellement théologiques. Si saint Thomas d'Aquin n'avait été qu'un philosophe, il nous aurait décalqué Aristote avec une telle exactitude qu'on aurait dit qu'ils n'étaient deux, ces immenses Ménechmes cérébraux, que parce qu'entre eux on aurait pu compter les siècles. Saint Thomas d'Aquin, c'est la Nature se faisant écho à elle-même à travers les temps, recommençant un homme comme une création, et remoulant un Aristote sur l'exemplaire qu'elle avait gardé du premier. Phénomène étrange dont elle donne rarement le spectacle! Saint Thomas d'Aquin ne serait donc qu'un tome second d'Aristote, si le théologien, l'homme de la science surnaturelle, ne le frappait pas tout à coup d'une différence sublime,—empreinte éternelle qui empêchera désormais les siècles de confondre cette tête rase de moine avec la tête aux cheveux courts de la médaille du Stagyrite.
Ce qui marque la personnalité de saint Thomas d'Aquin avec une incroyable profondeur, ce n'est pas l'invention. Saint Thomas d'Aquin n'a presque rien inventé. Il semble, lui qui avait fait vœu de pauvreté dans la vie, avoir fait vœu aussi de pauvreté en invention. Mais ce qu'il possède, c'est justement le bien des pauvres, c'est la tradition de l'Église, et, par l'étude théologique dont il a reporté les habitudes sur les choses de la philosophie, la précision et le génie de la formule,—tellement claire, dit très heureusement Charles Jourdain, qu'elle peut se passer de démonstration. Les qualités de cet esprit, pour lequel on pouvait inventer, mieux que pour personne, le mot d'esprit fort, sont l'énormité de la puissance dans la nuance, la force d'équilibre, la statique, la froideur du front. Croirait-on, si ses œuvres ne l'attestaient, qu'il n'a jamais versé dans le mysticisme de Malebranche au XVIIe siècle, lui, l'homme du XIIIe et le saint? N'est-ce pas merveilleux de force et de pouvoir sur soi?
Du haut des sommets de la métaphysique, saint Thomas d'Aquin peut regarder impunément dans tous les gouffres: le vertige lui est inconnu; il reste impassible. Aussi sa gloire, sa gloire réelle, est bien moins de s'être élevé que de n'être jamais tombé. Un moment peut-être, au commencement de son enseignement, il inclina vers le côté qui est devenu la pente moderne et même la chute. Il alla du connu à l'inconnu, de l'homme à l'ange et à Dieu. Mais bientôt il redressa ce faux pli de méthode, il se ressouvint qu'il était théologien, et il commença son système par la question théologique des attributs de Dieu. Alors la théologie, comme un aigle qui a enfin toute la poussée de ses ailes, l'emporta vers le monde d'où il n'est jamais descendu. Pendant que la philosophie cherchait à le retenir en bas, il monta, et telle fut l'indéfectible sécurité, le maître aplomb de cet homme,—que les analogies, ou, pour mieux parler, les identités de sa pensée avec celle d'Aristote, entraînaient vers les erreurs du péripatétisme,—qu'il s'arrêta toujours à temps pour les éviter.
Eh bien, voilà le théologien dans l'œuvre duquel l'Académie des sciences morales et politiques, qui bat, en ce moment, le ban et l'arrière-ban de la philosophie en détresse, a donné l'ordre d'aller chercher un philosophe, et Charles Jourdain, ce terre-neuve de l'Académie, l'a rapporté! Il nous a donné une analyse très exacte de la théodicée, de la métaphysique et de la morale de l'illustre auteur de la Somme. Il a tourné, en homme qui comprend ces questions et ces langages, dans ce rond d'idées qui ne s'est pas élargi d'Aristote à saint Thomas d'Aquin et de saint Thomas d'Aquin à Kant lui-même.
Impossible de suivre, dans un seul chapitre d'un livre comme celui-ci, le détail infini d'un travail exposé à grand'peine en deux volumes; mais ce qui résulte de ce travail, c'est l'inutilité démontrée de la peine qu'on a prise au point de vue des acquêts et des accroissements de la philosophie. Que gagnera-t-elle, en effet, à déclarer l'Ange de l'École un philosophe?... Elle lui aura ôté ses ailes. Même saint Thomas, dans le problème humain, dans l'ordre des connaissances naturelles, ne peut rien quand il s'agit d'ajouter une certitude à celles que l'esprit de l'homme craint de ne pas avoir. Pour être le docteur des docteurs, la lumière et la loi des esprits, l'autorité irréfragable, il faut à saint Thomas d'Aquin—le second Aristote—l'Église, la révélation et l'histoire, c'est-à-dire tout ce que Jourdain aperçoit très bien dans tout le cours de son ouvrage, mais dont il se détourne pour ne pas contrarier l'Académie et... manquer son prix!