Читать книгу Le Mari de Lucie & Le Soulier de Rosine - Manoël de Grandfort - Страница 6

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IV

Table des matières

Un matin de l’hiver de1864, M. et madame de Valavran déjeunaient en tête à tête dans une petite salle à manger attenante à leur appartement et consacrée exclusivement à ce premier repas; ils causaient tous les deux comme on cause à Paris, du dernier livre paru, de la pièce nouvelle et de l’anecdote du jour. Celle-ci était toute fraîche en son scandale: une femme du monde venait de quitter brusquement son mari et de rentrer dans sa famille.

Sait-on, demanda Francis, quelle raison l’a poussée à agir ainsi?

–Non, dit Lucie, tout le monde l’ignorait hier au soir; vraiment on se perd en conjectures, elle semblait adorer son mari. Vous les rappelez-vous? Nous les avons rencontrés l’été dernier aux Pyrénées. C’était le meilleur ménage du monde.

Quelque caprice de femme… une querelle d’amoureux, sans importance; je gage que ce soir ils seront réconciliés.

Ne gagez pas, vous perdriez, dit un nouveau venu, le seul des amis de Francis autorisé à ces visites matinales; c’était le comte Octave de Valleroy, son ancien compagnon de voyage et son camarade d’enfance.

–Vous parlez de la fugue de madame de Soral? –Justement, dirent les deux époux en lui tendant la main, et nous en cherchions le motif.

Il est si ordinaire, en notre bonne ville de Paris, que je m’étonne que vous ne l’ayez point trouvé, reprit Octave, après avoir accepté une tasse de café, versé par madame de Yalavran, et en s’asseyant près d’elle.

Ils étaient seuls tous les trois, le domestique l’étant retiré sur un signe de sa maîtresse.

Quoi, dit Francis, ce serait?…

Oui, c’est cela, reprit Octave en riant, et voici l’histoire. Je la tiens de bonne source. M. de Soral n’a jamais été un homme remarquable, ni remarqué, mais il désirait l’être; il s’était fourré dans la tête, depuis quelque temps, de devenir un personnage; il voulait qu’on parlât de lui, de ses chevaux, voire même de sa femme; mais comme celle-ci n’a pas voulu donner dans toutes les extravagances qui attirent l’œil et forcent l’attention, il résolut de prendre une maîtresse. Il ramassa dans quelque théâtre une fille assez belle, qu’un Russe quelconque venait d’abandonner; elle eut l’art de lui persuader (ce qui n’était pas difficile, il ne demandait qu’à être convaincu) qu’il avait les façons d’un prince et l’esprit original. Ce nigaud donna en plein dans toutes les grosses flatteries de la petite saltimbanque et il se montra à la hauteur du titre qu’elle lui donnait; la demoiselle vit arriver chez elle des colliers de perles et des robes de la grande faiseuse; bref, il l’entretint si splendidement, que Paris, qui n’avait jamais fait attention à ses chevaux anglais, Paris lui-même le remarqua et fut ému de son luxe généreux. Si bien qu’un de ces matins sa femme a tout appris, et, sans plus tarder, a laissé là son mari pour rentrer dans sa famille. Le pauvre homme qui, au fond, adore sa femme, est au désespoir; il prie, il pleure, il menace, il promet, il jure; mais tout est, –demeuré jusqu’à présent inutile, madame de Soral ne veut accorder aucun pardon.

Elle a raison, dit Francis, je l’approuve fort. Pourtant, mon ami, reprit madame de Valavran, il me semble qu’elle eût dû pardonner si son mari se repent.

–De plus, ajouta le narrateur, madame de Soral –a mis la main sur un paquet de lettres de la demoiselle; l’orthographe et le style sont, comme d’habitude, de la plus haute fantaisie; elles commencent toutes par: «Mon gros chien.» et sont signées: «Ton petit loup.»

Une jolie ménagerie! dit Francis, tandis que sa femme souriait.

C’est de la démence vraiment, reprit-elle, et le pire de tout, c’est que l’histoire soit connue de tout Paris. A sa place, c’est à dire à la place de madame de Soral.

Qu’auriez-vous fait? demanda Francis en la regardant avec un air de profond intérêt.

Mon Dieu! je serais tranquillement demeurée à la maison, j’aurais considéré mon mari comme un malade, qu’il fallait guérir et ramener à la santé, ou pour mieux dire, à la raison: ce sont là des fièvres qui ne peuvent manquer de passer; le devoir d’une honnête femme est d’attendre la fin de l’accès avec patience et courage.

Francis se leva et s’accouda sur le chambranle de la cheminée.

– Vous raisonnez bien, dit-il, quand elle eut fini, et non sans un peu d’amertume.

–On ne quitte pas son mari pour de pareilles femmes.

– Quand on aime bien, dit Francis, on est jaloux de tout, et les différences de rang et d’éducation s’effacent complétement. J’avoue qu’à la place de Soral, j’aimerais mieux trouver ma femme irritée, mauvaise, dédaigneuse, pleine de colère véhémente et de reproches courroucés que d’avoir à subir sa banale indulgence et d’être traité par elle comme un pauvre homme égaré, que le devoir et la religion lui ordonnent de ramener… Cette femme à moitié folle, fuyant son mari, menaçante; hautaine, outragée, est bien plus près de l’amour et du pardon, que celle qui n’eût pas daigné s’apercevoir de la faute commise. l’amitié est indulgente parce qu’après tout elle s’explique et se raisonne; mais la passion exigeante, cruelle, absorbée, suj ette aux erreurs, aux défaillances, aux emportements, est autrement plus grande dans toutes ses faiblesses, que les forces de cet autre sentiment, si parfaits que soient ses résultats. Ceux qui aiment bien veulent être aimés de même. Deux cœurs, deux existences ne peuvent se désunir sans se briser. Ceci est l’amour, le reste n’est rien, moins que rien, à peine du savoir– vivre.

Lucie s’était levée; ses yeux semblaient humides, ses lèvres s’entr’ouvraient comme pour parler… son mari alla vers la fenêtre et souleva le rideau pour regarder les arbres dénudés et les gazons couverts de neige… Elle s’approcha doucement de lui, et le voyant absorbé dans sa contemplation, elle posa ses lèvres sur son épaule, et faisant un petit signe d’amitié à Valleroy qui était resté près de la cheminée, elle laissa seuls les deux amis.

– Faisons un tour de jardin en fumant un cigare, dit Francis; malgré le froid, je me sens oppressé, l’air me fera du bien.

Ils descendirent et marchèrent silencieusement sur le sable fin des allées que la gelée faisait craquer; le vent leur jetait au visage les feuilles séchées d’un chêne roussi par l’hiver; de grands nuages gris couraient sur un ciel bas et terne; un rouge-gorge sautait sur les branches des platanes qui, semblables à des bras gigantesques, s’étendaient sur leurs têtes.

– C’est triste l’hiver, dit Francis.

Octave ne répondit pas, mais fixant les yeux sur ¡ son ami et suivant sa pensée qui était demeurée à leur dernière conversation:

– Pourquoi, dit-il gravement, en lui mettant la main sur l’épaule, là où les lèvres de Lucie s’étaient posées timidement… pourquoi chercher la passion quand on a l’amour honnête, l’amour chaste, l’amour permis? C’est une impiété et un sacrilége de troubler l’âme d’une femme, et de la forcer à descendre des joies pures de son ciel, pour les fangeuses ardeurs de la terre. Le sacrifice, le dévouement, l’abnégation, ne sont rien pour toi? Tu leur préfères donc les brutales ardeurs d’une imagination effrénée?

Les femmes de notre jeunesse nous ont blasés avec leurs faux serments attestés mille fois, leurs larmes et leurs baisers menteurs. Nous ne sommes plus dignes de l’amour saint, nos lèvres habituées aux vins capiteux versés par elles, dédaignent l’eau pure qui jaillit de la roche, la trouvent froide et sans saveur, quoiqu’elle réfléchisse le ciel dans son pur miroir. Ah! si j’avais une femme, je la voudrais chaste, un regard d’elle contiendrait plus d’amour que tout le voluptueux abandon d’une créature passionnée.

Le Mari de Lucie & Le Soulier de Rosine

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