Читать книгу De l'Influence des chemins de fer et de l'art de les tracer et de les construire - Marc Seguin - Страница 13
IV. — DE L’EXPROPRIATION
ОглавлениеL’acquisition des propriétés, soit de gré à gré, soit par voie d’expropriation, est le premier et souvent le plus important de tous les actes qu’ait à accomplir le chef d’une grande entreprise. Depuis que les compagnies particulières ont été admises par le gouvernement à exécuter des travaux d’utilité publique, leur situation vis-à-vis des intérêts privés a pris un déplorable caractère. Les propriétaires auxquels elles demandent la cession de leurs terrains se font en général un mérite de toutes les spoliations qu’ils peuvent exercer contre elles. Excités par un étroit sentiment de jalousie, ou plus souvent par le désir de profiter de la nécessité où elles se trouvent, ils ne se font aucun scrupule de les rançonner de la manière la plus exorbitante. Cette disposition hostile, qui s’est répandue dans toutes les classes de la société, force les compagnies à payer leurs acquisitions à un prix qui dépasse tout ce que l’on pourrait imaginer. C’est une des principales causes des mécomptes dans lesquels elles sont tombées, pour la plupart, en supputant le chiffre probable de leurs dépenses.
Ainsi, lorsqu’en 1825 je formai un premier aperçu des dépenses du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, M. Brisson, alors directeur de l’École des ponts et chaussées, n’ayant pas plus que moi l’idée des sujétions que l’adoption des grandes courbes imposerait au tracé, pensa que, sur 60000 mètres, la ligne occuperait environ 60 hectares de terrain. Ces 60 hectares représentaient une valeur réelle qui n’atteignait pas 120000 francs, mais il m’engagea, pour être certain que mon estimation ne serait pas dépassée, à y affecter une somme de 600000 francs, c’est-à-dire le double de ce qu’il en aurait coûté à l’État en pareille circonstance. Cependant, comme c’était là surtout que l’estimation de mon devis pouvait manquer de certitude, je jugeai prudent de doubler encore cette somme, et je la portai a 1 200 000 francs. Malgré cette lattitude qui me semblait exagérée de beaucoup, mes prévisions restèrent tellement au-dessous de la réalité, qu’au 31 décembre 1835, la dépense effectuée s’élevait déjà à 3 633 300 francs.
Pour donner une idée de la position dans laquelle je me trouvais alors, et des difficultés que l’on me suscitait, il me suffira de citer ce passage d’un rapport que je fis le 20 octobre 1829: «Tout ce que vous pourriez immaginer, Messieurs, de l’exigence des propriétaires et des communes, resterait au-dessous de la vérité. Un funeste préjugé, universellement répandu dans toute la contrée où s’exécutent nos travaux, laisse croire aujourd’hui que toutes les fois qu’il existe une contestation entre un particulier et une compagnie, les intérêts de cette dernière doivent être impitoyablement sacrifiés. Cette opinion, dont il est impossible aux experts, même à ceux nommés par nous, de s’affranchir, rend absolument nul le vœu de la loi, qui, en exigeant, dans certains cas, des particuliers, la cession de leurs propriétés, a voulu que la masse dont ils font partie retrouvât dans d’autres avantages la juste indemnité de ce sacrifice. Mais, loin d’être un sacrifice, cette nécessité devient presque toujours pour eux un moyen d’assouvir leur aveugle cupidité.»
A cette époque, toutes les compagnies anonymes qui s’étaient formées dans les environs de Saint-Étienne étaient en liquidation ou dans un état de souffrance qui en faisait présager la ruine. L’opinion générale, activement influencée par la riche et puissante compagnie du canal de Givors, s’accordait à regarder le projet d’exécuter un chemin de fer entre Saint-Étienne et Lyon comme une entreprise insensée, qui n’aurait d’autre résultat que l’absorption d’un gros capital dans des travaux qui n’arriveraient jamais à fin . Chaque propriétaire à qui l’on demandait la cession de son terrain se regardait comme l’objet d’une vexation sans but et sans utilité pour personne; il croyait donc rendre un service aussi grand aux autres qu’à lui-même en faisant tous ses efforts pour attirer à lui une partie du fonds social de la compagnie, afin de l’épuiser le plus promptement possible. Les prétentions n’avaient plus de bornes, les motifs les plus ridicules paraissaient suffisants pour les autoriser. L’individu auquel on prenait un coin de cave, afin d’exécuter un percement sous l’un des angles de sa maison, en était venu à ne plus rougir de demander sérieusement une indemnité de 300000 francs, c’est-à-dire de plusieurs fois la valeur de l’immeuble tout entier. Un autre faisait valoir la dépréciation que la nouvelle voie causerait à ses propriétés, situées à une distance quelconque, dans le voisinage de l’ancienne. D’autres élevaient en toute hâte des simulacres de constructions dans les lieux désignés pour le passage de la ligne. Enfin, la grave compagnie du canal de Givors portait devant les tribunaux une demande en indemnité du tort probable que lui causerait la concurrence élevée à ses côtés.
On comprend que des juges équitables, circonvenus par une opinion si prononcée, si générale, harcelés par tant d’intérêts divers ligués dans un même but, ont pu, sans se l’avouer à eux-mêmes, devenir injustes envers la compagnie qui n’avait pour elle qu’un droit si universellement attaqué. Dans un grand nombre de. circonstances, des hommes choisis par nous et dont nous honorons toujours la droiture et le caractère, se sont laissé entraîner, sous le plus léger prétexte, à estimer des objets au décuple de leur valeur évidente, palpable. Et ces décisions n’ont pas été d’un médiocre secours aux hommes d’affaires, lorsqu’ils soutenaient devant les juges d’inqualifiables prétentions.
Et au milieu de tant d’entraves et de périls, cette compagnie, qui consacrait un capital énorme à résoudre une grande quesquestion d’économie industrielle, n’obtint du gouvernement qu’un refus formel à toutes les demandes de secours qu’elle lui adressa. Aussi, personne ne mettait en doute, qu’abandonnée ainsi par tout le monde, elle ne fût destinée à s’abîmer dans une éclatante catastrophe. En vain elle sollicita tour à tour la remise des droits d’enregistrement ou des droits de procédure; une légère augmentation de son tarif à la descente; la remise, au moins temporairement, du droit du dixième sur le prix des places des voyageurs, faveur que l’on a depuis regardée comme devant être accordée de droit: tout lui fut obstinément refusé. Elle exposa les circonstances désastreuses dans lesquelles elle s’était trouvée, et que nulle raison humaine ne devait ni ne pouvait prévoir; mais on se borna à lui répondre qu’il valait mieux laisser périr une compagnie que de porter la plus légère atteinte à l’un des principes dont l’oubli avait occasionné une révolution.
Cependant, si, dans le cas spécial, le gouvernement laissait une compagnie sous le coup d’une chute imminente, son attention n’en fut pas moins attirée sur l’insuffisance de la législation à laquelle était dû un si grand malaise. Il chercha, par une nouvelle loi sur l’expropriation, qui devait réformer celles du 16 septembre 1807 et du 8 mars 1810, à offrir aux compagnies des garanties plus efficaces. Mais la loi du 7 juillet 1833 ne pèche-t-elle pas elle même sous d’autres rapports, et n’a-t-on pas eu tort de la calquer sur les usages d’Angleterre?
Les tribunaux qui avaient pu errer dans l’application d’une loi nouvelle, dans des circonstances qui ne leur étaient pas encore familières, s’étaient pénétrés enfin de la position des parties. Les indemnités qu’ils allouaient, larges à la vérité, étaient cependant fixées avec discernement, et d’une manière assez régulière pour permettre d’estimer d’avance, avec quelque certitude, cette partie des déboursés. Les compagnies avaient pu même, par les derniers arrêts de la cour royale de Lyon, rester convaincues que désormais leurs intérêts seraient traités sur le même pied que ceux des autres citoyens. Une seule chose restait à désirer, et elle était urgente: l’article de la loi qui exigeait que l’indemnité fût accordée et fixée préalablement à l’occupation du terrain, laissait les compagnies complètement à la discrétion des propriétaires; il fallait le réformer; rien n’empêchait, du reste, qu’on ne le calquât sur la loi anglaise. Si l’on s’en était tenu à cette modification indispensable, mais suffisante, on n’aurait pas rendu nécessaire un nouvel apprentissage qui pourra être encore très funeste à la situation des compagnies.
On se tromperait en supposant que l’affaire importante pour les compagnies, dans une loi sur les expropriations, est l’abaissement du chiffre des indemnités. Ce qu’elles demandent surtout, c’est que la fixation de ce chiffre soit réglée d’après des conditions assez arrêtées, assez positives, pour que l’on puisse d’avance le calculer approximativement, et le faire entrer dans les prévisions de dépenses sans avoir à craindre d’erreur trop considérable.
Quand un propriétaire est dérangé dans des habitudes dont il s’est fait un besoin, quand il est dépossédé brusquement d’un bien que depuis longues années il accommodait avec soin à ses goûts et à ses projets, il est de toute justice qu’il en reçoive non seulement le prix absolu, mais encore une compensation raisonnable. Ainsi, je n’ai point été surpris de voir allouer au propriétaire d’une maison qui fut traversée par le percement de la Mulatière, à Lyon, la somme de 30000 francs à titre d’indemnité pour le dérangement apporté dans ses habitudes; c’était, au reste, justement le dixième de ce qu’il avait demandé. Quant aux compagnies, elles ont d’autant moins de raison de protester contre ce principe, que toutes les conséquences, en ce qui les concerne, se bornent à une avance de fonds plus ou moins considérable; et que, puisqu’en dernière analyse c’est le public qui est substitué à la jouissance des droits du propriétaire, ce sera lui encore qui payera.
Je crains bien que la nouvelle loi, qui fait résoudre par un jury toutes les contestations pour indemnités, ne réalise pas tous les avantages que l’on s’en est promis. Que l’on en réfère au jury pour prononcer sur la vie d’un homme, c’est offrir à la société, comme à l’individu, une garantie de justice. Placé entre l’accusé et la loi, le juré ne subit l’influence d’aucune considération humaine. Il s’isole au dedans de lui-même, et sa conscience seule lui dictera l’arrêt qu’il répétera. Quand il remplit de si nobles fonctions, l’homme doit grandir à la hauteur de sa tâche; et pourtant, on sait avec quelle nonchalance, avec quelle légèreté il s’en acquitte trop souvent! Espère-t-on qu’il mettra plus de zèle et autant d’impartialité lorsqu’on réduira son rôle à celui d’arbitre entre des prétentions contradictoires? Pense-t-on que des citoyens dérangés de leurs affaires pour vider les contestations d’une compagnie à laquelle ils ne prendront nul intérêt, y apporteront toutes les dispositions convenables? Croit-on qu’ils seront, moins que les juges, susceptibles de se laisser influencer? que, placés entre des prétentions hostiles, ils seront, moins que les juges, dominés par des affections, des antipathies, des préjugés, des considérations, et par toutes ces impressions qui nous maîtrisent souvent en dépit du droit et de la justice? Quelle supériorité enfin leur accorde-t-on sur les juges que l’habitude protège contre la partialité, et qui, d’ailleurs, sont toujours là, établis en permanence, et prêts à décider sur-le-champ dans les cas d’urgence?
En outre, il est des questions, celles de compétence, par exemple, que le jury n’a pas le pouvoir de trancher, et qui pourront à chaque instant entraver la marche des affaires, promèneront les parties d’une juridiction devant une autre, et conserveront, en définitive, aux tribunaux les contestations qu’on aurait voulu en éloigner.
L’irritation excitée par les premières concessions accordées à des particuliers s’affaiblit de jour en jour; les difficultés si opiniâtres que l’on a rencontrées pour faire accepter ce mode d’occupation s’aplanissent graduellement. L’importance majeure des travaux exécutés aujourd’hui par les compagnies ne tardera pas à faire assimiler leur droit d’exproprier à celui qu’exerce l’État dans des circonstances analogues. Tout permettait donc d’espérer que bientôt l’état des choses aurait été assez régularisé pour que les prévisions sur le coût des indemnités eussent pu acquérir un degré suffisant de certitude.
La France se trouve à cet égard dans une position bien plus favorable que celle de l’Angleterre. Les propriétés, qui sont chez nous disséminées entre toutes les classes, changent très souvent de maîtres, et ne peuvent plus d’ailleurs, d’après nos lois, recomposer ces fiefs ou apanages que les familles tenaient à honneur de conserver perpétuellement intacts. Chaque jour, s’efface de nos mœurs ce respect pour l’inaliénabilité des héritages, qui est encore dans toute sa vigueur dans les mœurs anglaises. Plus un peuple fait de progrès vers l’égalité légale et vers l’abolition des privilèges, plus il s’accoutume à admettre l’argent comme l’équivalent, comme le représentant des jouissances. En France, cette manière de voir est aujourd’hui devenue générale. Il n’est aucun dommage dans les possessions territoriales qu’on ne regarde comme pleinement compensé par une généreuse indemnité pécuniaire. Depuis le régime de fer de l’Empire, chacun s’est soumis à accepter comme modification essentielle du droit de jouissance le droit du gouvernement de disposer de toute propriété pour cause d’intérêt public. Une simple notification d’urgence entraîne la nécessité de la cession. C’est une conséquence directe du principe de la prééminence de l’intérêt général sur l’intérêt privé. C’est une sujétion qui a pris rang désormais parmis les nécessités de notre état social et dont l’industrie profite paisiblement. En Angleterre, il n’en est point ainsi. Les propriétés particulières y sont l’objet d’un respect beaucoup plus grand. On voit, en effet, combien les Chambres attachent d’importance à connaître le nombre de propriétaires intéressés à la construction d’un chemin de fer, les consentants, les non consentants et les neutres; les oppositions soulevées par les établissements déjà existants, etc. Toutes ces diverses manifestations sont soumises à un scrupuleux examen; et, s’il n’en résulte pas qu’une grande majorité des intérêts locaux s’est prononcée en faveur du projet, il est impitoyablement rejeté.
Il paraît même qu’en certains cas, le consentement des établissements rivaux antérieurement existants est indispensable pour obtenir une concession. Ainsi, dans l’enquête du chemin de fer de Cheltenham à Great-Western, les propriétaires du Thames et Severn-Canal s’étaient porté opposants, alléguant que ce chemin, inutile du reste pour les besoins de la localité, ruinerait immédiatement leur entreprise. Le comité se prononça dès lors contre l’admission du projet, et la compagnie se trouva forcée de s’arranger à l’amiable avec les propriétaires du canal.