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JEAN A PASCAL.
ОглавлениеLausanne, 29 septembre.
Mon ami, mon compagnon, je te tends mes deux bras, je te presse sur mon sein. Ta lettre, que j’ai relue quatre fois parce qu’elle est terriblement épaisse, m’enchante et me flatte. Ce qui touche surtout mon amour-propre est que je n’y comprends rien. Ou tu as daigné m’initier à tes obscurités les plus chères, ou tu as prodigieusement foi en mes aptitudes philosophiques. De ceci ou de cela, Pascal, je te remercie.
Je te fais, en outre, mon plus sincère compliment sur la manière dont tu te promènes et te mènes, et t’interroges et te réponds.
Je t’écris de ma première étape sans trop savoir ce que j’ai à te dire, uniquement pour remplir mes promesses.
Notre mère est déjà un peu lasse du voyage ou feint de l’être. Elle est impatiente d’arriver au lac Majeur où nous attend un jeune cousin prétendant à Madeleine. Ledit prétentieux avait douze ans et moi treize lorsque j’allai à Venise en 1866.
Après des recherches laborieuses, mon cher parent s’est dressé dans le plus profond de ma mémoire, derrière un entassement confus de gondoles, de palais, de tableaux. Je me souviens d’un bonhomme vêtu d’un habit de collégien d’une certaine forme italienne. Voilà ce que je suis en mesure de répondre aux interrogations répétées de ma mère.
Il a maintenant deux ou trois années de plus que Madeleine, et il demande en mariage mademoiselle ma sœur qu’il possède déjà, paraît-il, en photographie, et de laquelle il est amoureux. Il idolâtre sa bien-aimée, non pas même en peinture, mais en carte-album! Tu es touché, je suis touché, nous sommes émus.
Je tâcherai que cette histoire ne t’embête pas trop et qu’on ne m’oblige pas à te la recommencer comme dans la complainte du petit navire. Si je collabore à son dénouement, ce sera pour faire enrager ceux qui aiment que ça finisse bien.
Madeleine devrait emporter une provision de calme en voyage. Elle cherche partout des prétextes à critiquer, à louer, à comparer. Elle exige des impressions tout de suite, et veut avoir une opinion immédiate sur chaque chose qui surgit à ses yeux, ou passe, ou fuit, ou s’éloigne, ou s’avance, ou monte, ou s’abaisse.
Partis le lundi soir de Paris, nous nous sommes arrêtés à Lyon, et nous voici à Lausanne. L’esprit de Madeleine fourmille d’appréciations diverses. Tu sais qu’elle voyage pour la première fois. Elle m’a déjà prouvé que la Suisse a fort à se défendre, et qu’elle, ma sœur, n’est pas de ces personnes banales qui acceptent des admirations toutes faites, imprimées vives, et qu’on n’ose pas plus discuter que des articles de foi.
Pour elle, au contraire, pour son jugement, pour la façon respectueuse dont elle en use avec sa propre indépendance — que n’a-t-elle un égal respect de la mienne! — il suffit qu’un lieu soit décrété d’admiration générale pour qu’elle note avec soin ses observations particulières, pour qu’elle résiste à l’engouement des autres, pour qu’elle s’efforce d’avoir des idées personnelles. Nous savons cela, toi et moi, mon père et ma mère aussi.
Donc Madeleine, capricieuse, tyrannique, nous oblige de déjeuner à la hâte et me prévient qu’elle va m’entraîner à la découverte de Lausanne, moi qui l’ai habité pendant trois mois. J’intrigue pour me soustraire aux fantaisies de ma sœur. Je la renvoie à notre mère, qui nous signifie une fois pour toutes qu’elle fait le voyage d’Italie, non celui de Suisse, et déclare ne s’être arrêtée à Lausanne que pour me permettre de remplir un devoir de reconnaissance.
Madeleine ordonne, commande, supplie, et me persuade que mon état d’officier, ma galanterie bien connue, me créent l’obligation de protéger le sexe faible. Je vais où elle me conduit, elle m’accompagne où je désirais aller seul. Au demeurant tout est pour le mieux, car elle séduit nos hôtes, les bons, les excellents Cervin, les remercie avec une émotion pleine de grâce. Elle charme le fils de la maison, ce sauvage collectionneur auquel tu entendais fort peu et que je ne comprenais pas du tout. Elle s’entretient avec lui d’antiquités lacustres et l’étonne d’une science qu’elle acquiert à mesure qu’elle l’interroge.
Jamais je n’ai trouvé à Madeleine tant de mouvement, tant de souplesse dans l’esprit. Et tu crois que je vais la marier à un Italien, à un étranger! Une telle distinction, de tels mérites, une telle beauté, un tel goût seraient exportés! Non, mille fois non!
Suis-je assez occupé, moi qui ne rêvais après mon examen que paresse, que repos! Cavalier servant de Madeleine, ma profession n’est pas une sinécure. Ton correspondant, forcé de recueillir pour toi mes réflexions, il faut que je réfléchisse d’abord, que j’écrive ensuite! Fils de ma mère, je travaille à déjouer les trames qu’elle ourdit pour donner Madeleine à ce cousin Spedone-Bruzella. Enfin, et pour surajouter à toutes ces besognes, je voyage!
Ouf! je t’embrasse.
JEAN.