Читать книгу Jean et Pascal - Juliette Adam - Страница 13
LE MÊME AU MÊME.
Оглавление30 septembre.
Toujours Lausanne!
Invitée à dîner chez les Cervin, ma mère a dû s’exécuter. Nous avons parlé de toi, de notre France. J’aime la Suisse des Cervin à plein cœur, la Suisse républicaine, libre par la pensée et par les lois, hospitalière par les mœurs, noble, courageuse, grande dans sa petitesse, haute de toute la hauteur de ses montagnes. Or, cette Suisse, Madeleine la discute, et je te voudrais ici pour l’entendre. C’est dit avec une passion, avec un air convaincu, avec des phrases à plumet, parées, attifées, pomponnées, astiquées comme pour une grande revue. C’est tourné, c’est arrondi, c’est frisé, c’est campé, c’est provocant!
La railleuse abandonne un moment l’Helvétie pour s’attaquer au pauvre Jean, à moi. Je m’étais attendri. J’avais évoqué le souvenir de la patrie écrasée, de mon ami blessé, j’avais confondu plusieurs demi-douzaines d’amours fraternels: celui de la Suisse pour la France, de la France pour la Suisse, de toi pour moi, de moi pour toi, de chacun de nous pour Cervin jeune et de nous deux pour les Cervin vieux!
Madeleine, exquise hier, a été aujourd’hui exécrable. Il m’a semblé, je ne sais pourquoi, que ton nom la mettait hors d’elle-même.
Cervin nous a proposé un autour de Lausanne dans son carrosse, et nous avons visité, lui, ma mère, ma sœur et moi, tous les jolis endroits que tu connais.
Ma sœur s’est jetée à corps perdu au milieu des paysages pour les malmener du bout de sa baguette comme une fée maligne et cruelle. En fait de belle nature, elle prétend que la Suisse a des institutions merveilleuses, incomparables.
Quelle averse de satires! Je te lance un peu de ce seau d’eau sur la tête.
«La Suisse est terne, dit Madeleine. Tout y est pâle, incolore ou brutal. Des siècles d’intempéries n’ont pu que salir les roches grisâtres où les torrents seuls tracent des bavures. L’arbre principal dans la campagne est le noyer, sans forme, d’un vert désagréable, qui garde ses branches mortes et noires. Il y a en Suisse tant de convenu banal, tant d’artifices vulgaires, que le pastoral bourgeois, faussé, ridicule, est toujours une imitation de la verdoyante Helvétie.»
La moqueuse personne tranche, déduit, affirme, conclut, avec certains airs de tête inexprimables, ses cheveux blonds soulevés par des doigts pleins de pichenettes, ses grands yeux noirs très-superbes. Elle a son nez rose au vent, sa bouche dédaigneusement entr’ouverte. Qui n’a pas vu sa taille mignonne se redresser en face des plus splendides altitudes n’a rien vu, et celui-là ne soupçonnera jamais quels degrés d’impertinence la plus jolie fille du monde peut escalader!
Ma mère approuve et vante l’Italie. Je discute un peu, pas beaucoup, forcé que je suis de couper en deux les traits d’esprit les plus fins, et de me battre en sabreur contre des fusées d’artifice.
«Tu as la vue lougue, me dit Madeleine, et ces montagnes si proches te font l’effet, conviens-en, de la mouche du pacha. Tu les as sur le nez, tu les chasses avec la main, tu voudrais les écraser pour t’en débarrasser.»
Cervin hasarde que de tels propos ne sont pas sérieux.
«Les institutions fédérales, réplique Madeleine, me convient à la liberté. Je suis donc libre de prétendre que vos paysages suisses n’ont aucun caractère de grandeur. Ce que je regarde m’irrite comme un tableau plein de fautes et de grossières contradictions. Voyageuse, j’ai le droit de classer votre nature parmi les refusées. Est-ce dans le dessin, dans la couleur, ce quelque chose de trop brusque, de trop tranché qui me choque? ajoute-t-elle. Je pourrais admirer à part ceci ou cela, l’ensemble, non!»
Tout à coup ma sœur trouve, ma sœur a trouvé le pourquoi de tant d’impressions différentes. Comme les génies dont la science s’honore, partant d’un fait simple et arrivant au composé, elle découvre une loi. Écoute, mon lieutenant!
«Ce toit d’ardoise doux à l’œil qui ne fait point tache dans son cadre de verdure amène en l’esprit l’image de la Normandie. Voilà bien les clos normands, les pommiers et leurs pommes luisantes; voici le vert des arbres du Nord, l’herbe grasse, les tonalités de couleur qui se mêlent et se perdent avec des nuances, des gradations si harmonieuses, dans la Manche et dans l’Océan. A ce gros vert, il faudrait du vert plus pâle, et des eaux un peu rosées, presque blanches. Mais ce Lac d’un bleu violet réclame du jaune, veut de l’or à profusion. Cette belle nappe de lapis italien frangée par cette campagne du Nord, c’est faux, c’est de mauvais goût, c’est de la nature industrielle, commerciale, c’est de l’article, ce n’est pas de l’art! Les rives du Lac de Genève lui sont étrangères, et sont indignes de l’encadrer. Le rouge des maisons, perçant le vert des arbres, vert et rouge à un égal degré d’intensité, cela hurle, cela grince, cela vous arrache les yeux. Il faudrait enchâsser ce beau lac de saphir avec des hauteurs qui s’embrasent, des lointains qui s’échauffent, des versants qui ondulent sous une poussière de rayons, des plages qui se dorent.
— Saluez au moins, lui dit notre pauvre ami exaspéré, dans ces toits rouges, dans ces cimes neigeuses, dans ce lac bleu, les couleurs du drapeau français.
— Salut, ô paysage tricolore!» répliqua ma méchante sœur avec un geste de triomphe.
Madeleine victrix, après cette cruauté, redevient subitement magnanime. Ayant vaincu l’Helvétie dans son sol, elle commence une antienne à la Suisse nation. Et, par un dernier trait qui rappelle encore sa malice, louant ce pays aux formes primitives, ébauchées, reparle, sans en avoir plus appris, de l’époque lacustre.
Cervin s’apaise et se rassérène. L’entente la plus cordiale règne de nouveau. Si nous ne partions demain, le fils de nos hôtes me demanderait ma sœur en mariage. Il serait le onzième! Combien sèmerons-nous d’amoureux dans ce voyage, après en avoir délaissé dix à Paris? Combien ferons-nous de malheureux? Pourvu que Spedone-Bruzella entre dans la catégorie de ces derniers, je me consolerai facilement du sort des autres.
Sais-tu, Pascal, que rien n’est plus réjouissant, plus gai, plus délicieux que de voyager avec Madeleine? Son esprit, comme tu l’as remarqué toi-même, a de la variété, de la belle humeur, de la grâce et de la jeunesse. Les heures sont par elles si remplies qu’on peut aller devant soi, sans souci jamais de la longueur du chemin, ni des arrivées tardives aux lieux de repos, ni des petits ennuis et des fatigues de la route.
Toi-même, que j’ai en si grande admiration, mon fraternel ami, tu ne me charmes pas d’une façon aussi constante que ma jolie sœur. Tu m’instruis, tu m’intéresses, tu m’as plus d’une fois arraché des cris d’enthousiasme en me parlant des grands faits de l’histoire, des grandes actions des héros. Tes paroles m’ont souvent brûlé comme un charbon ardent, mais, après l’un de tes récits passionnés, tout se taisait entre nous, et c’étaient de longs silences durant lesquels, à force de me retracer mon émotion, j’en amoindrissais le souvenir.
Tu es l’homme le plus ardent que je connaisse, avec ton air de dignité froide, et, malgré ton apparente retenue, celui qui se livre le plus à ce qu’il aime. Que t’ai-je donc rendu, Pascal, pour toute la richesse intellectuelle que j’ai tirée de toi? Rien, pas même de la gratitude, puisque me voilà, préférant au frère avec lequel on pense, on juge, on approfondit, la sœur avec laquelle on court de fleur en en fleur, on se sourit à soi, on se rit des autres, sans fiel, c’est vrai, parce qu’on butine le sucre, mais sans profit, parce que l’on ne se fixe ni ne s’attache à quoi que ce soit qui en vaille la peine.
Au revoir, à Brieg, où j’aurai une lettre de toi.
JEAN.