Читать книгу De l'Influence des chemins de fer et de l'art de les tracer et de les construire - Marc Seguin - Страница 10
EXAMEN DE QUELQUES QUESTIONS PRÉLIMINAIRES I. — CONDITIONS QUE DOIT REMPLIR L’INGÉNIEUR CHARGÉ DE DIRIGER LA CONSTRUCTION D’UN CHEMIN DE FER
ОглавлениеL’art de tracer les chemins de fer est si nouveau encore, les règles, les expériences pratiques sur lesquelles il s’appuie sont encore si incertaines et sujettes à tant de variations, que celui qui veut en faire une étude sérieuse, loin d’avoir à recueillir des principes arrêtés d’après lesquels il se guidera, doit se créer une méthode complète à l’aide de ses observations personnelles. Pour l’exécution des autres travaux qui rentrent dans ses attributions, l’ingénieur est dirigé par un code de préceptes mathématiques, d’autant plus précis que l’objet en est plus simple, et que l’usage les a plus longuement éprouvés. Mais la multiplicité des connaissances nécessaires pour bien diriger la construction d’un chemin de fer, le petit nombre et le désaccord des essais antérieurs d’après lesquels on pourrait chercher à s’éclairer, en font, quant à présent, un art tout à fait exceptionnel. N’ayant aucun maître qui puisse le lui enseigner, l’ingénieur n’y peut suppléer que par ses recherches, ses méditations, ses expériences, ses voyages.
La tâche devient donc pour lui d’autant plus difficile et plus épineuse que l’application pratique de ses combinaisons s’éloigne plus du domaine des connaissances ordinaires; et, pour comble, il doit subir le jugement d’hommes versés tous dans quelque science spéciale, et dont chacun ne manquera pas de regarder la réussite du projet comme subordonnée exclusivement à ce qui se rattache à la branche qu’il cultive, faisant bon marché, du reste, de toute mesure qui y sera étrangère.
Le financier se tiendra pour certain que, la compagnie constituée, le capital réuni, la concession accordée, on peut regarder la question comme résolue, et que, quand au reste, il ne peut survenir ni obstacles, ni entraves, ni accidents.
L’ingénieur assimilera les travaux à exécuter à ceux qu’exige l’ouverture d’une route, sans tenir compte d’aucune différence de position ni de besoins.
L’homme d’affaires réduira la difficulté à l’application au profit d’une compagnie particulière, de la loi sur les expropriations pour cause d’utilité publique, et aux traités à faire avec les propriétaires.
Le mécanicien ne prendra en considération que la nécessité d’employer une multitude de machines nouvelles, inconnues, et dont il s’agit de rendre l’usage familier.
Le commissionnaire chargeur et le négociant regarderont tous les embarras comme concentrés dans l’organisation du service des transports, des messageries, des voyageurs, des recettes et dépenses, etc.
Enfin, en suivant un ordre décroissant, chaque employé verra la réussite de l’entreprise circonscrite dans la limite des fonctions qui lui sont confiées.
Or, toutes ces branches doivent concourir simultanément, et chacune pour sa part relative, à l’harmonie de l’ensemble; elles sont d’ailleurs reliées entre elles, mais par des conditions que des hommes spéciaux sont rarement capables d’apprécier. Il est donc de première nécessité que celui qui doit diriger l’ensemble des opérations ne soit étranger à aucune des parties qui y contribuent; il faut qu’il ait arrêté son système, et qu’il en ait régularisé la marche en faisant usage de tous les ressorts qu’il doit mettre en mouvement; il faut qu’il soit doué d’une grande fermeté, d’un grand courage; il faut enfin qu’il ait eu le soin de se placer à l’avance dans une position indépendante des hommes dont il dépense les capitaux. Cette dernière précaution est indispensable à sa tranquillité et à sa liberté d’agir. S’il néglige de la prendre, les circonstances les plus insignifiantes peuvent devenir pour lui la cause des plus graves contrariétés. Le refus d’un employé inepte, présenté par un protecteur qui se trouvera blessé ; un choix qui indisposera ceux qui n’en seront pas l’objet; des modifications soit dans les projets, soit dans l’emploi de quelques capitaux, commandées par des circonstances impérieuses; le changement de quelques fonctionnaires parmi ceux qui défendent les intérêts de la partie publique contradictoirement avec la compagnie, et mille autres cas imprévus se transformeront pour lui en sujets d’ennuis. Dès lors, non seulement son esprit désagréablement préoccupé perdra une partie de sa puissance, mais sa position même pourra s’en trouver sérieusement compromise. On le pressurera dans les limites d’une tutelle rigoureuse; des refus ou des exigences arbitraires paralyseront ses efforts; ses intentions seront méconnues; son talent sera révoqué en doute, jusqu’à ce qu’enfin il se trouve forcé de résigner le fruit de ses travaux et toutes ses espérances aux mains d’un successeur, et souvent de celui-là même dont les perfides manœuvres auront amené sa disgrâce.
An Angleterre, les exemples de telles tracasseries sont beaucoup moins fréquents qu’en France. L’esprit d’association y est mieux compris et plus mûr. Chacun sait qu’en s’engageant dans une opération qui peut rapporter de grands bénéfices, on doit accepter toutes les chances de non-succès qui peuvent se présenter. Lorsque des revers, des accidents, des circonstances malheureuses, viennent déjouer des combinaisons qui avaient été reconnues sages, renverser des espérances qu’on avait crues fondées, les compagnies les subissent ou s’efforcent d’y parer. Mais elles se gardent bien d’aggrayer le mal en chargeant leurs directeurs d’une injuste responsabilité et en se hâtant, sans de graves motifs, de les remplacer par d’autres dont elles auraient à payer sur nouveaux frais l’apprentissage.
Nous arriverons, sans nul doute, à donner à nos assocations ce caractère de gravité qui leur manque, et à détruire en nous cette versatilité puérile qui nous fait renverser aujourd’hui, par une panique irréfléchie, l’entreprise dont nous espérions hier les plus admirables résultats. Pour opérer cette réforme dans nos mœurs, aussi bien que pour asseoir, au bénéfice de l’avenir, les fondements d’un art qui est encore dans son enfance, il serait bien, je crois, que tous les hommes qui ont présidé à de grandes entreprises industrielles, et en particulier tous les ingénieurs qui ont dirigé l’établissement d’un chemin de fer, livrassent au public le fruit de leur expérience. C’est dans cette conviction que je me suis décidé à publier cet ouvrage, où je me bornerai à consigner les études que j’ai dû faire en créant le premier chemin de fer qui ait été livré en France au service du public.