Читать книгу De l'Influence des chemins de fer et de l'art de les tracer et de les construire - Marc Seguin - Страница 12
III. — DES CONCESSIONS
ОглавлениеPlusieurs modes ont été successivement adoptés jusqu’ici par le gouvernement, pour régler les concessions de travaux qu’il a faites en faveur des particuliers et des compagnies. Mais toujours la marche que l’on a suivie a donné naissance à mille contestations entre les intéressés directs ou indirects et ceux que leurs fonctions établissaient juges des prétentions de chacun. De tels débats et l’importance des intérêts qui les soulevaient firent comprendre l’urgente nécessité d’une bonne loi qui fixât clairement, et garantît à la fois les droits de l’Etat, ceux du public et ceux des concessionnaires. On s’en est occupé à plusieurs reprises; divers projets ont été présentés à la Chambre, qui les a discutés, modifiés, accueillis ou rejetés, sans que l’état des choses en ait été sensiblement amélioré. Ce que ces discussions ont rendu surtout évident, c’est que la matière n’est encore ni assez approfondie, ni assez connue, pour que l’on puisse espérer d’en trancher, par une loi bien complète, toutes les difficultés. La question est donc encore à résoudre. Mais elle s’éclaire de l’expérience de chaque jour, et l’on ne doit pas déplorer un ajournement qui permettra au gouvernement de s’entourer de tous les renseignements nécessaires pour prononcer avec sagesse et équité.
La première concession d’une entreprise d’utilité publique qui ait été accordée par le gouvernement à une société particulière est celle que j’obtins le 22 janvier 1824, relativement à la construction du pont de Tournon sur le Rhône. Loin de trouver, dans les ingénieurs du gouvernement, cet esprit d’opposition dont on les a si souvent accusés depuis, je reçus l’accueil le plus encourageant de tous les membres de ce corps avec lesquels je dus entrer en relations. Je pus même acquérir la certitude que leur plus grand désir était de prêter appui à tous ceux dont les efforts pouvaient être de quelque utilité aux progrès de leur art. M. le comte de Villèle, alors ministre des finances, M. Becquey, directeur général des ponts et chaussées, M. Legrand, alors secrétaire de la Commission des canaux, et M. Brisson, directeur de l’École des ponts et chaussées, m’accordèrent toujours la plus bienveillante protection. J’exposai à ces habiles administrateurs l’ensemble d’un système général de communications que, le premier, j’avais conçu, et que je voulais commencer à appliquer en France en construisant des ponts suspendus, et en établissant le chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon. Ils le comprirent rapidemment, et sentirent en même temps que pour entrer dans cette nouvelle voie, et pour y attirer les industriels et les capitalistes, il fallait faire aux premiers concessionnaires des conditions très larges. Ne voulant rien préjuger légèrement sur ce que l’expérience seule pouvait résoudre, ils remirent à des temps postérieurs à insérer aux cahiers des charges les conditions plus sévères dont l’urgence serait démontrée.
La difficulté n’a donc été ni résolue ni diminuée par eux; ils l’ont laissée subsister tout entière; elle l’est encore aujourd’hui.
Ce serait faire preuve de peu de sagacité que de prétendre la trancher en copiant des institutions étrangères, celles de l’Angleterre, par exemple. Il peut y avoir entre deux nations identité de besoins, mais cette identité n’existant d’ailleurs ni dans la législation, ni dans les mœurs, ni dans le caractère, il s’ensuit que l’on doit pourvoir à des besoins analogues chez l’une et chez l’autre par des moyens souvent très différents. L’esprit d’une nation telle que la France n’est pas si facile à changer que l’on puisse brusquement y implanter les coutumes de l’Angleterre. Ainsi, bien que, dans ce dernier pays, l’expérience semble avoir démontré les avantages de la concession directe, il n’en résulte pas rigoureusement que ce mode doive aussi prévaloir exclusivement chez nous. La concession directe laisse trop beau champ à l’intrigue, à la faveur, aux manoeuvres des coteries et des affections particulières. Il semble juste, au contraire, de ménager au vrai mérite toutes les chances possibles de se produire. Or, s’il faut qu’il se prône lui-même et qu’il sollicite, le vrai mérite sera presque constamment écarté, parce qu’il n’agira pas, ou agira mollement, et ne cherchera jamais à triompher par l’importunité. Mais si la concession est l’objet d’une concurrence légale, et qu’elle soit acquise à celui qui s’engagera à l’exploiter avec les plus grands avantages pour le gouvernement et pour le public, la lutte sera établie alors entre les systèmes et les moyens d’économie, et tous les talents pourront y concourir. On sait, du reste, que l’adoption de la concession directe a soulevé en France de vives réclamations. Plusieurs fois on a accusé l’administration d’en avoir abusé, soit pour éloigner des hommes dont on redoutait, en industrie, le pouvoir trop envahissant au gré de certains intérêts, soit pour favoriser des compagnies dont le but se bornait évidemment à réaliser des primes par la négociation des actions.
Je sais bien que l’adjudication publique a aussi ses inconvénients, et qu’à la manière dont elle se pratique, il n’est pas toujours possible d’en écarter les esprits aventuriers et enthousiastes, les théoriciens rêveurs, qui peuvent, en échouant dans leur tentative, discréditer à jamais une entreprise de la plus haute importance.
Entre ces deux extrêmes, il y aurait, je crois, un moyen terme qui obvierait à la fois aux difficultés opposées: ce serait de mettre en concurrence les divers auteurs de projets qui voudraient obtenir des adjudications de travaux publics. On exigerait d’eux préalablement qu’ils justifiassent des qualités nécessaires pour en discuter tous les points avec un comité d’hommes spéciaux, constitués à cet effet par l’administration. Ils seraient astreints, en outre, à représenter une compagnie financière, reconnue solvable, qui eût déposé un cautionnement, et qui eût contracté l’engagement garanti de mener à fin l’entreprise si elle lui était adjugée.
Mais ici une autre difficulté pourrait se présenter. Il existerait probablement, entre les divers projets, des dissemblances trop capitales pour qu’on pût les comparer les uns aux autres. Voici comment il me semble qu’on pourrait parer à cet inconvénient:
Le comité dont je viens de parler serait chargé de recevoir tous les projets concernant des travaux d’intérêt public, pourvu qu’ils fussent accompagnés de plans et de pièces suffisantes pour fournir la preuve des études sérieuses de leurs auteurs. Lorsqu’il serait arrivé aux bureaux du comité un certain nombre de projets relatifs à une même entreprise, et que d’après la position scientifique ou sociale des auteurs, aussi bien que par les considérations qu’ils auraient développées, le comité serait convaincu que l’intérêt public en réclame l’exécution, il en déciderait en principe la mise en adjudication. On dresserait alors le cahier des charges, et l’on ouvrirait le concours où serait admis tout projet dont l’auteur satisferait, quant à sa personne, aux exigences de la loi. Ces exigences pourraient aussi être réglées de manière à augmenter encore les garanties de capacité. Il pourrait être imposé, par exemple, à celui qui soumissionnerait, de justifier qu’il est élève de l’École polytechnique ou de toute autre qui serait désignée, ou qu’il a subi un examen analogue à celui auquel on soumet les aspirants aux brevets de docteur en droit ou en médecine.
Toutes ces formalités et ces précautions pourraient, il est vrai, entraîner chaque concurrent évincé dans des pertes plus ou moins grandes. Mais, en revanche, elles en réduiraient le nombre à ceux qui auraient le ferme désir et les moyens de réussir. Rien n’empêcherait, du reste, ainsi que cela s’est fait en d’autres circonstances, que l’on obligeât l’adjudicataire à remettre à ses concurrents une indemnité fixée d’après l’estimation approximative des dépenses qu’ils auraient faites pour étudier et édifier leur projet.
Il convient dans tous les cas que le concessionnaire ait toute facilité possible pour exécuter ses travaux, et qu’en sus de la latitude rigoureuse qu’il aura demandée, on lui laisse encore une latitude facultative, dont il disposera, au besoin, soit pour parer à un obstacle, à un accident, soit pour améliorer, s’il y a lieu, quelques-unes de ses dispositions. Les propriétaires anglais, si jaloux cependant de conserver tous leurs droits, nous donnent à ce sujet un bel exemple de tolérance, en souffrant l’application de l’ancienne loi qui autorise, chez eux, les compagnies, tant que dure la construction d’un chemin, à s’écarter du tracé primitif dans un espace de 200 yards (182 mètres). Il n’est personne ayant dirigé de grands travaux de cette nature qui ne reconnaisse que cette limite est le minimum indispensable, si l’on ne veut rendre l’exécution impossible. L’expérience prouve tous les jours que les plans arrêtés d’abord ne peuvent presque jamais être suivis sans rectifications, avec quelques soins, quelques études, quelque science qu’on les ait d’ailleurs combinés.
Enfin il me semble que des revisions de tarifs faites à de longs intervalles, et la faculté de rachat que se réserverait le gouvernement, pourraient dispenser de limiter la durée des concessions. Il ne pourrait y avoir en ceci que bénéfice pour l’État. En effet, en calculant la valeur de la concession au moment où la compagnie cessera d’en avoir la jouissance, et en la ramenant par l’escompte, au moment de la mise en possession, on s’assurera que la fixation d’une limite n’entraîne pas un préjudice appréciable. Et cependant, c’est une clause que les compagnies ont toujours soin de représenter comme très onéreuse, et qu’elles prétendent compenser en élevant leurs soumissions. Quelle que soit la modicité de la compensation qu’elles parviennent à obtenir, elle dépasse toujours de beaucoup les désavantages qu’elle est destinée à couvrir.
Il ne peut donc qu’être préjudiciable à l’intérêt général de grever le cahier des charges d’une telle condition, comme il le serait d’y insérer une clause établissant le droit de libre parcours ou toute autre sujétion gênante pour la compagnie, sans utilité pour le public.
En résumé, la base essentielle de tout système qui voudra favoriser le développement rapide de l’industrie, ce sera, je crois, de faire aux compagnies qui offriront toutes les garanties désirables, des conditions généreuses sous tous les rapports. A cet égard, la France possède un avantage sur l’Angleterre: elle a, dans le corps de ses ingénieurs, un moyen de surveillance continuelle, active et éclairée, et elle peut s’en reposer sur eux pour prévenir la mauvaise exécution. Il serait même à désirer qu’on les vît se mettre à la tête des entreprises particulières ou nationales. Le gouvernement pourrait alors les charger de grands travaux, dans des conditions analogues à celles où se trouvent les autres concessionnaires, et ces sortes de spéculations ne tarderaient pas à acquérir un crédit qui aurait la plus heureuse influence sur la prospérité de la France.