Читать книгу Le Mari de Lucie & Le Soulier de Rosine - Manoël de Grandfort - Страница 9

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I

Table des matières

Rien n’est agréable l’été comme une fraîche terrasse, d’où l’on découvre les arbres du parc, les pelouses semées de fleurs éclatantes, les allées contournantes qui se perdent dans des massifs de verdure, l’horizon tout entier avec ses collines, ses villages, ses champs cultivés, ses bois sombres et la rangée de peupliers qui borde la petite rivière, dont on voit, de distance en distance, étinceler l’eau rapide.

Par une belle après-midi de juin, trois femmes étaient assises sur la terrasse du château de Valavran… madame de Veyrier encore jeune, encore charmante, d’une distinction extrême, travaillait avec ses deux filles à côté d’elle. Lucie lui ressemblait prodigieusement. C’était le même visage doux et correct, les mêmes cheveux blonds, le même sourire; on comprenait, en les voyant ainsi l’une près de l’autre, que leurs âmes comme leurs traits devaient se ressembler.

–Ton mari n’est pas de retour? demanda madame de Veyrier à sa fille aînée.

Je ne le crois pas, il serait venu nous rendre compte de sa course; par cette chaleur elle est vraiment méritoire, et si les gens pour lesquels il s’est ainsi dérangé, dans le dessein de les obliger, ne sont point reconnaissants, Dieu tiendra compte à Francis de son dévouement. Il est toujours ainsi, s’oublian lui-même pour les autres; du reste, il ne fait que suivre en cela les traces de son père, qui était, d’après les gens du pays, d’une bienfaisance sans égale.

–Mon beau-frère est une perfection! s’écria Valérie, que les intimes appelaient Vava. On n’est ni plus beau, ni meilleur; je l’adore.

Toujours tes expressions exagérées, dit sa mère avec reproche.

Je n’exagère pas, maman, je vous assure que je ne connais à Francis qu’un défaut.

Un défaut, et lequel? demanda Lucie.

Ma chère, un seul, un irréparable: c’est qu’il est ton mari, et que j’aurais mieux aimé qu’il fût le mien.

Lucie se mit à rire.

Tu es folle, ma pauvre fille, reprit madame de Veyrier en haussant les épaules.

Folle! pas du tout. Francis m’aurait infiniment mieux convenu qu’il ne convient à ma sœur; il est grave, je l’eusse amusé; souvent préoccupé, je l’aurais distrait de lui-même et des autres; je me serais enfin certainement occupée de lui, tandis que madame ma sœur.

Eh bien, tu t’arrêtes?

Oui, j’ai peur de dire une bêtise. mais puisque tu as la bonté d’insister, j’ajouterai, ma chère, que. tiens, sais-tu ce que tu me rappelles?… tu as des yeux délicieux, et ils ne voient point; des oreilles charmantes, et elles n’entendent point; tu vas, tu viens, tu marches; mais au milieu de tout cela, sais-tu ce qu’il te manque? le ressort, la vie! es-tu sûre de n’être pas endormie par un magnétiseur inconnu? Si tu allais te réveiller! c’est Francis qui serait étonné!…

C’est-à-dire, répondit madame de Veyrier, que ta sœur est modeste, tandis que tu es effrontée comme un page! Ce que tu appelles pompeusement la vie, n’est chez toi qu’une turbulence fatigante, un désir sans cesse renaissant qu’on s’occupe de ta petite personne, qu’on la regarde, qu’on l’admire; aussitôt que l’attention se porte sur un autre objet, tu t’ennuies, tu bâilles, tu tombes dans une tristesse profonde, jusqu’à ce que tu aies pu de nouveau occuper les esprits, et ramener les yeux vers toi. Je t’ai souvent fait remarquer combien chez une enfant de ton âge cette prétention était déplaisante et ridicule, et combien elle est loin du calme et de la décence d’une femme comme il faut; mais c’est surtout à toi et à propos des observations qu’on t’adresse, qu’il faut dire que tes yeux ne voient point et que tes oreilles n’entendent pas.

C’est cela! dit la jeune fille en souriant, j’étais bien sûre qu’en touchant à Lucie, je serais grondée!…. Va, ajouta-t-elle, en se tournant vers sa sœur, tu n’es plus une idole, tu es l’arche sainte!… Maman me foudroie parce que j’ai levé sur toi mon tout petit doigt!… Eh bien, puisque je suis si turbulente, si fatigante, si ridicule, je vais vous faire le plaisir de m’en aller; poursuivez donc en paix vos entretiens sacrés, le diable va faire ses devoirs d’anglais.

Elle se leva avec vivacité, et tira une des longues boucles qui tombaient sur les épaules de sa sœur.

Au revoir, ange du ciel, dit-elle.

Puis, avec cette promptitude de mouvements qui n’appartenait qu’à elle, elle jeta les bras autour du cou de sa mère.

Je vais bien travailler, méchante mère, ajouta-t-elle avec câlinerie; car tu es méchante, va!… Lorsque tu me grondes, tes beaux yeux si doux deviennent froids comme de l’acier; mais ça n’empêche pas que je t’adore.

Et elle s’éloigna en riant.

Je l’ai trop gâtée, dit madame de Veyrier en la regardant avec tendresse.

Elle a été si longtemps malade! et puis il n’est guère possible de se fâcher avec elle: elle est si amusante, si originale et si bonne en même temps!

–Oui, elle a du cœur, mais sa personnalité est si vivace et si ardente que je crains toujours de la voir absorber tout à son profit; elle ne connaît et ne comprend qu’une chose: c’est qu’elle est jeune et qu’il faut qu’on s’occupe d’elle! Si elle est dans ses gaietés, on est abominable de n’y point participer; le jour où elle tombe dans ses grandes tristesses, si vous osez seulement sourire, elle s’écrie qu’elle est la plus malheureuse des créatures humaines, que personne ne l’aime et ne sympathise avec ses maux; le dévouement le plus absolu, l’abnégation la plus constante, la satisferaient à peine, si on n’y joignait l’enthousiasme et l’admiration; je m’effraye d’un tel caractère si différent du tien, et je me demande où elle a pris ce tempérament de soufre et de feu, qui ne s’alimentera un jour, je le crains, qu’en brûlant tout autour d’elle.

C’est une vraie fille du siècle! dit Lucie, devenue pensive.

Il est joli, le siècle, répondit sa mère.

Quelques instants après, Francis, de retour de son excursion, vint au jardin rejoindre ces dames. Il tenait à la main une grande enveloppe et paraissait contrarié.

Je suis obligé d’aller à Paris passer quelques jours, dit-il, tandis que Lucie préparait pour lui un mélange de jus de citron, de glace et de xérès. Je viens de recevoir une lettre de mon notaire, qui réclame ma présence immédiatement.

Vous partez, Francis, s’écria Valérie déjà de retour, ses devoirs n’ayant pas le privilége de la retenir longtemps absente.

–Voulez-vous venir, Lucie? reprit le jeune homme, sans prendre garde à l’interruption de sa belle-sœur; si vous venez, nous descendrons à l’hôtel, et nous y passerons huit jours en garçons.

–Je veux bien, mon ami, mais.

–Du moment qu’il y a un mais, je sais ce que cela veut dire. Vous avez peur de la chaleur, de la fatigue et du brouhaha de l’hôtel, vous avez raison. J’étais égoïste en vous faisant une telle proposition, excusez-moi.

Revenez vite, dit Lucie avec un doux regard, et en tendant à son mari sa petite main blanche.

Tout d’un coup, Valérie bondit jusqu’à sa mère et entourant son cou de ses deux bras, au grand mépris de son peignoir brodé, elle lui parla à l’oreille avec une grande animation.

Madame de Veyrier semblait stupéfaite et répondait négativement à la demande de l’enfant, qui finit par se jeter à ses genoux et semblait se répandre en supplications passionnées.

Qu’a-t-elle donc? dit Francis qui se détourna de sa femme pour regarder ce tableau.

–Il y a, dit sa mère avec humeur, que cette enfant est tout à fait folle.

Vava s’était relevée les joues en feu, le regard brillant.

Personne ne m’aime! s’écria-t-elle, tandis qu’un torrent de larmes inondait son petit visage; personne ne songe à me faire plaisir. On me refuse tout!… Je m’ennuie, moi; vous êtes tous trop raisonnables et trop absorbés. Maman n’aime plus que Lucie; Francis ne songe qu’à elle. Quant à ma sœur, ajouta la malicieuse fille en souriant au milieu de sa colère, elle ne pense à rien. Qu’est-ce que cela ferait à mon frère de m’emmener à Paris, je vous le demande, puisque ma sœur ne veut pas y aller? Je serais si contente! dit-elle avec passion.

Madame de Veyrier leva les mains au ciel pour le prendre à témoin de la folie de sa fille.

Lucie riait de tout son cœur.

–Tu veux que je t’emmène à Paris! s’écria Francis; c’est donc là le sujet de ta petite comédie. Ah ça, mais tu perds la tête!… que veux-tu que je fasse, grand Dieu, d’une petite fille comme toi. Je te connais, tu voudras sans cesse manger et sortir. Donne-moi tout de suite un tablier blanc, va me chercher celui de ta bonne et fais-moi enseigner à faire des tartines.

Francis, cria la petite emportée, je me repens d’avoir demandé à maman d’aller avec vous.. je n’irais pas maintenant pour tout l’or du monde. Vous êtes un méchant, et je vous déteste!… Vous parlez de tartines, vous savez bien que je ne suis plus une enfant, et que je n’ai que faire de vos confitures. J’ai seize ans, oui, j’ai seize ans, je suis une jeune fille, pas aussi belle que Lucie, mais pouvant plaire aussi bien qu’elle. On n’aime pas seulement les madones, en ce monde. ajouta-t-elle avec un air moqueur.

Tu es vraiment sotte, ma pauvre fille, dit madame de Veyrier en la regardant avec compassion; je te plains d’avoir un tel caractère et je plains aussi ceux qui sont obligés de te supporter.

Vava, dit Lucie, qui voyant sa mère affligée cherchait à calmer la jeune indocile, veux-tu vraiment aller à Paris? Je puis t’y conduire si Francis nous accepte.

Je ne veux rien, rien! Pourquoi s’occuperait-on d’une petite fille à laquelle une poupée doit suffire? Vous riez, vous, ajouta l’irascible petite créature, en tournant vers Francis son visage altéré et ses grands yeux de feu… Vous riez… eh bien, je vous déteste autant que je vous aimais.

Bon, je suis de force à supporter la haine d’un moucheron comme toi. Allons, ajouta-t-il plus sérieusement en voyant s’altérer le visage de sa belle-mère et pâlir celui de sa femme; c’est assez comme cela, tu nous ennuies avec tes scènes, va te promener!…

–Ainsi vous me renvoyez! dit-elle, en se levant toute droite.

–Au jardin. Oui.

–Soit, mais faites attention; je ne rentrerai plus chez vous… plus jamais… jamais… entendez-vous?

Son visage bouleversé, ses dents serrées, l’effrayante pâleur de son visage, indiquaient assez quels orages agitaient ce corps débile. Elle fit deux pas vers la porte; là ses forces l’abandonnèrent, et elle tomba évanouie sur le parquet.

Les deux femmes s’élancèrent vers elle.

Francis la prit dans ses bras et la porta sur son lit.

Comprenez-vous maintenant, disait madame de Veyrier à son gendre, pourquoi je l’ai gâtée? La moindre contrariété lui donne la fièvre, une violente émotion lui fait perdre l’usage de ses sens.

Les médecins me répètent sans cesse que je dois éviter les crises jusqu’au jour où il y aura plus d’harmonie entre les forces de son corps et celles de son âme.

Elle a un bien joli caractère, dit tout bas Francis à sa femme, et bien assez de forces pour faire donner au diable le mari qu’elle aura. Si on l’eût vigoureusement fouettée dans son enfance, elle n’aurait aujourd’hui ni crises nerveuses, ni évanouissements; il n’y a rien de tel, ajouta-t-il en riant, pour mettre en équilibre la santé du corps avec celle de l’esprit.

Le Mari de Lucie & Le Soulier de Rosine

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