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IV. — CONSIDÉRATIONS SUR LES PROGRÈS PROBABLES DE L’ART DE CONSTRUIRE LES CHEMINS DE FER

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Table des matières

L’histoire des peuples nous montre l’esprit humain toujours inquiet, toujours agité, toujours ardent à perfectionner et à augmenter les moyens de puissance dont il dispose, ou à se créer de nouveaux besoins qu’il s’étudiera ensuite à satisfaire. Entraîné par un vague désir d’étendre ses jouissances, d’atteindre à un mieux indéfini qu’il se représente toujours devant lui, l’homme ne peut jamais être satisfait de ce qu’il possède. Quand nous savons le modérer, ce désir est salutaire et bienfaisant, il nous pousse vers le progrès; mais si nous ne le contenons dans de justes bornes, il nous précipite dans le découragement. Alors nous arrivons au dégoût de la vie, et nous le trouvons précisément dans un penchant que la nature a mis en nous pour nous attacher à l’existence, en déguisant, sous la grandeur du rôle social, la chétive importance de l’individu. C’est à ce besoin inné des jouissances que l’homme doit le développement de ses facultés et l’activité de son intelligence; c’est à ce besoin qu’il doit les grandes conceptions, les heureuses découvertes, qui se groupent sous un caractère spécial à chacune des grandes époques de la civilisation, qui gravent, dans les fastes de l’humanité, chacune des phases de la vie d’un peuple. La satiété conduit l’âme vulgaire au suicide; mais elle n’a pas, sur l’homme de génie, cette pernicieuse influence, ou plutôt l’homme de génie ne l’éprouve jamais. Lorsque dans les connaissances acquises, dans les faits accomplis, dans l’état présent des choses, il ne trouve plus un aliment qui suffise à sa noble avidité, alors il s’élance dans les régions de l’inconnu. Là, il interroge les possibilités, il s’attaque à de nouveaux problèmes. Et parfois par ses combinaisons profondes, par une courageuse persévérance, d’autres fois par un effort violent et subit de son esprit, il acquiert au monde une vérité de plus, une science nouvelle. Entre.celui qui succombe lâchement sous le poids d’un désir stérile, et celui qui, pour satisfaire ce désir, accomplit et lègue à l’humanité quelque grande et utile conception, la distance ne se mesure pas plus que celle qui sépare l’esprit de la matière.

Les diverses facultés de l’esprit humain ne se développent pas d’une manière régulière et continue; et l’on ne saurait déterminer à l’avance dans quel sens porteront les progrès. Il suffit de l’influence de quelques individus pour entraîner la masse dans une direction tout à fait imprévue. Qu’un sujet devienne, par une cause fortuite, le but des méditations et des recherches de quelques hommes d’une science ou d’un rang supérieurs; bientôt, poussés par cet esprit d’imitation qui forme la base de notre caractère, tous les autres talents viendront se grouper autour d’eux. Ces pentes diverses, que suivent isolément certaines portions de la société, déterminent chez les peuples un aspect, un état moral particulier, et influent d’une manière sensible sur les rapports de puissance et de fortune qui existent entre eux.

Il n’est pas toujours facile de démêler les causes qui réagissent ainsi sur le mouvement social. Pour que la masse entre en jeu, il faut que les esprits aient été lentement prédisposés, il faut qu’on leur ait jeté antérieurement quelques idées en rapport avec la direction nouvelle dans laquelle on veut les conduire. Mais l’impulsion donnée, le mouvement continue et gagne de vitesse; et souvent alors il devient impossible de le régler et de le contenir; et souvent la masse ébranlée dépasse le but et marche longtemps encore sans s’inquiéter du point où elle aboutira désormais. Ainsi, dans les révolutions politiques, le peuple, soulevé contre un pouvoir tyrannique, épuise le surperflu de sa force et les restes de sa colère contre les monuments des arts et de l’industrie; ainsi, la nation qui a pris les armes pour repousser l’ennemi de ses frontières passe de la défense à l’attaque, de la résistance au désir de la conquête.

Le siècle dernier vit naître, à là suite de l’immortel Newton, une foule d’hommes qui, doués d’un moindre génie, ont contribué cependant à illustrer cette époque si remarquable par les découvertes qui ont enrichi les sciences, et surtout l’astronomie physique. Mais, après avoir créé l’art de calculer les circonstances des phénomènes naturels dont ils avaient surpris le secret, ils ne purent qu’effleurer la matière. Ils la léguèrent en cet éta à leurs successeurs, qui appliquèrent toute leur intelligence à en pénétrer les profondeurs. Enfin, cette science nous est arrivée dépouillée de ses mystères, et épuisée par les grands mathématiciens auxquels nous touchons; ils ne nous ont transmis qu’un champ défriché.

Ces recherches, où pendant deux siècles s’était concentrée toute l’ardeur des esprits, étaient pour nous choses acquises. Les intelligences manquaient d’aliment; il leur fallait un but. Elles se le sont proposé dans la résolution de toutes les questions qui se rattachent aux besoins les plus simples et les plus usuels de la société. Mais les penseurs se sont jetés dans la science spéculative; ils ont fait des livres remplis d’abstractions, et ont négligé de descendre dans l’étude matérielle des faits, dont la connaissance seule peut éclairer la pratique. Les praticiens trouvaient leurs ouvrages ou trop au-dessus de leur portée, ou trop philosophiquement savants pour qu’ils crussent devoir les consulter. Ils s’accoutumèrent dès lors à regarder la théorie comme inutile, souvent même comme en contradiction avec la pratique. Cet état de guerre, qui s’est manifesté en France au moment où les idées industrielles commençaient à s’y répandre et à s’y populariser, a singulièrement retardé les développements de l’industrie. Les capitalistes entreprenants, qui entrevoyaient dans d’utiles spéculations un moyen d’augmenter leur fortune, comprenant que le concours de la théorie et de la pratique était indispensable à la réussite de leurs projets, s’efforçaient de concilier ces deux sciences qui doivent toujours s’éclairer l’une par l’autre. Mais leurs efforts furent rarement heureux et plusieurs fois de grandes déceptions répondirent à de chimériques espérances.

Le temps et l’expérience ont commencé à modifier un tel état de choses. L’Angleterre nous avait donné l’exemple en se bornant à enrichir son industrie de tous les essais, de toutes les découvertes pratiques sorties des ateliers de ses artisans; cette méthode fut adoptée en France; alors de grands succès furent obtenus. Aujourd’hui l’impulsion s’est communiquée dans tout le monde civilisé, et l’industrie suit à grands pas une marche ascendante, dont il n’est donné à personne de prévoir la durée et l’issue,

Les chemins de fer ont été l’une des œuvres les plus étonnantes de notre époque. On a peine encore à se familiariser avec cette incroyable vitesse, qui entraîne les voyageurs sans leur laisser le temps de se rendre compte de l’espace qu’ils parcourent. Ce qui n’est pas moins surprenant, peut-être, c’est l’audacieuse témérité des premiers qui se sont confiés à ces terribles moteurs. Mais l’influence de l’exemple est miraculeuse; ce qu’aucun homme isolé n’oserait faire, dix simultanément vont le tenter. Chaque voiture renfermait un certain nombre de compagnons qui se donnaient mutuellement du courage, et ils oubliaient que le moindre dérangement de ces puissantes machines serait pour tous le signal d’une mort terrible et presque inévitable.

La réalisation de ces merveilles de l’industrie et cette espèce de contagion, heureuse du reste, qui gagnait toutes les classes, remuait toutes les imaginations, et faisait travailler toutes les têtes, éveillèrent dans un autre ordre une activité non moins grande. Tous ceux que dévoraient la soif des richesses, alléchés par quelques exemples séduisants, par quelques fortunes rapidemment amassées, se persuadèrent que le moment était venu d’arriver à leur but, et qu’à tout prix il fallait saisir l’occasion. Dans tout ce qui s’accomplissait chaque jour sous leurs yeux, leur esprit vagabond ne vit que des événements précurseurs d’autres événements plus étonnants encore, qu’ils se sont crus chargés de faire éclore. Ils proclamaient comme des miracles nouveaux les conceptions les plus creuses; ils écrasaient l’industrie naissante sous une multitude de projets qui se faisaient remarquer par des combinaisons irréfléchies, ou par des idées extravagantes, quand ils n’accusaient pas l’improbité et la mauvaise foi.

Il semble que, ballotté de déceptions en déceptions par des spéculateurs au moins imprudents, le public aurait dû faire rapidement son éducation industrielle, et s’instruire à discerner, dans ce chaos du bien et du mal, les hommes et les projets qui méritaient sa confiance. Malheureusement ce n’est pas ainsi que procède l’intelligence humaine, et l’expérience ne nous apprend que trop combien les fautes de ceux qui nous ont précédés ou de ceux qui nous entourent sont pour nous d’inutiles leçons. L’esprit, toujours charmé par ce qui lui semble merveilleux, et naturellement peu porté à réfléchir, aime mieux se laisser éblouir par des résultats qui le séduisent que de se fatiguer à l’examen circonspect et détaillé d’un projet. Cette tâche d’ailleurs nécessite souvent l’étude de sciences qui nous sont étrangères, la connaissance approfondie de choses que nous possédons superficiellement, des recherches pénibles, des calculs compliqués. On recule devant d’aussi dures conditions; on édifie en masse et d’un seul coup, sans s’arrêter aux détails; on veut jouir vite, sans peine, sans travail. On tire de la fécondité de son imagination la solution improvisée des problèmes les plus ardus, et l’on regarde en pitié ces esprits lents et lourds qui n’échafaudent que timidement un système sur plusieurs années de labeur et d’expériences. Si on ne leur refuse pas la profondeur et un certain mérite, du moins fait-on bien peu de cas de leur prudence méticuleuse, comparée aux traits de lumière que l’on croit voir à chaque instant jaillir de son cerveau.

C’est se faire d’étranges illusions. L’homme, faible quand il est isolé, a besoin, pour produire, du secours du temps et de l’aide de ses semblables. Souvent telle découverte, consignée sous quelques mots dans les pages de l’histoire, a pris naissance et s’est mûrie lentement, à travers des discussions et des contradictions dont la durée nous paraîtrait inexplicable. Et cependant nous entendons proclamer chaque jour de prétendues innovations, dont chacune est, dit-on, destinée à changer notre état social. Mais en voyant presque toutes ces brillantes promesses aboutir aux plus complets avortements, en voyant les déceptions succéder aux déceptions, on se prend à déplorer l’aveuglement qui précipite dans de fausses voies des hommes doués d’une certaine aptitude. Ces hommes bien dirigés, appliquant leur intelligence à remplir des carrières plus en rapport avec leurs talents réels, auraient pu, du moins, répondre à quelqu’un des besoins de la société ; leur rôle aurait été plus modeste, mais aussi moins inutile et peut-être moins pernicieux.

Si les grandes découvertes répondent rarement à un besoin social reconnu et analysé d’avance, il n’en est pas de même du perfectionnement des choses existantes, qui est presque toujours l’objet d’efforts directs et soutenus. Les hommes de talent qui y dévouent leur temps, leurs travaux, leurs réflexions, leurs recherches, s’acquièrent ainsi des droits incontestables à la reconnaissance publique. Souvent, il est vrai, pendant qu’ils poursuivent leur but avec une généreuse persévérance, leur pays, leurs contemporains, les ignorent; mais quand ils parviennent à réaliser quelque amélioration réelle, ils s’assurent une gloire durable. L’avenir conservera et vénérera leur nom, tandis qu’il n’y a, même dès le présent, que mépris pour tous ces prétendus faiseurs de prodiges qui réussissent un jour à duper la crédulité publique.

Il ne faut pas se dissimuler, toutefois, que cette manie des inventions, ces efforts, quelque vagues et décevants qu’ils soient, cette tendance ostensible des esprits remuants, influent sur la disposition de la masse, et lui impriment un mouvement favorable au progrès des idées et des choses. Les hommes sagement observateurs recueillent je dirais presque le résumé, la substance de toutes ces aventureuses tentatives; ils assemblent les faits, les coordonnent les comparent; ils choisissent dans le nombre ceux qui peuvent aider à l’accomplissement de leurs propres desseins. En les classant ainsi, en les dépouillant de ce qu’y ont ajouté l’enthousiasme ou le charlatanisme, ils parviennent presque toujours à leur assigner un certain degré d’utilité applicable aux progrès de la science et de l’industrie. Un tel résultat est loin de répondre aux extravagantes promesses des prétendus inventeurs; mais l’honneur ne leur est pas même attribué, et ils auraient d’ailleurs trop d’ambition et trop peu de jugement pour accepter un tel lot.

Ce dévergondage des idées exerce parfois aussi une action directe dans un sens plus heureux et plus fécond. Il contribue à agrandir le champ des méditations de certains hommes dont le regard n’eût point osé interroger des problèmes trop hasardeux. Car il est de ces esprits prudents et positifs qui, acceptant pour limites à leur puissance la combinaison des éléments acquis à la science, se font une loi de ne rien tenter au delà. Mais quand on leur a brisé la barrière, quand on les a jetés sur un plus vaste terrain, ils donnent alors carrière à toute leur imagination, et il est rare qu’ils ne parviennent pas à recueillir quelque heureuse moisson.

Dès qu’on eut entrevu quels merveilleux résultats on pouvait obtenir des chemins de fer, ce fut une admiration, un enthousiasme général. Tous les hommes spéciaux, entraînés dans cet élan, rivalisaient de zèle; chacun voulait s’attirer une part de la reconnaissance publique; et l’on travaillait à corriger les défauts, à perfectionner les moyens d’exécution, à substituer aux instruments usités d’autres instruments exempts des vices que l’on reconnaissait dans les premiers. La réunion de tant d’efforts a amené de précieuses réformes; mais tout n’est pas fait encore, et l’on ne saurait mettre trop de persistance dans les recherches.

Les chemins de fer ont subi la loi commune à tout ce qu’enfante le génie des hommes: ils ne sont pas nés à l’état parfait. Ce sont, pour ainsi dire, des machines complexes dont l’harmonie d’ensemble est subordonnée à la perfection relative de chacune des parties, et cette harmonie est encore fort incomplète. Mais, comme il en fut de même de toutes les créations des arts industriels; comme les établissements où l’on travaille le fer, les filatures de coton et cent autres branches ont subi en peu d’années des modications inattendues, incroyables; comme les machines même qui fonctionnent sur les rails, ont eu aussi une enfance, et ont été admirées comme idée, avant d’être admirées pour la puissance et la facilité de leur jeu, il serait insensé de ne pas espérer des chemins de fer, pour l’avenir, des avantages beaucoup plus grands encore que ceux que l’on obtient aujourd’hui.

La question première et capitale qu’ait à résoudre l’ingénieur chargé de tracer un chemin de fer, c’est de déterminer dans quelle proportion la dépense devra être limitée, pour assurer à la compagnie, sous le rapport financier, les plus grands bénéfices possibles. Pour cela, il lui importe surtout de supputer exactement quelles seront la quantité et la nature des matières transportées. Plus cette quantité sera considérable, plus le tracé devra être parfait, plus le chemin devra être facile à pratiquer. Dans ce cas, un surcroît de dépense, pour l’établissement, ne tournera qu’à l’économie dans l’exploitation. En effet, sur une voie commode et solidement établie, les frais journaliers seront moindres, et le mouvement pourra être plus considérable; il faudra donc tout combiner de telle sorte que la diminution des frais de traction et l’excédent des recettes pour le transport compensent ou dépassent l’intérêt de la somme dépensée en excédent pour obtenir un chemin de fer plus parfait. Le problème est beaucoup plus compliqué lorsque le chemin de fer doit transporter concurremment les marchandises et les voyageurs. Alors il faut faire entrer dans les calculs la possibilité d’augmentation du nombre des voyageurs, si le service s’exécute avec rapidité et sécurité. D’un autre côté, si la masse des transports de toute nature est déterminée par des conditions positives et invariables, et qu’il n’y ait nulle probabilité que l’exécution plus ou moins bonne du service puisse amener quelque notable différence dans les recettes, il devient évident qu’il faudra sacrifier la perfection à l’économie. Dès lors il faudra restreindre la dépense de manière à obtenir encore le résultat final le plus avantageux, ce qui peut en thèse générale se formuler ainsi: Que l’intérêt de la somme employée à établir, ajouté aux dépenses d’exploitation, d’entretien et de renouvellement du matériel, composent le moindre total possible, relativement à tous les avantages réunis sur lesquels on est en droit de compter dans le cas particulier.

L’exécution des grandes lignes, confiée exclusivement à des compagnies, présentera de graves inconvénients. Il se rencontrera souvent, dans le cours des travaux, des circonstances que l’État aurait prises en considération, parce qu’il a un intérêt égal à féconder toutes les sources de prospérités, mais auxquelles les compagnies n’auront aucun égard, parce qu’en faisant sur ce point le sacrifice de leur intérêt, elles n’auraient aucune compensation à attendre. Cet intérêt, du reste, parce qu’il est individuel, sera nécessairement et toujours en contradiction avec la véritable économie politique, qui comprend dans sa sollicitude l’accord de tous les intérêts divergents. Si nos législateurs avaient ainsi envisagé la question; s’ils s’étaient représenté, en outre, combien il importe à notre industrie que l’on exécute promptement et avec toute la perfection possible le système complet de chemins de fer que notre pays réclame depuis si longtemps déjà ; s’ils avaient considéré combien les compagnies éprouveront d’embarras, de difficultés à organiser de grandes administrations, peut-être auraient-ils modifié leur décision. Ils n’auraient pas jugé que les justes motifs qui leur faisaient accepter les offres des compagnies dussent leur faire repousser toutes celles du gouvernement. Ils auraient reconnu, au contraire, que pour le bien général, il convenait de laisser faire simultanément un double essai, afin de décider plus tard, en connaissance de cause, à qui il conviendrait d’accorder la préférence.

La valeur des chemins de fer, comme placement de capitaux, est encore trop incertaine pour que l’on sache si les compagnies auront toujours à se féliciter du triomphe qu’elles ont remporté devant les Chambres. L’exemple du chemin de Manchester à Liverpool, le seul que l’on puisse citer, et sur lequel ont été basés jusqu’ici tous les calculs, n’est pas de nature à ne laisser aucun doute. Il est vrai que pendant huit années le succès a paru constaté ; que les dividendes régulièrement distribués ont maintenu les actions à un cours élevé ; il est vrai que des comptes rendus, des rapports détaillés et lumineux, qui exposaient la situation prospère de l’entreprise, ont été répandus dans tout le monde civilisé, attentif à cette intéressante épreuve. Mais nous ne connaissons pas encore le dernier mot de cette affaire. Les comptes ne sont point d’une anthenticité inattaquable. On les a, au contraire, expliqués de manière à éveiller quelques soupçons sur la réalité du chiffre net des bénéfices; on a cru reconnaître que ces bénéfices avaient été pris sur les emprunts considérables dont la compagnie s’est grevée. Et ces emprunts eux-mêmes semblent accuser un malaise, puisqu’ils tendent indéfiniment à enfler le capital, sans qu’ils aient produit encore d’augmentation bien sensible dans la valeur du chemin, et sans que l’on puisse indiquer une époque à laquelle on pourra n’y plus avoir recours.

Au reste, aucune parcimonie n’a ralenti le perfectionnement de ce chemin. Loin de là, toute innovation que l’on jugeait heureuse y était appliquée sur-le-champ, sauf à être bientôt elle-même remplacée par quelque nouvelle modification. Les systèmes, dont le dernier était toujours le meilleur, se succédant rapidement, on comprend combien il devenait dispendieux d’exécuter ainsi changements sur changements, et combien ces frais, toujours destinés à réparer des fautes par des mesures que le lendemain on regardait à leur tour comme incomplètes, ont pu compromettre l’avenir de l’entreprise. L’administration se serait peut-être montrée plus prudente si, au lieu de distribuer des dividendes à ses actionnaires, elle en eût employé le montant, en tout ou en partie, à augmenter ou à améliorer son matériel et sa ligne. L’affaire, il est vrai, n’aurait pas joui d’un aussi grand crédit, les actionnaires en auraient usé avec plus de réserve, mais il serait possible que leurs intérêts ne s’en fussent pas plus mal trouvés.

La compagnie du chemin de fer de Darlington à Stokton a mis plus de circonspection à adopter les innovations dont elle reconnaissait aussi la nécessité ; son crédit s’en est élevé plus lentement, peut-être, mais il est plus solide; et, en réalité, cette entreprise me paraît en voie de succès mieux constatée que toutes celles de même genre que l’on a faites jusqu’ici.

La compagnie du chemin de Saint-Étienne à Lyon, adoptant une marche mixte entre celles des deux compagnies précédentes, a résolu de s’en tenir à un premier emprunt, et d’employer le produit de ses recettes à faire les changements qu’elle croirait utiles. Elle a maintenu cette décision, au risque de voir son crédit s’altérer, et le cours de ses actions tomber au-dessous de leur valeur nominale. L’expérience apprendra laquelle de ces trois entreprises a le mieux calculé ses moyens de prospérité.

Le système général des machines qui ont la vapenr pour principe de leur mouvement, et, par conséquent, des machines locomotives, est sur le point de subir une révolution. Chaque jour les bases sur lesquelles s’édifie le nouveau système sont mieux étudiées et acquièrent plus de consistance. Depuis plusieurs années on a remarqué que du calorique employé à réduire l’eau en vapeur et à en élever la température, une faible partie seulement s’utilisait pour la production de la force que ces machines dépensent au service de l’industrie. Quelques essais en grand ont déjà confirmé les savantes théories par lesquelles on a été conduit à ces observations.

Pour donner une idée du principe sur lequel reposera le nouveau genre de machines, je ferai remarquer que les machines à feu étant mises en jeu par de l’eau transformée en vapeur, que l’on est obligé de rejeter continuellement dans l’air, ou de condenser avec de l’eau froide après s’en être servi, il y a dépense inutile de chaleur. Comme l’expérience a démontré que la quantité de calorique nécessaire pour élever un gaz quelconque d’un certain nombre de degrés est inférieure dans un grand rapport à ce qu’il en faut pour amener de l’eau à l’état de vapeur, et élever cette vapeur au même degré de tension et de température, on en a conclu avec raison que si, pour les mêmes usages, on pouvait substituer un gaz permanent à la vapeur d’eau, on obtiendrait une économie considérable.

C’est un inépuisable sujet d’admiration que de voir l’industrie et les ressources de toute nature se développer dans un rapport constamment égal avec l’accroissement progressif de nos besoins; que de voir des découvertes nouvelles venir toujours, au moment opportun, combler les lacunes qui semblaient devoir ralentir la marche de la civilisation. Ainsi l’art de produire le fer par la houille fut trouvé lorsque déjà on se demandait avec inquiétude combien de temps encore les forêts pourraient suffire à une si énorme consommation. Et si nous supputons aujourd’hui combien de siècles il faudra pour épuiser tout ce que les houillères peuvent fournir de combustible, le géologue nous répond qu’à peu de distance de la surface du sol, se trouve un foyer inépuisable de chaleur, dont il ne désespère pas de nous livrer un jour la libre et complète jouissance.

En ce qui concerne les chemins de fer, il n’est pas hors de raison de présumer qu’une augmentation considérable de voyageurs et de marchandises, étant tour à tour effet et cause de leur perfectionnement graduel, ils en arriveront, par une suite de réformes opérées sur toutes leurs parties, à un état dont les constructions actuelles ne permettent pas même de concevoir l’idée. L’invention des chemins de fer a été suivie de l’invention ou de la mise en œuvre de moyens mécaniques, et même de plusieurs arts nouveaux destinés à leur prêter secours. Ces ressources, dont on ne tire encore qu’un parti plus ou moins limité, subiront sans aucun doute, avec le temps, de précieuses modifications. Il est fort possible, par exemple, que l’on en arrive à extraire et à déplacer, très facilement et à très peu de frais, de grandes masses de terres ou de roches; que l’on parvienne à établir des voies qui, offrant une grande élasticité, atténuent les secousses que les wagons et les machines éprouvent dans leur course, et réduisent considérablement la détérioration des roues et des rails, et la possibilité des accidents.

Ces problèmes résolus, on pourra alors percer les montagnes, combler les vallées; redresser le cours des fleuves, tout en creusant leur lit et en augmentant leur tirant d’eau; tracer de longues lignes droites ou des courbes d’un immense rayon, en les maintenant sous un niveau constant. Il sera facile encore de donner à la voie d’un chemin de fer telle largeur que l’on voudra, et d’y effectuer les transports avec une vitesse, une facilité et une économie aussi supérieures à ce que l’on obtient aujourd’hui que les moyens dont nous nous servons maintenant sont supérieurs à ceux que l’on employait il y a un siècle.

Mais, pour déterminer l’accomplissement rapide de ces perfectionnements sur lesquels nous ne pouvons émettre que de timides prévisions, il est nécessaire qu’une judicieuse sollicitude et une protection éclairée encouragent les efforts; il faut qu’une législation bienveillante s’attache à favoriser toute innovation basée sur une série de faits incontestables, et appuyée sur une théorie reposant sur les principes certains de la science.

Que les gouvernements acceptent cette noble tâche, et ils trouveront leur juste récompense dans la prospérité des peuples. Qu’ils ne craignent pas d’accorder quelques faveurs aux compagnies naissantes, de tendre une main secourable à celles qui souffrent. Ces secours administrés à propos et avec discernement rendront au centuple ce qu’ils auront coûté.

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