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Michel Zévaco
BORGIA
X. LA VIERGE À LA CHAISE
ОглавлениеDepuis le départ de son visiteur, la Maga était demeurée ac-croupie dans son coin, près de ses serpents. Une profonde rêverie la tenait les yeux ouverts, fixés sur de flottantes images.
– Voici bientôt le jour ! murmura-t-elle au moment où le coq chanta, saluant l’aurore.
Elle se leva, alla à tâtons vers un vieux bahut qu’elle ouvrit. Puis elle fit jouer un ressort, et un tiroir s’ouvrit.
Au fond de ce tiroir, ses mains saisirent un coffret en bois d’érable, merveilleusement sculpté, enrichi d’incrustations d’or… Dans le coffret, il n’y avait que deux objets.
Un poignard à lame acérée, de fabrication maure. Le poi-gnard était très simple et s’emboîtait dans une gaine recouverte de velours d’un cramoisi déteint.
L’autre objet était une miniature enchâssée dans un cadre d’or ouvragé, orné de diamants et de rubis. Le cadre eût suffi pour faire la fortune de la Maga… si elle eût voulu le vendre. Cette miniature représentait un jeune homme vêtu du costume en usage parmi les étudiants espagnols du XVe siècle. La tête était expressive, empreinte d’un caractère de résolution hautaine, avec des yeux noirs et durs, un front que barrait le trait touffu des sourcils, une bouche ironique, et un air d’incroyable audace, de violente obstination.
Mais ce que ce portrait pouvait dégager de dureté, presque de cruauté, s’adoucissait, s’estompait, fondu dans le rayonne-ment de la jeunesse. La Maga le regardait avec une expression d’infinie douleur.
– Ô mon amour, ma jeunesse ! murmura-t-elle. Où êtes-vous ?… Là, dans ce coffret que je n’ai pas osé ouvrir depuis dix ans… depuis sa dernière visite…
Brusquement, elle tomba sur ses genoux et éclata en san-glots… sa bouche frémissante collée sur la bouche froide de la miniature…
– Mère !… Vous pleurez donc encore ?
Une voix d’une incomparable pureté, d’une ineffable ten-dresse venait de prononcer ces quelques mots. La Maga se releva d’un bond, referma précipitamment le coffret, le tiroir, le bahut et se retourna vers une porte qui donnait sur une pièce voisine.
– Où êtes-vous, mère ? reprit la voix. Je vous ai entendue…
La Maga alluma une torche. Et, dans l’encadrement de la porte, apparut une jeune fille d’environ seize ans.
Ce n’était pas une vierge. Elle était la virginité même.
Lorsque la torche fut allumée, la jeune fille, à peine vêtue, les pieds nus, s’avança vers la vieille, jeta autour du cou flétri ses bras d’une éclatante blancheur et laissa reposer sa tête sur la poi-trine décharnée.
– Rosita !… mon unique consolation ! fit la Maga.
– Comme votre cœur bat vite, pauvre mère Rosa…
Celle à qui la vieille Maga venait de donner le nom de Rosi-ta leva les yeux vers la sorcière. Et il y avait un monde de ten-dresse dans ses yeux.
– Vous pleuriez, mère Rosa, reprit-elle… Vous avez un grand chagrin, et vous ne voulez pas me le dire… à moi, votre fille ?
La sorcière frissonna.
– Ma fille !… Oui, ma fille… ma seule fille !… Et, sourde-ment, en elle-même, elle ajouta :
– Que « l’autre » soit maudite pour avoir achevé de briser mon cœur de mère… comme « lui » avait brisé… mon cœur d’amante !…
Elle continua :
– C’est vrai, ma Rosita : j’ai un grand chagrin… un chagrin qui me tue lentement. Mais ce chagrin, je ne dois pas te le dire parce qu’il faudrait, enfant, te raconter ma vie !… Et te raconter ma vie, à moi, ce serait jeter sur ta candeur un voile impur, ce se-rait ternir ta joie et ton innocence, comprends-tu ?
– Je ne comprends qu’une chose, ma mère, c’est que je vous aime de tout mon cœur et que je souffre de vous voir souffrir, et que je voudrais connaître vos douleurs pour les partager… pour vous consoler…
– Ah ! ma Rosita, ta présence seule est une consolation infi-nie… Une seule de tes caresses suffit à me faire oublier pour un moment le mal terrible qui ronge mon âme… Tiens, vois, je ne pleure plus… Et puisque te voilà éveillée, causons un peu… J’ai des choses à te dire… Depuis longtemps, j’hésitais… le moment est venu…
Le jour se levait et envahissait le taudis, Rosita s’était assise. La Maga éteignit la torche de résine.
– Quelles choses voulez-vous me dire, ma mère ?
– Hélas ! Que ne suis-je vraiment ta mère !
Un nuage de tristesse passa sur le front de la jeune fille.
– Vous l’êtes ! reprit-elle. Vous êtes ma seule mère… puisque la vraie… m’a… abandonnée…
– Oui ! Abandonnée… Et c’est de cela que je veux te causer, mon enfant.
– À quoi bon, mère Rosa !… Pourquoi éveiller ces souve-nirs ?…
– Il le faut, ma fille… Mais, dis-moi, dois-tu aller au-jourd’hui à l’atelier de Raphaël ?…
À ce nom, Rosita eut une exclamation de joie. Son visage s’éclaira.
– Tu l’aimes donc bien ?…
– Oui, mère Rosa ! Je l’aime de toute mon âme, comme il m’aime… Il est si beau… si bon… Nous avons fixé la date de notre mariage, mère !… Sauf votre approbation, bien entendu ! Ra-phaël doit venir demain vous en parler…
– Chère enfant ! Qu’importent les dates !… Sois heureuse, c’est cela seulement qui m’importe… Mais tu ne m’as pas répon-du… Dois-tu le voir aujourd’hui ?
– Non, mère : il a donné avant-hier le dernier coup de pin-ceau à cette Vierge si belle… pour laquelle j’ai posé. Et il m’a dit que nous nous reverrions ici, demain… Il a dû porter son tableau à Notre Saint-Père…
– Au pape ? s’exclama sourdement la Maga.
– Oui, mère ! Et la peinture de mon Raphaël est bien digne de figurer parmi les chefs-d’œuvre du Vatican…
Il y eut un silence de quelques minutes.
Puis celle que la mystérieuse vieille appelait Rosita, et que les voisins appelaient simplement « la Fornarina » ne lui con-naissant pas d’autre nom, eut un sourire rêveur et extasié :
– Quand je pense à tout mon bonheur, fit-elle doucement, je me demande si je ne vais pas l’expier par quelque soudaine catas-trophe…
La Maga tressaillit.
– Que veux-tu dire, enfant ?… demanda-t-elle avec angoisse.
– Oh ! rien… des idées folles, mère… Mais voyez vous-même si je ne suis vraiment pas trop heureuse… depuis six ans que je suis avec vous… Rappelez-vous combien j’ai souffert avant de vous connaître…
– Par ma faute ! murmura-t-elle si bas que la jeune fille ne l’entendit pas.
– J’avais alors dix ans, poursuivit Rosita, les yeux perdus dans le vague. Je me voyais maltraitée, méprisée, battue… Les uns m’appelaient petite bâtarde… d’autres juraient que je n’étais même pas baptisée… Mais tout cela n’était rien encore. La femme qui me gardait chez elle… me battait cruellement. À la moindre faute, elle levait sur mes épaules un lourd bâton…
Immobile, la sueur au front, la vieille écoutait avec une pro-fonde attention ce récit que, pourtant, elle avait entendu déjà plus d’une fois.
– Cette femme était si méchante qu’on l’appelait la Stryga . Je ne lui connaissais pas d’autre nom, et elle disait que moi-même je n’en avais pas… C’est pourquoi les gens prirent l’habitude de m’appeler la Fornarina… et ce nom m’est resté, si bien que Raphaël lui-même m’appelle ainsi le plus souvent… Oh ! mère, quelle triste époque de ma vie !… J’étais maigre à faire pi-tié… La Stryga me donnait à peine à manger… Quelquefois, je disputais au chien les restes qu’elle lui jetait… Un jour, je crus que ma dernière heure était venue… J’avais vu au four de la Stryga des pains qui me faisaient bien envie… Il y avait si long-temps que je n’en avais mangé ! J’avais faim… j’attendis la nuit… je me glissai vers le fournil… je volai un pain, un tout petit… Au moment où j’allais me sauver dans la niche où je couchais sur un peu de paille, la Stryga se dressa devant moi ! Elle m’avait épiée… elle m’avait vue !… Elle me jeta par terre d’un seul coup… j’étais si faible !… puis elle me piétina… et enfin, se baissant sur moi, elle me mordit si fort que le sang jaillit !… Glacée d’horreur et d’épouvante, je m’évanouis… Lorsque je me réveillai, j’étais ici, dans vos bras, mère Rosa… et vous sanglotiez… tenez… comme vous sanglotez maintenant !… Pourquoi pleurez-vous, mère ?… Ces choses sont passées…
– Mais ce souvenir me brûle comme un fer chaud…
– Bonne mère Rosa ! s’écria la jeune fille. Suis-je assez sotte d’augmenter ainsi vos chagrins, en vous parlant de choses que vous auriez ignorées… si je ne vous les avais racontées… Chassez ces souvenirs, mère… c’est fini…
– Ce qui n’est pas fini, c’est le remords, dit la vieille.
– Le remords ? s’exclama la Fornarina.
– Pussé-je te faire horreur ! Ce serait une juste punition !
– Mère ! balbutia la Fornarina, quel vertige vous saisit ? Re-venez à vous… vos paroles m’épouvantent…
– Et pourtant, il faut que tu saches ! fit la Maga en se tor-dant les bras et s’agenouillant. Maudis-moi, Rosita !… Car ce fut moi ton bourreau…
– Vous maudire alors que vous m’avez sauvée, alors que par vous j’ai connu la douceur de vivre, d’aimer et d’être aimée…
– Écoute… c’est moi qui t’ai livrée à la Stryga !…
– C’est un affreux rêve ! bégaya la Fornarina.
– Non seulement je t’ai livrée à ce démon, mais je lui ai don-né de l’argent pour te haïr, pour te battre, pour te faire souffrir…
– Oh ! mère Rosa ! Vous n’avez pas votre raison… Relevez-vous… je vous en supplie…
– Pas avant que tu saches tout ! Tes douleurs, je les épiais, et je m’en repaissais. Tes larmes rafraîchissaient mon cœur ulcéré. Et cela dura jusqu’à cette nuit où je te vis palpitante, agonisante sous la dent de la Stryga. Alors, une incompréhensible révolution se fit en moi… Je te saisis… je t’emportai… Mais tu ne pouvais oublier… tu n’as pas oublié… Oh ! les heures effroyables que j’ai passées lorsque de ta voix si douce, tu me racontais ta misère passée… C’est que le remords m’étreignait à la gorge… Mainte-nant que tu sais… maudis-moi !
La Fornarina jeta un cri. Elle se baissa, souleva presque la vieille femme, l’enlaça dans ses bras.
– Mère ! fit-elle d’une voix tremblante, mère, je vous aime… et vous… vous n’aimez donc plus votre fille ?…
– Seigneur ! Seigneur ! cria-t-elle. Elle me pardonne !… Elle ne me repousse pas… elle m’appelle encore sa mère !
La vieille Rosa refoula ses larmes, comprima la violente émotion qui l’étouffait, et reprit :
– Maintenant, ma fille, il faut que tu saches tout…
– Mère, dit la Fornarina, il est temps que j’aille au four de Nuncia…
– Aujourd’hui, tu n’iras pas, mon enfant.
– Pourtant, mère, le prix de ma journée, vous fera défaut.
– Rosita !… Je t’ai dit que tu saurais tout, répondit la Maga avec une volubilité fiévreuse. Ton pauvre salaire, enfant ! Tiens, regarde !
Elle entraîna la jeune fille devant le bahut, ouvrit un tiroir. Ce tiroir était rempli de pièces d’or et d’argent. La Fornarina re-garda la vieille avec stupéfaction.
– Ne comprends-tu pas ? s’écria la sorcière. Ne vois-tu pas que si je t’ai laissée te livrer à ces humbles travaux, c’est que je ne voulais pas… qu’on devine… qu’on soupçonne !… Aujourd’hui, ma fille, tu n’iras pas au four, ni demain, ni les jours suivants…
La vieille s’arrêta.
– Oh ! murmura-t-elle… Il est venu !… Il était là… là, sur ce fauteuil…
Puis, revenant à la Fornarina toute frissonnante, elle ajouta :
– Écoute, Rosita ! Tu vas savoir pourquoi tu es une fille sans nom et sans famille…