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VI

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Le printemps était revenu avec toutes ses jeunes splendeurs. Contrairement à l’habitude prise par le high-life parisien, M. et madame de Valavran se hâtèrent de quitter Paris pour jouir, en pleins champs, de ce premier épanouissement si frais, si pur, si virginal, qu’il dépasse en vertes promesses toutes les magnificences de l’été, toutes les richesses de l’automne.

Une autre cause les rappelait encore à la campagne: c’était à Valavran que madame de Veyrier devait venir, après une absence de deux années, retrouver sa fille et son gendre.

Après le mariage de Lucie, elle quitta Paris pour conduire en Italie sa seconde fille, maladive enfantde quatorze ans, à laquelle les médecins ordonnèrent l’air tiède, épais et doux de Pise. Ce fut un sacrifice pour madame de Veyrier que d’abandonner ainsi sa fille aînée pour un laps de temps qu’on ne pouvait prévoir. Elles ne s’étaient jamais quittées. Restée veuve de très-bonne heure avec deux filles, madame de Veyrier les éleva elle-même avec un soin et une sollicitude parfaites. Lucie lui ressemblait de tous points. C’était le même visage calme et doux, la même grâce exquise et cette même nature sur laquelle les passions semblaient glisser sans l’atteindre.

Toutes les vertus de la femme semblaient résider en elles, sans avoir été acquises par la souffrance, le raisonnement ou la volonté, si naturelles, disaient d’elles leurs amies, qu’on finissait par ne plus leur en savoir gré. Ces deux femmes s’aimaient tendrement, et la joie de revoir sa mère animait Lucie d’une façon toute nouvelle; elle était comme renouvelée, aussi fraîche que les lilas, aussi souriante que le soleil qui l’éclairait.

Francis assistait avec étonnement à cette transformation inattendue. Sans qu’elle s’en doutât, il suivait tous ses mouvements et scrutait l’épanouissement de son âme en joie, sur ce visage en fleur.

Souvent, à la suite de cet examen muet, un soupir s’échappait de sa poitrine; souvent un éclair sombre Jaillissait de ses yeux, ces yeux tantôt d’acier, tantôt de feu; ces yeux qui glaçaient ou qui brûlaient, suivant le sentiment sévère ou passionné qui agitait son âme, mais qui s’étaient toujours fixés sur elle avec affection et douceur.

N’y avait-il pas en lui une certaine amertume en la voyant se réveiller de son apathie? Ne se disait-il pas qu’elle n’avait jamais montré à son approche une joie si intense? N’avait-il pas rêvé de trouver en elle un cœur plus chaud? Et lorsqu’il s’était résigné à cette affection modeste et calme, la jugeant incapable d’en éprouver de plus accentuée, ne lui était-il pas démontré qu’il y avait en elle une force et une puissance qui ne lui étaient pas destinées?

La veille de l’arrivée de madame de Veyrier, Francis et sa femme étaient assis tous les deux sur une large terrasse que le soleil couchant couvrait de mille feux. Un rossignol chantait dans un bosquet d’aubépine fleurie. Des nuages roses flottaient sur le ciel bleu, les arbres frissonnaient sous une brise légère et chaude qui dépliait les feuilles nouvelles. Les insectes couraient sous l’herbe, se cherchaient avec un empressement joyeux. On sentait la terre jeune, féconde et comme toute soulevée d’amour…,

Francis regarda sa femme, leurs yeux se rencontrèrent; elle lui sourit doucement. Il prit alors entre ses deux mains cette jolie tête dorée et il lui demanda, le cœur palpitant et à voix basse, si elle l’aimait.

Il lui semblait, (tant son cœur battait fort, ) que c’était la première fois qu’il lui adressait cette question, et il attendit avec anxiété sa réponse; allait-il enfin jaillir de ses lèvres tranquilles, le mot brûlant qu’il espérait entendre?

Oh! Lucie, il n’était besoin de répondre! Il fallait vous jeter dans ces bras qu’on vous tendait et laisser battre généreusement votre cœur contre celui de votre mari! Sans doute un joli «oui» tomba de votre bouche, mais vous l’aviez ainsi prononcé bien des fois, peut-être même ce soir-là étiez-vous plus distraite que d’habitude, car vous ne remarquâtes ni la pâleur soudaine qui envahit le visage de Francis, ni le froncement de ses sourcils.

Francis se leva, fit quelques pas rapides sur la terrasse; la nuit était venue; les étoiles s’allumaient au ciel; quelques éclairs de chaleur jetaient dans le parc des lueurs brillantes et fugitives.

– Lucie, dit-il, en s’arrêtant devant elle, la soirée est si belle! Faisons ensemble un tour de promenade.?

– Si cela vous fait plaisir! répondit-elle.

– Cela m’en fera sûrement, vous êtes si occupée ces temps-ci qu’à peine ai-je pu vous voir et causer avec vous. Demain, votre mère arrive, et vous m’appartiendrez à peine, tout entière au bonheur de la revoir. Cette belle nuit tranquille et douce me rappelle les premiers temps où je vous amenais ici. La saison était moins avancée, mais nous eûmes un temps délicieux. Le soir, après notre dîner, nous descendîmes tous les deux et nous fîmes une longue promenade. Vous aimiez ces beaux bois de sapin et le sable blanc où s’enfonçaient vos petits pieds.

– J’aime toujours les sapins, mais je n’aime plus le sable, dit Lucie. Et tenez, cher Francis, si vous êtes bien gentil, vous me laisserez aller me coucher; je suis fatiguée… J’ai un tel désir d’être à demain que je vais faire comme les enfants: m’endormir bien vite pour le faire arriver plus promptement.

Elle lui présenta son front et rentra dans le château. Il vit les fenêtres de sa chambre s’éclairer, son ombre légère passer et repasser devant les clairs rideaux fermés, puis au bout d’un moment la lumière s’éteignit et tout rentra dans l’obscurité.

Francis continua longtemps sa promenade solitaire; il se faisait en lui un travail pénible et douloureux. Il découvrait qu’un immense désir d’amour généreux et fort l’absorbait; la douce affection de sa femme ne lui suffisait plus.

Il la trouvait chaque jour plus froide, quoiqu’en réalité elle n’eût pas changé et fût demeurée affectueuse, comme elle l’avait toujours été. Lui, l’avait dépassée déjà de toute la vigueur native de son âme. mais comme il l’aimait, qu’elle était la femme de son choix et de sa jeunesse, l’idée d’un autre attachement ne lui vint point à l’esprit. Il l’eût d’ailleurs repoussée de toutes ses forces; l’amour qu’il rêvait d’avoir, bien qu’ardent et fort, devait être permis et consacré par le monde et par Dieu. Il en désirait les enthousiasmes, les enivrements, les nobles folies. Monté à ce diapason, hanté par ce fantôme brillant, l’affection de Lucie disparaissait à ses yeux, comme si tout croulait autour de lui; il se sentait abandonné, déshérité à jamais des grandes joies de la vie. Un sentiment intense et douloureux de lassitude saisit son âme et la tortura.

Ce ne fut qu’aux premières lueurs du jour qu’il rentra chez lui. Comme Jacob, il avait lutté toute la nuit avec un ange et il en garda les meurtrissures. Ces angoisses devaient demeurer dans son esprit: ce souvenir lui servit plus tard à apaiser sa conscience et à troubler son jugement.

Ce sont les infiniment petits qui bâtissent les mondes, ce sont les riens qui amènent les catastrophes, c’est la chute d’un grain de sable qui entraine les avalanches.

Le Mari de Lucie & Le Soulier de Rosine

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