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Michel Zévaco
BORGIA
VIII. LE MOINE À L’ŒUVRE

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Après la pompeuse et ironique présentation du baron As-torre, la foule des courtisans s’était tournée vers le nouveau venu. Le chevalier salua avec cette grâce impertinente dont il avait le secret.

– Messieurs, dit-il avec une modestie qui frisait de près l’insolence, M. le baron Astorre est trop bon de vous rappeler l’avantage que j’ai eu de le toucher six fois de suite.

Astorre pâlit et, par un regard circulaire, implora l’aide de ses amis. Il était évident que, sur le terrain des allusions, il n’était pas de force à lutter avec le chevalier. Un jeune homme s’avança et, saluant Ragastens :

– Ainsi, monsieur le chevalier est venu… Comment as-tu dit, Astorre ? Pour nous enseigner l’escrime ?

– À votre disposition, monsieur, fit Ragastens avec son im-perturbable politesse.

– Prends garde, cher Rinaldo, dit Astorre en riant. Monsieur porte un nom terrible : il s’appelle le chevalier La Rapière.

Il y eut des éclats de rire tout autour de Ragastens.

– Ma foi ! s’écria Rinaldo, je serais enchanté de voir jusqu’à quel point ce nom est justifié…

– Cela vous sera difficile, monsieur, répondit Ragastens.

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

– Parce que je ne veux pas vous battre.

– Dites que vous ne voulez pas vous battre…

– Vous n’y êtes pas… je ne demande pas mieux que de vous donner la petite leçon dont vous paraissez avoir aussi grand be-soin que notre ami, le baron Astorre…

Il s’était fait un grand silence, et chacun attendait la suite de la provocation. Le chevalier continua :

– Malheureusement, j’ai fait hier un serment…

– Celui de ne plus vous exposer ?…

– Voyant combien il était facile de vous toucher, vous autres Romains…

Des murmures menaçants se firent entendre.

– J’ai été pris, continua Ragastens avec son sourire, de re-mords et de pitié…

– Et alors ? s’écria Rinaldo, livide de fureur.

– Alors, j’ai résolu de ne plus accepter de duel, à Rome, à moins d’avoir deux adversaires… Pour ma rapière, il faut deux épées – au moins !

Trois épées étincelèrent, parmi lesquelles celle de Rinaldo.

– J’en demandais deux, on m’en offre trois… Je les accepte, puisqu’on me les offre !

Aussitôt, il tira sa rapière et tomba en garde. Il était rayon-nant et superbe d’audace.

– Messieurs, ricana-t-il, pour aujourd’hui encore, ce sera une simple leçon… Vous allez voir comment on fait décrire à trois épées des courbes élégantes dans l’espace… Attention… une !…

L’un des trois spadassins jeta une exclamation furieuse ; son épée venait de lui sauter des mains.

– Deux ! continua tout à coup le chevalier.

C’était l’épée de Rinaldo qui sautait. Fendant le cercle des spectateurs, il courut après l’arme. L’épée était tordue…

Au moment où il se baissait pour la ramasser, un moine qui, debout dans un coin obscur, notait les phases de cette passe d’armes, s’avança vers lui. Il entr’ouvrit son manteau et, tendant une épée nue à Rinaldo :

– En voici une, dit-il, qui ne se tordra pas. Pour l’honneur de Rome, pour notre salut, touchez cet insolent…

Rinaldo n’écoutait plus. Il avait saisi l’arme qu’on lui tendait et, s’élançant vers le chevalier de Ragastens, il tomba en garde devant lui au moment où il s’écriait :

– Trois !

Son troisième adversaire, en effet, venait d’être désarmé.

– Ah ! fit Ragastens en se tournant vers Rinaldo, il paraît qu’une leçon ne vous suffit pas… J’aime cette ardeur… Tiens ! Vous avez une épée neuve ?… Je croyais avoir tordu la vôtre…

Rinaldo ne disait rien et s’escrimait froidement, résolu à toucher au moins une fois l’indomptable chevalier.

– Je vois que vous n’avez pas bien compris, reprit celui-ci… Tenez, regardez bien… Je commence par vous endormir le poi-gnet par ces battements… bon !… Puis, par cette série de doublés, je lie votre épée… un dernier coup… et… ça fait quatre !…

Une fois encore, l’épée venait de sauter… Elle décrivit une courbe et alla retomber par-dessus le cercle des spectateurs… On entendit un léger cri : l’arme, en retombant, venait d’égratigner à la main un laquais qui passait.

– Ce n’est rien ! fit le moine en s’élançant vers le laquais. Tais-toi et suis-moi. Je vais te guérir cela à l’instant.

Le laquais suivit le moine, très étonné, car l’égratignure, à peine visible, n’offrait rien de grave.

Pendant ce temps, un remous s’était opéré dans le cercle des courtisans. Toutes les têtes se découvraient. César Borgia venait d’apparaître.

– À cheval, messieurs, dit-il… À cheval, aujourd’hui, pour la cérémonie funèbre qui nous attend… Mais, dans quelques jours, à cheval pour la bataille !…

Un grand vivat s’éleva, et la cohue entoura César.

– Oui, messieurs, continua celui-ci ; sous peu nous par-tons… que chacun soit prêt au plus tôt pour une campagne qui sera dure… En attendant, allons enterrer mon bien-aimé frère François… M. le chevalier de Ragastens, ajouta-t-il en apercevant le chevalier, vous vous tiendrez près de moi, vous entendez ?… Messieurs, je vous présente M. le chevalier de Ragastens, mon ami… l’un des meilleurs !

Aussitôt, César se dirigea vers le grand escalier d’honneur qui aboutissait à la cour du château. La foule des courtisans le suivit avec un grand cliquetis d’épées et d’éperons.

Des mains nombreuses s’étaient tendues vers Ragastens. Les uns s’empressaient à saluer en lui un favori du maître. D’autres, simplement heureux de témoigner une sympathie à sa vaillance.

Dom Garconio – le moine qui avait tendu une épée neuve à Rinaldo désarmé – dom Garconio avait entraîné le laquais que cette épée venait d’égratigner légèrement à la main. Mais il n’avait pas fait vingt pas que l’homme s’arrêta soudain, comme frappé d’un vertige. Il devint livide. Une mousse apparut au coin de ses lèvres. Il voulut parler. Mais sa gorge ne put émettre qu’une sorte de cri guttural. Puis ses genoux fléchirent et il s’abattit.

Garconio, penché sur lui, suivait attentivement les phases de l’agonie. Cette agonie fut courte.

– Bien, murmura Dom Garconio… Selon mes prévisions, le poison paralyse la langue dès que ses effets commencent à se produire… Donc, pas de bavardages inutiles au moment de l’agonie… Mais, d’autre part, cette agonie vient beaucoup trop vite… j’avais calculé qu’elle se produirait au moins deux heures après la blessure… Il faudra modifier le dosage…

Puis, Garconio ayant jeté un dernier regard sur le cadavre, s’en alla lentement, la tête penchée, absorbé par de savants cal-culs.

Les funérailles de François Borgia, duc de Gandie, avaient eu lieu en grande pompe. Après la messe solennelle célébrée à Saint-Pierre, le corps avait été promené par la ville, en proces-sion.

Il était environ cinq heures lorsque, ayant fait le tour de la ville au son des cloches de toutes les églises, le cercueil fut rame-né à Saint-Pierre. Là, il fut fermé et le cadavre fut déposé dans un des caveaux de la crypte.

Sur tout le parcours, des cris retentirent, comme s’il y eût eu un commencement de sédition. À ces cris, César qui, jusque-là, avait paru s’absorber en une profonde méditation, releva la tête.

– Oh ! oh ! fit-il, nos Romains sont bien courageux au-jourd’hui ! Ils osent me regarder en face !…

Mais aussitôt il s’aperçut avec stupéfaction que ce n’était pas vers lui que convergeaient les mille menaces jaillies de la foule.

– Corpo di bacco, comme dit mon vénéré père… À qui en ont-ils donc ?

Près de lui, sur sa droite, comme il le lui avait recommandé, se tenait le chevalier de Ragastens. Un peu en arrière, venait As-torre, favori détrôné, puis Rinaldo, le duc de Rienzi et une cen-taine de seigneurs.

César avait jeté un rapide coup d’œil derrière lui. Chose étrange, les courtisans qui, en vingt circonstances pareilles, s’étaient massés autour de lui, l’épée haute, ne bronchaient pas. Et même, il lui sembla que des signes s’échangeaient entre cer-tains seigneurs et la foule.

César pâlit. Était-il donc trahi ?…

Mais, presque aussitôt, il se rassura.

Non ! Ce n’était pas à lui qu’on en voulait !… Les clameurs éclataient maintenant, brutales et significatives :

– Mort à l’assassin de François !…

– Au Tibre, le Français maudit !…

– Justice ! Au bourreau, le meurtrier !…

Et c’était vers Ragastens que se tendaient les poings. Borgia eut un mauvais rire.

– Parbleu ! fit-il, entendez-vous, chevalier ?

– J’entends, monseigneur, mais je ne comprends pas.

– C’est pourtant du bon italien…

– Peuh ! De l’italien de bas étage !

– Mais enfin, que leur avez-vous fait ?

– Le diable y perdrait son latin, monseigneur… Holà… ils sont enragés… Attention, Capitan !…

La situation devenait périlleuse. En effet, dans les moments de flux et de reflux de la foule que l’impunité excitait, Ragastens fut tout à coup enveloppé dans un tourbillon et violemment sépa-ré de Borgia.

Le chevalier ramassa les rênes de son cheval et, par une pression des genoux, le mit en garde.

Borgia voulut se retourner et donner l’ordre de charger la multitude. Mais il se vit entouré de ses courtisans. Rinaldo saisit la bride de son cheval et s’écria :

– Au château, monseigneur ! Tout à l’heure nous sortirons en force pour dompter cette rébellion… Maintenant, nous serions écrasés.

Ragastens demeura seul. Il ne se demanda pas pourquoi la foule l’accusait de l’assassinat du duc de Gandie. Il ne vit pas le moine Garconio qui, vêtu en homme du peuple, courait de groupe en groupe. Mais il vit qu’il était cerné de toutes parts.

Et il résolut de vendre chèrement sa vie. La vision de Prime-vère flotta un instant devant ses yeux. Il eut comme un soupir de regret.

– Bah ! murmura-t-il, un peu plus tôt, un peu plus tard… peu importe ! Montrons à ces faquins comment sait mourir le pauvre aventurier qui n’a pour capital que sa dague et son cou-rage !

En même temps, il enfonça ses éperons dans les flancs de Capitan. Celui-ci, peu habitué à semblable traitement, se cabra, pointa et finalement détacha coup sur coup une douzaine de for-midables ruades. En un clin d’œil, un vaste cercle vide s’était formé. Des hurlements de fureur s’élevèrent, mêlés aux gémis-sements de trois ou quatre assaillants dont Capitan venait de fra-casser les mâchoires.

Ragastens répondit aux clameurs par un éclat de rire.

Il avait dédaigné de tirer sa rapière qui, d’ailleurs, contre cette masse compacte lui eût été d’un faible secours. Mais, crâ-nement campé sur sa selle, le buste haut, le rire sonore, il appa-raissait comme un Hercule qui eût entrepris de bousculer à lui tout seul un peuple de Cacus.

Capitan, tenu dans les rênes par la main de fer du chevalier, piétinait rageusement, écumait, soufflait bruyamment ; ses na-seaux grands ouverts semblaient aspirer la bataille. Tout à coup, Ragastens lui rendit la bride… Le cheval bondit, se rua, tourbil-lonnant, battant l’air de ses fers…

– Place, faquins ! Place, truands ! tonna Ragastens.

– Mort à l’assassin ! Mort au Français ! répondit la foule dans une clameur délirante.

Des coups d’arquebuse avaient retenti. Mais pas une balle n’atteignit le cavalier qui, dans un tourbillonnement vertigineux, insaisissable, gagnait du terrain vers la place du Château main-tenant tout proche… Mais, entre cette place et le chevalier, un rang de forcenés dressait une barrière vivante et infranchissable.

Ragastens, pourtant, s’avança… Tout à coup, il vit un homme s’approcher en rampant de son cheval. L’homme avait à la main un large coutelas.

L’homme allait couper les jarrets de Capitan !…

Ragastens se vit perdu.

À cette minute où sa vie ne dépendait plus que d’une inspira-tion d’héroïsme fou qui, seule, pouvait le sauver, le chevalier sen-tit ses forces centuplées. À l’instant précis où l’homme au coute-las bondissait sur Capitan, il se baissa, rapide comme la foudre, et saisissant l’homme par la ceinture, il le souleva, l’enleva, le plaça en travers de sa selle… Cet homme, c’était Garconio ! Mais Ragastens ne le reconnut pas. Il ne le regarda pas… Il poussa droit à la barrière vivante, qui redoublait ses invectives furieuses et s’ébranlait sur lui…

Alors, Ragastens, lâchant la bride de Capitan, empoigna à deux mains l’homme qui rugissait et se démenait… Il le souleva jusque par-dessus sa tête, à bras tendus, se dressa tout droit sur ses étriers et, d’une secousse formidable, d’un effort qui fit cra-quer ses nerfs et ses muscles, il balança un instant le moine, puis, à toute volée, comme une catapulte, le projeta violemment sur ses assaillants !…

En même temps, il ressaisissait la bride et enlevait Capitan dans un élan de tempête. Le cheval, fou de terreur, se ramassa sur ses jarrets, exécuta un bond prodigieux et, sautant par-dessus plusieurs rangs, alla retomber de l’autre côté de la vivante bar-rière et galopa vers la grande porte du château.

Borgia

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