Читать книгу De l'Influence des chemins de fer et de l'art de les tracer et de les construire - Marc Seguin - Страница 3
INTRODUCTION
ОглавлениеAccroître le bien-être et les jouissances de la vie matérielle, telle est aujourd’hui l’idée dominante des nations civilisées. Tous les efforts se sont tournés vers l’industrie, parce que c’est d’elle seule qu’on peut attendre le progrès. C’est elle qui fait naître et qui développe chez les hommes de nouveaux besoins, et qui leur donne en même temps le moyen de les satisfaire. L’industrie est devenue la vie des peuples. C’est donc à son développement que doivent tendre tous les vœux, tous les talents, toutes les intelligences: c’est autour de ce puissant levier que doivent se réunir les esprits supérieurs, qui aspirent à l’honneur de concourir à notre régénération sociale.
Où sont les bornes devant lesquels s’arrêtera la puissance humaine? Les intelligences vulgaires ne les supposent jamais au delà de leur étroit horizon; et cependant chaque jour cet horizon s’agrandit, et chaque jour les bornes sont reculées. Jetons les yeux autour de nous; partout, depuis vingt ans, les éléments de la vieille civilisation ont été modifiés, perfectionnés, renouvelés: partout il s’est opéré des merveilles. Les jouissances, les commodités de la vie, qui n’étaient réservées qu’à la fortune, l’artisan en dispose; quelques pas encore, et elles seront également réparties dans toutes les classes. Mille industries, mille inventions, sont nées simultanément, qui ont amené d’autres découvertes; et celles-ci, à leur tour, sont devenues ou deviendront le point de départ d’un nouveau progrès; et tous ces changements s’opèrent au profit de la généralité, et tendent à vulgariser le bien-être. C’est une nouvelle ère, basée sur l’amour du bon et du beau, qui s’élève sur les débris des préjugés des castes et des monopoles de la richesse. Dans toutes les créations, dans toutes les innovations, le même caractère se représente; le bas prix et l’utilité générale sont les conditions essentielles de la vitalité des arts industriels. Les gouvernements, aussi bien que les administrations locales, entraînés dans le mouvement irrésistible des masses, ont subi la même impulsion; et ce n’est qu’en accordant des réformes aux exigences des temps, qu’ils ont pu se soutenir; et ce n’est qu’en subordonnant ces réformes au point de vue des idées modernes, qu’ils ont pu les faire accepter. Le vieux monde a secoué le joug de ses vieilles habitudes; il se retrempe et se refait. Aussi, voyez, tout change autour de nous: l’aspect des villes, la physionomie des campagnes, le cours des rivières, les travaux des populations, les productions du sol et de l’industrie, la distribution des propriétés; tout a pris une physionomie nouvelle . Et quand la puissance directe, la force matérielle de l’homme s’est trouvée insuffisante pour accomplir son œuvre et persévérer dans le progrès; quand sa volonté semblait devoir se briser contre d’insurmontables obstacles, voici qu’une goutte d’eau réduite en vapeur est venu suppléer à sa faiblesse, et lui créer une puissance dont on n’a pu encore, dont on ne pourra de longtemps peut-être mesurer l’étendue.
Dès lors, avec l’auxiliaire de cet agent, des prodiges se sont accomplis, et des merveilles que nos pères n’auraient pas crues réalisables par les efforts réunies de tous leurs magiciens sont entrées dans le cours ordinaire des choses. Des machines qui n’exigent de l’homme qu’une oisive surveillance nous filent et nous tissent d’elles-mêmes le chanvre, le coton, la laine, la soie, et nous rendent en étoffes variées les matières que nous leur livrons à l’état natif; puis après avoir subi une préparation chimique de quelques heures, ces toiles, plongées dans un bain, en sortiront peintes tout à coup, et comme par enchantement, des plus vives couleurs, des plus gracieux dessins; ainsi se façonnent ces jolies indiennes dont se pare, aux jours de repos, la population travailleuse, et qui, dans les campagnes aussi bien que dans les villes, émaillent de leur éclat et de leur fraîcheur les groupes de jeunes filles, et répandent autour d’elles un air de joie, d’aisance et de bonheur. Ailleurs, le sale chiffon que vous jetez dans une cuve vous est bientôt rendu transformé en papier de la plus pure blancheur, et prêt à recevoir, à répandre, à éterniser votre pensée; quelques minutes ont suffi à cette métamorphose. Partout les objets les plus délicats d’utilité et de luxe sont versés dans la consommation à des prix qui décroissent toujours. Ce n’est pas tout; au moyen de cette même vapeur, les fleuves, les mers, nous transportent, avec une vitesse inconcevable, à toutes les extrémités du globe; et les palais flottants qui abritent le pauvre comme le riche, leur offrent un luxe et des douceurs qui manquent souvent à leurs habitations: enfin, dans nos vallées, par-dessus les fleuves et à travers les collines, serpentent et se déploient d’immenses rubans de fer; et sur ces voies étroites que l’homme leur impose, s’élancent, rapides comme la pensée, ces formidables machines qui semblent dévorer l’espace avec une impatience spontanée, et dans lesquelles la vie paraît se trahir par le souffle et le mouvement. Quand on considère la majestueuse élégance de ces lignes, se développant avec grâce et se nivelant à travers les plaines, les vallées, les précipices et les montagnes de granit; quand on entend le bruit du passage de ces convois qui emportent plusieurs milliers d’individus, et que le regard n’a pas le temps de distinguer; quand on se dit que de tels résultats sont l’œuvre d’une industrie qui compte à peine quelques années d’existence, d’un agent qu’on n’a pu étudier encore que très imparfaitement, d’un art qui est en enfance, on se demande quels seront les derniers prodiges réalisés par les perfectionnements de cet art; on éprouve le noble désir de contribuer à la plus prochaine réalisation de ses incalculables bienfaits.
Constater l’état actuel de l’industrie des chemins de fer; indiquer les points où elle paraît susceptible d’améliorations; appeler l’attention de la science sur les lacunes qui restent à combler; émettre enfin quelques vues personnelles qui ne seront peut-être pas sans utilité pour l’avenir, tel est le but que je me suis proposé en publiant ce livre. Je ne me fais pas illusion, du reste, sur le sort qui lui est réservé ; je sais que, traitant d’une industrie née d’hier, où le progrès de la veille est toujours effacé par le progrès du lendemain, les observations et les idées qu’il contient ne tarderont pas à être dépassées; mais loin de reculer devant une telle prévision, je l’ai acceptée avec espoir: mon plus vif désir est de voir bientôt ces pages abandonnées par les praticiens, comme arriérées, et reléguées au fond des bibliothèques, comme documents pouvant tout au plus servir à l’histoire.
Voué à l’industrie depuis ma jeunese, je me suis occupé surtout d’améliorer en France le système des communications. Quelques voyages en Angleterre m’avaient convaincu que, pour transporter dans ma patrie la civilisation industrielle de la nation anglaise, il fallait, avant tout, mettre nos moyens de transport à l’unisson des siens; à cet effet, il fallait multiplier les ponts, activer la navigation à la vapeur et établir des chemins de fer; et ce fut vers l’accomplissement de cette triple tâche que je dirigeai tous mes efforts. En 1824, je construisis le premier pont en fil de fer qui ait été jeté sur un grand fleuve. L’empressement que l’on mit de toutes parts à imiter cet exemple ne tarda pas à dépasser toutes mes espérances. La simplicité, l’élégance et surtout le bas prix de ces ponts les recommandaient également à la faveur publique, et en peu d’années on en vit un grand nombre établis dans des localités où les ponts sur arches auraient été ou impossibles ou trop coûteux.
L’application de la vapeur à la navigation et aux chemins de fer présentait beaucoup plus de difficultés; et c’est principalement l’histoire des tentatives que j’ai faites pour améliorer le système des machines, que je viens mettre sous les yeux du public. Le succès qu’a obtenu mon nouveau système de chaudières à tubes générateurs, et l’application immédiate qui en a été faite aux machines locomotives, m’autorisent à espérer que je n’obtiendrai pas des résultats moins satisfaisants dans l’application que je me propose d’en faire à la navigation et aux autres besoins de l’industrie. Je m’estimerai trop heureux, si cette découverte peut contribuer à déterminer d’autres conquêtes de la science dans le domaine des productions positives.
Je consignerai en outre dans cet ouvrage toutes les observations que j’ai dû faire en construisant le chemin de fer de Saint-Étienne. Ce chemin ne compte que quinze lieues d’étendue, et dans ce court espace se sont rencontrés tous les obstacles, toutes les difficultés, tous les accidents de terrains, tous les cas enfin, ordinaires ou exceptionnels, qui peuvent se présenter dans les plus vastes parcours. La description des moyens que j’ai employés pour les mener heureusement à fin sera donc de quelque secours aux constructeurs.
Il y a quelques années, tous les grands travaux d’utilité publique étaient dirigés exclusivement par les ingénieurs du gouvernement. A ces ingénieurs, nourris d’études spéciales et approfondies, on pouvait sans inconvénient parler le langage de la science, avec toutes ses abstractions et ses formules complexes. Mais depuis que l’exécution des grandes entreprises a cessé d’être monopolisée, d’autres devoirs sont imposés aux écrivains. Leurs raisonnements comme leurs explications ne doivent plus seulement s’étayer sur des données théoriques, ou sur des solutions mathématiques qu’ils supposeraient admises à priori; ils doivent remonter jusqu’aux éléments de la science, les simplifier, les résumer, les mettre enfin à la portée de toutes les classes de lecteurs. On sait avec quelle facilité les principes des sciences mathématiques et les méthodes analytiques surtout s’effacent de l’esprit. Lorsque l’auteur suppose qu’il lui suffira de rappeler les sources où il a puisé les éléments de ses calculs, et les formules dont il indique les résultats et les applications, il arrive d’ordinaire que le lecteur le croit sur parole, et passe outre, sans se mettre en peine de le suivre dans sa marche. Les démonstrations les plus simples et les plus propres à éclairer le praticien se confondent dès lors dans son esprit avec des formules empiriques ou des données arbitraires; et s’il ne renonce pas à poursuivre une telle lecture, au moins n’en retire-t-il aucun fruit.
L’homme qui a étudié avec succès les mathématiques a acquis la faculté de saisir et de suivre un ordre d’idées en rapport avec la nature de cette étude; il a enrichi son intelligence d’un genre d’aptitude qui ne se perd jamais. Mais hors le cas où il se serait livré ensuite à l’enseignement de cette science, il est bien rare que le souvenir ne s’en affaiblisse pas bientôt dans son esprit. J’ai voulu être compris, même de ceux qui ont oublié. Il m’a donc paru nécessaire d’exclure de cet ouvrage tous les calculs trop compliqués, et d’y suppléer par des explications brèves et claires. Il est évident d’ailleurs que pour faire avancer l’art des constructions et la mécanique usuelle, il faut employer une méthode différente de celle qui n’est intelligible que pour les hommes versés dans les hautes sciences spéculatives. Quand on veut aider aux développements de l’industrie, il faut mettre à son service les principes les plus simples des sciences, et par un langage dépouillé de toute forme conventionnelle, en étendre, et, autant que possible, en populariser l’usage.
Pour ne pas m’écarter de cette marche, toutes les fois que l’étude d’un fait aurait exigé le renvoi à des formules ou à des ouvrages spéciaux, j’ai cherché à y suppléer par des démonstrations faciles à saisir, sans négliger toutefois de mettre le lecteur sur la voie des principes à l’aide desquels il pourrait obtenir des démonstrations analytiques rigoureuses. C’est d’après cette méthode que j’ai établi tous les calculs ayant pour but de déterminer:
1° Le tracé d’une ligne de chemin de fer envisagé sous le double rapport de la facilité et de l’économie des transports;
2° Le temps qu’emploient les convois pour acquérir une vitesse donnée, lorsqu’ils descendent sur un plan incliné, ou lorsqu’ils sont mis en mouvement par une machine dont on peut apprécier la puissance;
3° La résistance de l’air;
4° L’effet de la gravité dans les courbes, pour faire dévier les convois de leur direction;
5° L’effort horizontal que les convois exercent contre les rails, dans les courbes, et l’excès de frottement qui en résulte;
6° Les causes pour lesquelles les machines, pendant leur marche, abandonnent quelquefois momentanément les rails;
7° L’excès du frottement et les effets des chocs qui en sont la conséquence;
8° La force de résistance des rails;
9° La pression et l’action de la vapeur dans les machines.
Toutes ces questions, je les ai discutées, et j’ai cherché à les résoudre, non pas au point de vue théorique, mais à l’aide des faits constatés par l’expérience.
J’ai eu soin, en toute circonstance, de préciser par des applications numériques les résultats que m’a fournis le calcul. Et en effet, une formule se grave bien mieux dans la memoire lorsqu’on a eu occasion de l’appliquer à une solution positive se rattachant à quelque intérêt matériel, que lorsqu’on ne l’a considérée que dans des termes indéfinis, ou que l’on n’en fait qu’un essai sans but réel. Mes démonstrations et mes calculs auront donc l’avantage de pouvoir être facilement retenus par tous les praticiens.
Bien que mes intentions prédominantes, en entreprenant ce travail, aient été telles que je viens de les exposer, j’ai cru cependant ne devoir pas rester étranger à la discussion des grands intérêts nationaux que soulève la création des chemins de fer, et dont s’occupent en ce moment nos Chambres législatives. J’ai présenté quelques réflexions relatives au point de vue sous lequel ces questions me paraissent devoir être envisagées. L’opinion que je me suis formée à ce sujet ainsi qu’une courte notice sur l’origine et les progrès des chemins de fer sont l’objet des deux premiers chapitres de mon ouvrage.
J’entre ensuite dans la discussion des problèmes qui se rattachent directement à l’art et à l’exécution.
Un bon système de pentes et de courbes, approprié aux besoins, est, sans contredit, l’élément premier, la base fondamentale d’une exécution sagement combinée. J’ai longuement insisté sur ces deux points, et je me suis efforcé de bien définir les limites dans lesquelles on doit se restreindre, relativement aux conditions que l’on est tenu de remplir. La considération des moteurs à employer devant exercer une grande influence sur la proportion des pentes, j’ai dû entrer ici dans quelques détails sur la valeur comparée des moteurs. On ne sera donc pas étonné de rencontrer dans ce chapitre quelques digressions anticipées sur ce sujet.
Des chapitres IV, v et VI, le premier traite des causes accidentelles qui contribuent à faire varier la résistance des convois;
Le second, des travaux d’art;
Le troisième, des wagons.
Sur ces questions, je me suis presque exclusivement borné à exposer les cas exceptionnels qu’une longue expérience m’a fourni l’occasion d’étudier. Quant à tous les détails qui ont été décrits dans les autres ouvrages sur les chemins de fer, ou que l’on peut saisir à la simple inspection des travaux exécutés, je n’en ai traité que les points les plus importants.
Les deux derniers chapitres sont consacrés à l’étude des moteurs, et, en particulier, des machines locomotives. Je regarde cette partie de mon travail comme la plus importante et la plus neuve, et je me plais à espérer qu’elle servira à rectifier quelques erreurs accréditées, sur la valeur comparative des chevaux et des machines.
J’ai cherché à bien déterminer la somme de la force que peut fournir un cheval dans la moyenne des conditions ordinaires. Les résultats auxquels je suis arrivé, et qui se rapprochent beaucoup de ceux qu’avait indiqués, il y a quarante ans, l’illustre Montgolfier, dont j’ai le bonheur d’être le neveu et le disciple, sont fort au-dessous de l’appréciation communément admise. Je les crois aussi beaucoup plus exacts, et propres à prévenir les mécomptes dans lesquels sont tombés tous ceux qui ont pris pour base cette appréciation.
J’ai apporté encore une attention toute particulière à étudier le mode d’action de la vapeur dans les diverses machines qu’emploie l’industrie, et à rechercher la quantité de force motrice qu’elles peuvent produire. L’examen de cette question m’a naturellement amené à exposer, sur la génération de la force, quelques idées que je tiens de M. Montgolfier.
Malgré la répugnance que j’éprouvais à heurter les idées reçues, et à exposer une opinion dont la conséquence serait de substituer une théorie nouvelle à celle qui a été adoptée jusqu’ici, je n’ai pas hésité. Je voyais, en effet, dans cette manière d’envisager les choses, un moyen de jeter quelque lumière sur une partie encore obscure de la science, et de faire faire un pas à l’art d’utiliser la chaleur à la production de la force. D’ailleurs, toutes les explications données par mes devanciers étant reconnues insuffisantes, je ne devais pas balancer à en émettre de nouvelles, qui m’ont conduit à une distance beaucoup moindre des résultats donnés par la pratique.
M. Montgolfier pensait que le calorifique et le mouvement ne sont que la manifestation différente d’un seul et même phénomène, dont la cause première reste entièrement cachée à nos yeux. J’ai donc considéré le mouvement dans ses rapports avec la quantité de chaleur qui est employée à le produire, en faisant abstraction des corps qui servent d’intermédiaire à cette transformation. J’ai pu ensuite examiner jusqu’à quel point il serait possible de faire remplir à tout autre corps le rôle que joue la vapeur d’eau dans le système actuel. Peut-être trouvera-t-on, dans le développement de ces idées, quelques vues qui aideront à fixer l’opinion sur les tentatives que l’on fait pour obtenir de l’air comprimé tout l’effet qu’on obtient de la vapeur.
En considérant le mode d’action de la vapeur du point de vue sous lequel je l’ai présenté, on arriverait à cette conséquence:
Que du calorique qui sert à évaporer l’eau, une très faible partie seulement est employée à produire la force ou puissance mécanique, et qu’une autre portion bien plus considérable se perd sans effet après avoir été produite.
Reste donc à reconnaître cette seconde portion de chaleur, et à trouver le moyen de l’utiliser. C’est un vaste champ de découvertes que je livre aux explorations de la science. Toute perte est hostile à l’économie, et c’est dans la plus parfaite économie de temps, d’argent et de moyens que gît pour nous le secret du progrès social. Augmenter la puissance de l’homme sans augmenter les dépensés à l’aide desquelles il parvient à l’exercer, ce serait aider à la solution du problème. Puisse-t-il m’être donné d’y contribuer pour la plus faible part!
Quoi qu’il soit de ces fruits que je ne puis espérer que dans l’avenir, j’offre dans ce livre, à mes contemporains, tout ce que j’ai pu recueillir d’observations et d’expérience, pendant de nombreuses années d’étude et de pratique. Il ne sera donc pas sans utilité pour le présent, et c’est à ce titre surtout que je réclame pour lui la bienveillance du public.