Читать книгу Jean et Pascal - Juliette Adam - Страница 11
ОглавлениеA LAUSANNE.
Fontainebleau, 27 septembre.
Le seul parent qui me reste, cet oncle manchot, colonel en retraite, dont je suis l’héritier, m’écrit pour me conjurer d’aller le voir en Lorraine. Je n’ai pas eu la force de faire ce triste pèlerinage depuis la guerre. De son côté, mon vieil oncle n’a pas le courage de mettre le pied sur une terre demeurée française. Il craint son désespoir en rentrant dans la province conquise. Il me parle de mariage. Nos parents, à ce propos, sont piqués de la tarentule. Le colonel me dit qu’un officier français n’a plus le droit, comme en son temps à lui ou la France était intacte, de mener une existence libre et joyeuse, qu’il nous faut de bonne heure nous astreindre au devoir et à la sagesse. Une filleule de mon oncle apparaît au milieu de cette moralité. Je n’irai pas encore en Lorraine cet automne.
Mon oncle m’a envoyé un très-beau cheval avec lequel je parcours en tous sens la forêt prochaine.
Le matin je pars dès l’aurore et je vais à droite et à gauche, souvent égaré, jamais perdu, rêvant, car je rêve! à tout ce que je vois, à la nature que je n’avais jamais regardée.
La leçon de Madeleine me profite, et j’en use. Elle a raison. Il faut s’absenter quelquefois de soi-même. Je me cherche dans les impressions que me causent les objets extérieurs, et je découvre les liens qui les unissent à moi ou qui m’unissent à eux. Je les subissais, ces liens, sans les connaître, comme font la plupart des mathématiciens qui ne se sont jamais enquis, informés, que des calculs, que des règles de l’univers, et point des conditions de la vie générale.
Ma surprise va croissant à mesure que je constate les rapports de mon existence avec celle de tous les êtres, l’alliance de mon activité et des impulsions qui se répercutent dans les choses.
Je suis marié d’hier à la nature!
Que te dirai-je de la beauté de l’épouse, de ses ardeurs, de sa puissance? Je ne sais presque rien de sa langue, parce que, nouvellement uni, je suis encore un étranger pour elle. J’entends sa voix et ne puis goûter son éloquence. J’épelle les signes de cette langue mystérieuse écrite avec des arbres dressés, dans les jeux de l’ombre et de la lumière, dans les architectures des nuages, dans le vol des oiseaux, la variété des taillis, les entassements de rochers, le monde des insectes et des fleurs, caractères visibles, que peu à peu on rapproche, on groupe, qu’on déchiffre laborieusement, qu’on balbutie, qu’on parle, et que les amants privilégiés de la nature finissent par chanter en rhythmes savants et poétiques.
Mon imagination elle-même, rassurée par mon serment de fidélité et de soumission aux lois de mes épousailles avec la sage nature, sort du logis où elle était si hermétiquement emprisonnée par les mathématiques, l’algèbre, la géométrie, et le reste! s’en donne à cœur joie et se rit d’être folle.
Penché sur le cou de mon cheval, le corps bercé, flânant, l’esprit en éveil malgré cette demi-somnolence des sens, plus raffiné peut-être, plus curieux, je déguste le plaisir de faire en amoureux la connaissance du monde entier.
Ce qui m’ensorcèle, ami Jean, c’est que mes plus intimes entretiens avec le grand Tout n’affadissent point ma passion pour la guerre, pour les beaux combats. L’infini est militaire! Si la moitié du monde s’attire, l’autre se charge à fond de train, se culbute, s’écrase, et, au travers de tous les baisers qui caressent mon oreille de leur doux bruit, j’entends les sonneries de bataille de toutes les luttes pour l’existence.
Tu le vois, je double ma philosophie ancienne de raison raisonnante, d’une philosophie de nature naturante. Je sens mon cœur se hausser, mon esprit s’élever dans des conversations légitimes avec le réel.
Ne vivre que de la vie intellectuelle transmise et coordonnée par les hommes dans les sociétés, c’est se plaire en des milieux restreints, en de faux semblants, c’est chercher l’absolu dans un seul terme. Vivre instruit des autres et de soi, instruit de l’histoire dans le temps et du temps sans histoire, interroger les espaces, questionner les êtres muets, se mettre en présence des mondes, contempler la nature face à face, observer les choses dans leur variabilité, dans leur mouvement perpétuel, c’est faire un pas décisif dans le domaine de la vérité.
Je te le dis, Jean, avec l’orgueil d’avoir conçu tout ce qui est concevable, avec l’humiliation d’avoir été repoussé par l’inaccessible, j’étais peut-être hier une intelligence, aujourd’hui je suis un homme.
Ne va pas croire, cher ami, d’après ces aveux, que mon imagination bat la forêt, ni que je laisse toujours aux objets leur figure sévère et froide. Tantôt recueilli, tantôt galopant, j’évoque des formes, je fais de sérieux efforts pour animer ce qui est rigide. Gomme un potier qui pétrit le limon pâle, je pétris des images avec des visions, je les essaime sur mon chemin pour m’en faire cortége, troupe obéissante qui me suit ou s’éloigne à mon gré. J’emprunte pour ces formes quelques-uns des attributs dont nos ancêtres gaulois revêtaient leurs divinités, attributs qui ressortent de l’enchevêtrement des puissances de la vie universelle et ne contredisent aucune des lois de la nature.
Les religions subissent toutes trois états: l’état héroïque, l’état pratique et l’état poétique. Je suis pour cent raisons l’ennemi du premier, j’ai le mépris du second, mais je délasse volontiers ma pensée avec les contes du troisième.
Lorsque, par fatigue, j’éprouve le besoin de rapetisser la grandeur, l’immensité du monde et de réduire l’infini des choses, j’essaye alors ce qu’essayent les hommes qui osent affirmer par là une conception augmentée, élargie, supérieure de l’univers, je ramène la nature à ma taille en la personnalisant, et je la loge dans l’enveloppe étroite de quelque Teutatès.
Ta figure et le visage de Madeleine ne me quittent pas un instant. Je sais qu’avant moi vous avez songé comme je songe, que vous avez choisi pour alimenter votre poétique, non la rude tradition des druides que je préfère à toutes les mythologies, mais le paganisme. Ce point seul nous divise, et encore!
Je vous aime tous les deux passionnément.
PASCAL.