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Michel Zévaco
BORGIA
III. LE PALAIS-RIANT

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Il était environ quatre heures de l’après-midi, lorsque le chevalier de Ragastens pénétra dans la Ville Éternelle. Il avait fait au pas le reste de la route, tant pour donner du repos au brave Capitan qu’il aimait comme un bon et fidèle compagnon, que pour se livrer à l’aise à ses méditations…

Enfant du pavé parisien, le chevalier de Ragastens avait jusqu’à cette époque vécu un peu au hasard. Il n’avait connu ni son père, ni sa mère.

En effet, celle-ci était morte en lui donnant le jour. Et quant à son père, pauvre gentilhomme gascon, venu à Paris pour tâcher de faire fortune, il avait succombé à la misère, alors que le petit chevalier tétait encore le sein d’une nourrice.

Cette nourrice, marchande de hardes sous un auvent placé à l’encoignure de la rue Saint-Antoine, presque en face la grande porte de la Bastille, s’était attachée au petit orphelin. Elle s’était mis en tête d’en faire son successeur dans son négoce de friperies.

Or, étant devenue veuve, elle prit un amant pour remplacer le digne homme que l’on venait de porter en terre. Le petit cheva-lier avait alors sept ans.

L’amant de la fripière était un clerc. Vrai savant qui lisait, écrivait, et même calculait. Toute la science du clerc passa de son cerveau à celui de l’enfant.

À quatorze ans, celui-ci en savait presque autant qu’un abbé. La digne fripière rêvait déjà pour lui de flamboyantes destinées, lorsqu’une épidémie de petite vérole l’emporta.

Le jeune chevalier suivit en pleurant, jusqu’au cimetière, le corps de celle qui lui avait servi de mère. Puis il revint, s’ébroua, sécha ses larmes et dans la boutique de la défunte, choisit un équipement complet dont le principal ornement était une im-mense rapière qui traînait sur le pavé dès qu’il cessait d’appuyer sur la poignée.

Vers l’âge de dix-huit ans, c’était un fieffé spadassin, redouté dans les cabarets et tavernes, grand coureur de filles, grand vi-deur de brocs de Suresnes, un peu dépenaillé, friand de la lame, l’épée toujours à moitié hors du fourreau, courant la prétentaine, rossant le bourgeois et battant le guet : enfin, un vrai gibier de potence.

Le chevalier était surtout une nature aventureuse. Généreux, il partageait ce qu’il avait – quand il avait ! – avec de plus pauvres que lui. Il défendait les faibles avec sa bonne rapière. Il n’eût pas commis une mauvaise action. Mais, sans ressources, n’ayant pour guide que son robuste appétit d’aventures, jeté d’ailleurs dans un milieu d’une morale infiniment élastique, il vi-vait comme il pouvait, prenait son bien où il le trouvait…

Un beau jour, celui qu’on appelait le chevalier La Rapière et qui, entre la Bastille et le Louvre, était devenu ce qu’on appelait une « Terreur », disparut soudain.

Nous le retrouvons assagi. Les bonnes qualités l’ont emporté sur les mauvaises. Le chevalier de Ragastens a jeté sa gourme et, à bon droit, il peut alors se considérer comme un parfait gentil-homme.

Au moment où le cavalier franchit la porte de Rome, il con-clut, en secouant la tête comme pour laisser derrière lui un passé qui était bien mort :

– Me voici avec deux ennemis sur les bras : le signor Astorre et le moine Garconio. J’ai menacé l’un et malmené l’autre. Oui, mais j’ai un protecteur puissant…

Et le chevalier jeta autour de lui un regard conquérant. Pourtant, dans cet avenir rose et or qu’il entrevoyait, un point noir obscurcissait son horizon. Bien qu’il s’en défendît, il pensait à cette mystérieuse inconnue au nom si doux, au visage plus doux encore, et ce fut avec un profond soupir, qu’il répéta :

– Primevère !… La reverrai-je jamais ?… Qui est-elle ?… Pourquoi cet horrible moine la poursuivait-il ?…

Cependant, ayant tout à coup levé la tête, il s’aperçut que des gens le regardaient avec curiosité. Il jeta les yeux autour de lui et vit qu’il se trouvait sur un pont.

– Quel est ce pont ? demanda-t-il à un gamin en lui jetant une menue pièce de monnaie.

– Excellence, c’est le pont des Quatre-Têtes…

– Et le Palais-Riant, le connais-tu ?

– Le palais de la signora Lucrézia ! s’exclama l’enfant, avec une évidente terreur.

– Oui, sais-tu où il est ?

– Là ! fit le gamin en étendant le bras.

Puis, il s’enfuit comme s’il eût eu à ses trousses une armée des diables d’enfer. Le chevalier se dirigea dans la direction qui venait de lui être désignée, réfléchissant à cette étrange frayeur qu’avait manifestée l’enfant.

Une fois encore, il demanda son chemin à un homme. Et l’homme, au nom du Palais-Riant, le regarda tout à coup d’un air sombre, puis passa son chemin en grommelant une malédiction.

– Étrange ! murmura le chevalier.

Il arriva enfin sur une place déserte. Au fond de cette place se dressait une somptueuse demeure. Une double rangée de co-lonnes en marbre rose, que doraient les rayons du soleil à son dé-clin, formaient une sorte de galerie couverte qui s’étendait en avant du palais.

Au fond de cette galerie, par une large baie ouverte, on aper-cevait un escalier monumental, également en marbre… Quant à la façade du palais, elle était décorée de motifs d’ornements, pré-cieux travaux de sculpture antique pris, raflés au hasard des trouvailles parmi les trésors de l’ancienne Rome.

Le chevalier se dit que ce devait être là le Palais-Riant qui, à coup sûr, méritait son nom grâce à la profusion de statues blanches et riantes qui l’ornaient, grâce aussi à la profusion de plantes rares et de fleurs merveilleuses qui formaient, sous la ga-lerie, un incomparable jardin.

En avant de ce jardin, pareils à deux statues équestres, deux cavaliers immobiles, silencieux, montaient la garde. Ragastens s’adressa à l’un d’eux.

– C’est ici le Palais-Riant ? demanda-t-il.

– Oui… au large ! répondit la statue d’un ton menaçant.

– Diable ! murmura le chevalier en poursuivant son chemin, voilà un palais bien gardé.

La place était déserte : pas un passant… pas une boutique ouverte On eût dit d’un lieu maudit ! Ragastens poussa son cheval et une cinquantaine de pas plus loin, en entrant dans la rue qui faisait suite à la place, il se trouva devant une hôtellerie. Là, la vie semblait renaître, mais avec une sorte de crainte et d’hésitation encore.

Ragastens mit pied à terre et pénétra dans l’hôtellerie qui, par un singulier caprice du patron, ou par un excès de bizarre la-tinité, s’appelait Auberge du beau Janus.

Le chevalier demanda une place à l’écurie pour Capitan et une chambre pour lui. Un domestique s’empara du cheval et l’hôtelier conduisit Ragastens à une chambrette du rez-de-chaussée.

– C’est humide, observa-t-il.

– Nous n’en avons pas d’autre disponible.

– Je la prends tout de même, parce que vous êtes tout près du Palais-Riant.

– Vous êtes bien servi, fit l’hôte étonné, car de votre fenêtre vous pouvez justement voir le derrière du palais.

L’hôte ouvrit la fenêtre ou plutôt la porte-fenêtre, et Ragas-tens reçut au visage une bouffée d’humidité.

– Qu’est-ce que cela ? fit-il.

– Cela ?… C’est le Tibre, donc !

En effet, le fleuve coulait entre deux rangées de maisons, sans quai, sans berge. Derrière chaque maison, un escalier de quelques marches aboutissait au ras de l’eau. Devant sa porte-fenêtre, un de ces escaliers montrait quatre marches de pierre verdâtre.

– Tenez, reprit l’hôte, voyez là-bas… au coude du fleuve, cet escalier plus large que les autres… c’est celui du Palais-Riant.

– Bon ! fit Ragastens en rentrant et refermant la porte, cette chambre me plaît, tout humide qu’elle est…

– On paie d’avance, seigneur, observa l’hôte.

Le chevalier s’exécuta.

Puis, ayant demandé du fil et une aiguille, il s’absorba en une méticuleuse réparation de ses pauvres effets, qu’il brossa, battit, nettoya de fond en comble. Après quoi, il dîna de bon ap-pétit.

Ces diverses occupations le conduisirent jusqu’à neuf heures. Une heure plus tard, Ragastens, flamboyant de propreté, l’épée au côté, attendait avec impatience le moment de se rendre au palais de Lucrèce Borgia.

Un profond silence pesait sur la ville, endormie depuis long-temps. Seul, le sourd murmure du Tibre qui roulait au pied de la maison ses eaux grisâtres, élevait dans la nuit des voix tristes comme des plaintes fugitives. Le chevalier les écoutait avec une émotion dont il n’était pas le maître… Il se secoua pour échapper à cette impression nerveuse. Bientôt, d’ailleurs, il allait être mi-nuit…

Le chevalier souffla sa chandelle et, drapé dans son man-teau, s’apprêta à sortir. À ce moment, une plainte plus déchirante monta du fleuve. Ragastens tressaillit.

– Cette fois, murmura-t-il, ce n’est pas une illusion… c’est une voix humaine.

Un nouveau cri de détresse se fit entendre. On eût dit qu’il venait de retentir dans la chambre. Ragastens frémit… Ses tempes se mouillèrent. Pour la troisième fois une plainte s’éleva, étouffée comme un râle d’agonisant.

– Cela vient du Tibre ! s’écria Ragastens.

Il s’élança, ouvrit la porte-fenêtre… La nuit était opaque. Le Tibre, resserré entre les maisons au haut desquelles on aperce-vait à peine un pan de ciel étoilé, roulait des flots noirs. À tâtons, le chevalier descendit les quatre marches ; il se baissa… allongea les mains.

Ses mains rencontrèrent une étoffe soyeuse. L’étoffe couvrait le corps d’un homme. L’homme râlait, haletait. Ragastens le sai-sit par les épaules.

– Qui êtes-vous ? demanda l’inconnu.

– Ne craignez rien… un étranger… un ami…

– Il n’y a pas d’amis… Oh ! je vais mourir… Écoutez !…

L’homme incrusta ses mains sur les dalles… Ragastens vou-lut le tirer de l’eau…

– Non ! fit l’homme dans un hoquet d’agonie… inutile… je vais… mourir… mais je veux… me venger… Écoutez…

– J’écoute ! fit Ragastens, les cheveux hérissés.

– Le comte Alma… prévenez-le… prévenez sa fille… il veut l’enlever… il ne faut pas…

– Qui, le comte Alma ? Qui, sa fille…

– Sa fille !… Béatrix… Primevère !…

– Vous dites, fit Ragastens d’une voix rauque d’angoisse, vous dites qu’il veut l’enlever… Qui ?…

– Celui qui vient de me tuer… mon…

À ce moment, l’homme fut secoué d’un spasme mortel… il se raidit… ses mains lâchèrent la pierre, le corps roula dans l’eau… et disparut dans un remous des flots noirs.

Ragastens se redressa. Ses yeux fouillèrent avidement l’ombre épaisse. Mais en vain !

Alors, il rentra dans la chambre, et essuya son visage cou-vert d’une sueur d’angoisse.

– Oh ! prononça-t-il sourdement, quel est cet horrible secret que je n’ai pu saisir !… Elle s’appelle Béatrix… elle est la fille du comte Alma… Et quelqu’un veut l’enlever… Mais qui ?… Qui ?…

À ce moment, l’heure sonna lentement à Saint-Pierre.

– Minuit, fit le chevalier bouleversé.

Et il s’élança au dehors, courant vers le Palais-Riant où l’attendait son illustre protecteur, César Borgia.

Borgia

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