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Michel Zévaco
BORGIA
XI. LE CRUCIFIX DU PAPE
ОглавлениеIl était environ dix heures du matin.
Une chaise de poste s’arrêta près de la porte Florentine, non loin d’un bouquet de chênes où elle se mit à l’ombre. Une femme vêtue de noir en descendit et, pénétrant à pied dans Rome, se di-rigea rapidement vers le Vatican. Mais ce ne fut pas du côté de la façade qu’elle se présenta. En arrière, s’étendait un jardin d’une étendue considérable et clôturé de murs. Il n’y avait, pour péné-trer dans cette partie du Vatican, qu’une petite porte basse depuis longtemps hors d’usage.
La femme en noir, le visage couvert d’un voile épais, longea ces murs, parvint à la petite porte, introduisit en tremblant une clef dans la serrure qui, rouillée par le temps, grinça sous l’effort, résista, et enfin céda.
La visiteuse se trouva dans le jardin. Un instant elle s’arrêta, puis, à pas précipités, elle se dirigea vers un élégant pavillon qui disparaissait à moitié dans un massif de lauriers-roses géants.
À l’entrée du pavillon, un vieux domestique revêtu d’une simple livrée noire, se promenait mélancoliquement. Tout à coup, il aperçut l’inconnue et jeta cette exclamation de colère.
– Madame, par où êtes-vous entrée ici ? Dehors… vite !
Sans répondre, la femme tira de son sein un petit crucifix d’or, et le tendit au domestique soudain courbé en deux.
– Veuillez faire… parvenir ce crucifix… où vous savez… dit la dame d’une voix étouffée par l’émotion.
Il prit le crucifix, s’effaça pour laisser entrer la visiteuse dans le pavillon et s’élança vers le palais.
La dame entra dans une pièce retirée. Et, s’étant assise, elle attendit, l’oreille aux aguets, le cœur battant.
Plus d’une heure s’écoula. Enfin, un bruit de pas fit crier le sable du jardin. Un homme apparut bientôt dans l’encadrement de la porte et jeta sur la visiteuse un regard de curiosité, de mé-fiance et d’inquiétude tout à la fois.
La dame s’était vivement levée. D’un geste lent, elle décou-vrit son visage…
– La comtesse Alma ! s’exclama l’homme sourdement.
– Autrefois, Rodrigue, vous m’appeliez Honorata ! répondit faiblement la femme.
– Madame, reprit l’homme, il n’y a ici ni Rodrigue, ni Hono-rata… je ne vois que la comtesse Alma… une femme ennemie de notre Église… et je ne suis moi-même qu’un pauvre pécheur qui passe les derniers jours de sa vie à demander pardon de ses er-reurs au Tout-Puissant miséricordieux… Mais asseyez-vous, ma-dame…
La femme obéit, tremblante. Des larmes vinrent poindre à ses yeux. L’homme l’observait de son regard aigu, fouilleur.
– Dix-sept ans ! murmura la dame en jetant les yeux autour d’elle. Voilà dix-sept ans que, pour la dernière fois, je pénétrai ici… Vous parlez de vos fautes… Mais qui me pardonnera la mienne !…
– Dieu est grand, madame…
Et, la tête baissée, les mains jointes, l’homme attendit, sans poser une question…
– Oui ! reprit la dame, depuis ces temps éloignés, je souffre, je pleure ; femme parjure, infidèle, j’ai trahi mes devoirs… une minute d’orgueil et d’ambition m’a jetée dans vos bras… oh ! j’ai été cruellement punie ! L’enfant… cette enfant que, lâche jusqu’au bout, j’abandonnai au seuil d’une église… que de fois j’ai songé à la pauvre petite abandonnée !… que de fois aussi je me suis dit que les malheurs qui ont frappé notre maison n’étaient qu’un juste châtiment de mon crime !…
– Dieu est juste, madame…
– Est-ce à vous de me dire cela ! s’écria la comtesse Alma dans un élan de révolte… Vous, Rodrigue, qui m’avez conseillé l’abandon de l’enfant ! Vous par qui la maison des Alma a souf-fert comme ont souffert toutes les nobles maisons d’Italie ! Ro-drigue !
– Le pape n’est pas responsable des fautes de l’amant.
– Oui, répondit amèrement la comtesse, oui, Saint-Père… en effet, vous n’êtes plus Rodrigue, et je ne suis plus Honorata… C’est donc au Saint-Père que je m’adresse… c’est au souverain pontife que va mon humble prière…
– Parlez, ma fille, et s’il est en mon pouvoir de vous soula-ger, je le ferai…
– Saint-Père, reprit la comtesse d’une voix qu’elle s’efforçait en vain d’affermir, s’il ne s’agissait que de moi, j’aurais tôt fait de renoncer à ce monde… Un cloître se refermerait comme une porte de tombeau sur ma honte…
– C’est là une belle résolution, fit vivement le pape.
– Mais je n’ai pas le droit de l’exécuter !… S’il ne s’agissait que du comte Alma, sa faiblesse morale s’accommoderait vite de ce que Votre Sainteté pourrait lui offrir en échange de la citadelle de Monteforte.
– Le comte Alma, interrompit le pape avec la même vivaci-té, peut être sûr de trouver à Rome, au Vatican même, une splen-dide situation quand il lui plaira de quitter son nid d’aigle… Je vous autorise à le lui dire…
– Je n’ai pas besoin de l’en informer, Saint-Père… le comte sait tout ce qu’il gagnerait à se soumettre… Et souvent il y songe !…
– Eh bien ! Qui l’empêche ? Je lui ouvrirai mes bras !
– Qui l’empêche de rendre Monteforte ? Qui m’empêche, moi, de m’enterrer vivante dans un cloître ? C’est ma fille… C’est Béatrix…
– Une enfant ! Je la doterai magnifiquement. Je la créerai princesse. Je ferai plus encore pour elle… Je lui chercherai un parti qui peut prétendre dès maintenant à la main d’une fille de roi. Et l’homme que je lui destine montera peut-être lui-même sur un trône… Ainsi votre fille deviendra reine ! Reine, entendez-vous, Honorata !…
– Votre Sainteté vient de m’appeler « Honorata ! »
– Cela m’a échappé !
– Et quel est, reprit la comtesse Alma, ce parti que vous of-fririez à Béatrix ?…
Le pape se redressa et, avec une sorte de solennité :
– Il s’appelle César Borgia, duc de Valentinois… en atten-dant mieux…
– Votre fils ?…
– Lui-même ! Ah ! comtesse, croyez que je vous donne en ce jour une preuve d’affection singulière entre toutes…
– Vous ne connaissez pas Béatrix !… Le sang que je lui ai transmis, c’est du sang des Sforce. Mais alors que j’ai pu l’oublier, moi, ce sang coule dans ses veines avec une impétuosité qui m’effraie… Vous croyez sans doute, Saint-Père, que le comte Alma a défendu Monteforte, la seule forteresse qui ait résisté à César Borgia, vainqueur des Romagnes. Tout le monde le croit… Eh bien ! ce fut Béatrix qui enflamma la garnison, ce fut elle qui prépara l’échec de votre fils… Et aujourd’hui encore, elle est prête à se battre.
Le pape garda longtemps le silence, tandis que la comtesse pleurait à ses pieds. Puis, par une manœuvre dont il avait l’habitude et l’habileté, il répondit par une question à la supplica-tion de l’infortunée.
– Ainsi, dit-il, vous refusez ce mariage entre César et Béa-trix ?…
La comtesse releva la tête, surprise :
– Je ne le refuse pas… il est impossible… Béatrix a contre vous tous une haine qu’elle a héritée des Sforce…
– Que la volonté du Seigneur s’accomplisse !
– Saint-Père, j’attends votre décision. Quelle réponse vais-je porter à Monteforte ?
– Hélas ! ma fille… Je ne puis rien sur César. Depuis long-temps il a échappé à mon influence. Ses guerres, il les a faites contre mon gré. Je crois que nulle puissance au monde ne l’empêchera de marcher sur Monteforte…
La comtesse se releva lentement. Elle jeta un dernier regard désespéré sur le pape.
– Adieu, Rodrigue ! dit-elle.
– Dieu vous protège, ma fille ! répondit le pape.
Honorata, comtesse Alma, sortit d’un pas chancelant. À peine se fut-elle éloignée, que le pape se redressa.
– Per bacco ! murmura-t-il. Quel spectre ! Voilà une visite à laquelle je ne m’attendais guère…
Le vieillard eut un sourire aigu. Alors, il poussa une portière et pénétra dans une pièce voisine. Là, dans la pénombre, un homme était assis.
C’était César Borgia, César lui-même, que le pape avait amené avec lui au moment où on lui avait remis le crucifix d’or de la comtesse Alma.
– Eh bien, tu as entendu ? demanda le vieux Borgia.
– Tout !… Par l’enfer… je raserai Monteforte.
– À moins que la guerrière Béatrix…
– Primevère ! fit César en pâlissant.
– Tu as entendu quels bons sentiments elle a pour toi !
– Je l’en ferai changer ! dit César d’une voix sombre.
– En attendant, après la déconvenue qu’elle est venue cher-cher ici, nous voici avec une ennemie de plus… Cette comtesse Alma… sur laquelle, au fond, je comptais un peu pour aplanir les difficultés et préparer ton mariage, maintenant, loin de nous être une alliée, elle va se tourner contre nous…
– Si elle arrive à Monteforte… Quant à sa fille, elle ne la ver-ra peut-être pas tout de suite.
– Que veux-tu dire ?
– Qu’on a vu Béatrix aux environs de Rome.
– Aux environs de Rome ?… s’écria le pape avec un frémis-sement. Ah ! ces Sforce sont de terribles jouteurs… Va, César, mon fils… Je vais prier. Fasse le ciel que la mère et la fille ne se rejoignent plus !…
– Je m’en charge ! grommela César.
Il allait s’élancer. Le pape le retint d’un geste.
– À propos, dit-il, la comtesse a oublié ici un petit bijou… Tiens… ce crucifix d’or… Je crois que tu pourrais la rejoindre et lui rendre cet emblème sacré auquel, si je ne me trompe, elle doit tenir fort…
César regarda son père attentivement.
– Au surplus, reprit le pape, si ce n’est là son crucifix, c’en est un qui lui ressemble exactement. Il n’y a qu’une toute petite différence… Tiens, regarde, César… Le Christ n’a pas d’épines, sur le crucifix de la comtesse… tandis que, sur celui-ci, la tête est couronnée de piquants… Vois… Et voici une épine qui est bien pointue, per bacco… elle doit bien piquer…
César arracha le crucifix d’or des mains du pape et s’élança au-dehors.
La comtesse Alma, s’éloignant rapidement, avait rejoint la chaise de poste qui l’attendait sous le bouquet de chênes, non loin de la porte Florentine. La voiture s’ébranla.
Elle n’avait pas fait cinq cents pas qu’un cavalier accourut à fond de train, la rejoignit et fit signe au postillon de s’arrêter. Ce-lui-ci obéit.
Le cavalier se pencha à la portière et salua gravement. La comtesse releva la tête et reconnut cet homme.
– César Borgia ! murmura-t-elle en pâlissant.
– Moi-même, madame… Bien que nos deux maisons soient ennemies, j’ai tenu à vous présenter l’hommage de mon respect… Lorsque mon vénéré père a voulu envoyer un serviteur pour vous remettre un objet oublié par vous, je n’ai pas voulu que ce servi-teur fût un autre que moi !…
– Un objet oublié ? interrogea la comtesse.
– Ce crucifix… Mon père m’a affirmé que vous regretteriez sans doute sa perte… J’ai voulu vous éviter ce léger chagrin.
La comtesse eut un sourire de tristesse.
– Je vous remercie, monsieur, fit-elle en rougissant.
Elle tendit la main pour recevoir le crucifix d’or que César lui présentait. Au même instant, elle poussa un léger cri.
Une aspérité du crucifix venait de lui érafler la paume de la main, mais d’une éraflure si mince qu’elle était à peine visible.
– Maladroit ! s’écria César. Vous ai-je fait mal, madame ?… Je ne me le pardonnerais pas.
– Ce n’est rien…
– Adieu donc, madame… Voilà ma mission accomplie… Laissez-moi ajouter un seul mot : c’est que, quoi qu’il arrive, quelles que soient les nécessités de la politique et de la guerre, je conserverai toujours pour vous et les vôtres une ardente sympa-thie…
Sur ces mots, César tourna bride et disparut dans la direc-tion de Rome. Avant de s’enfoncer dans la ville, il s’arrêta, se re-tourna, et contempla un instant la voiture qui disparaissait au loin.
– Cette chaise de poste arrivera dans trois jours à Monte-forte, murmura-t-il, mais elle n’y ramènera qu’un cadavre !…
Ce n’est pas à Monteforte qu’allait la chaise de poste. Elle s’arrêta à cette même Auberge de la Fourche où nous avons vu le chevalier de Ragastens lier connaissance avec César Borgia, et donner au signor Astorre une consultation sur les modes pari-siennes.
La voiture fut remisée. La comtesse Alma s’enferma dans une chambre d’où elle ne sortit qu’à la nuit. Alors, elle monta à cheval et, seule, continua son chemin.
Bientôt elle quitta la route de Florence et, après deux heures de marche au pas à travers champs, parvint enfin à une sorte de gorge resserrée entre des rochers. Au fond de cette gorge se dres-sait une sorte de villa d’assez modeste apparence.
Au moment où la comtesse parut en vue de cette maison, une ombre blanche surgissant d’entre les rochers couverts de myrtes et de lentisques se dressa tout à coup sur le sentier.
– Béatrix ! s’exclama la comtesse dans un élan de joie.
– Ma mère ! Quelles inquiétudes !… Comme vous rentrez tard !… répondit Primevère en serrant la comtesse dans ses bras.
Les deux femmes se hâtèrent d’entrer dans la maison dont un serviteur armé ferma les portes.
– Eh bien, ma mère,… avez-vous réussi ? demanda Béatrix lorsqu’elles furent installées dans une pièce du rez-de-chaussée. Avez-vous pu voir les personnages que vous espériez rencon-trer ?…
– Ces personnages ne sont pas à Rome ! répondit la com-tesse d’une voix sourde.
– Ah ! ma mère… vous m’en voyez toute joyeuse… Lorsque vous m’avez appris hier votre détermination d’aller faire ces dé-marches qui pouvaient aboutir à une sorte de paix entre nous et les Borgia, je n’ai pu me défendre d’un serrement de cœur… Il n’y a pas de paix possible en Italie tant que ces monstres verront le jour…
– Rassure-toi, Béatrix, fit amèrement la comtesse, je crois que la guerre est inévitable…
– Courage, mère !… Je suis résolue à lutter jusqu’au bout… Mais, dites-moi, êtes-vous sûre que cette retraite ne sera pas dé-couverte, qu’on ne vous a pas suivie ?
– Sûre, mon enfant ! Je me suis d’ailleurs conformée à ton plan. La chaise de poste est restée à « l’Auberge de la Fourche ».
– Bien, ma mère ! D’ailleurs notre exil va prendre fin… De-main soir, à Rome, c’est la dernière réunion… Et après-demain, à l’aube, nous quittons cette retraite où nous sommes ensevelies depuis un mois, et nous reprenons le chemin de Monteforte…
– Ah ! Tu as une âme héroïque, Béatrix…
– Il le faut bien, puisque les hommes ont des cœurs de femmes.
La comtesse tressaillit.
– Tu fais allusion à ton père…
– Oui ! À mon père qui n’a pas osé venir ici… Mais qu’avez-vous donc, mère ?… Vous pâlissez…
– Ce n’est rien… J’ai voulu prendre ce verre d’eau et… ma main… n’a pu saisir le verre…
– Buvez, ma mère, fit la jeune fille en présentant le verre à la comtesse.
Celle-ci voulut le saisir, mais ses doigts raidis le lâchèrent brusquement et le verre se brisa sur le plancher…
– Je ne sais… ce que j’ai… Depuis un instant… ma main est comme paralysée…
– En effet, mère, cria Primevère effrayée, votre main est blanche comme de la cire… vos doigts se crispent… Mère ! Qu’avez-vous ?
– Je sens que mon bras s’engourdit… le froid… jusqu’au coude… Ma tête tourne… Oh ! je devine !
Cette dernière exclamation, la comtesse la jeta dans un cri déchirant d’angoisse et de terreur. Primevère avait saisi sa mère dans ses bras comme pour la protéger contre un invisible danger.
– Que faire ? murmurait-elle éperdue.
– Rien, ma fille… répondit la comtesse. Rien. Tous les soins sont inutiles, car le poison qui coule dans mes veines est un poi-son qui ne pardonne pas…
– Le poison ? exclama Primevère épouvantée.
– Le poison des Borgia !…
La jeune fille demeura stupéfaite, atterrée, se demandant si la raison de sa mère ne s’égarait pas… Mais la comtesse reprit d’une voix déjà haletante :
– Fouille dans mon sein, car mes mains sont mortes.
Primevère se hâta d’obéir.
– Le crucifix !… Prends-le…
– Le voici, mère…
– Montre… Je vois ! Ce n’est pas mon crucifix… Il a été changé… Le poison est là… dans la couronne d’épines… Béatrix… prends garde à cette croix…
– Oh ! Ce n’est pas possible ! bégaya la jeune fille, c’est un rêve atroce.
– C’est une terrible réalité, Béatrix… Écoute-moi, ma fille… Je vais mourir. Dans une heure, je ne serai plus… Écoute-moi sans m’interrompre… Ce que j’ai à te dire est grave…
Béatrix s’agenouilla, entoura la taille de sa mère de ses bras, posa la tête sur ses genoux et se prit à sangloter doucement.
– Béatrix, reprit la comtesse, tu es jeune fille… mais tu as une âme intrépide et forte. Tu es de celles qui peuvent tout en-tendre… Il me faut, pour te dire ces choses, un courage que la mort seule peut m’inspirer… la certitude de ne plus te voir… de n’avoir pas à rougir devant toi…
– À rougir… Vous… Ma mère ?…
– Béatrix, je suis une femme coupable ! Écoute, un homme vint… ton père s’éloigna de Monteforte… Que le ciel me pardonne la pensée horrible qui traverse en ce moment mon cerveau !… Quoi qu’il en soit, ton père fut absent huit jours… Un soir, je sen-tis une étrange folie m’envahir… l’homme m’entraîna… je suc-combai…
Un atroce sanglot déchira la gorge de Primevère. Mais elle ne dit pas un mot.
– Cet homme, je le revis… à Rome… dans son palais… Si je te fais cet aveu qui m’écrase, Béatrix, c’est que cette liaison eut une suite qu’il faut que tu saches… Je devins mère… Une petite fille naquit…
En disant ces mots, la comtesse jeta un regard ardent sur Primevère. Mais celle-ci, la tête enfouie dans les genoux de sa mère, ne montra pas son visage.
– Si je fus une épouse coupable, continua alors la comtesse, je devins mère criminelle… Cette enfant, sur les conseils de l’homme, je l’abandonnai ! Je l’exposai au seuil de la petite église qui est à l’entrée du Ghetto, l’église des Anges… Depuis, tourmen-tée de remords, je l’ai vainement cherchée… Ce fut là mon vrai crime, Béatrix… Tu m’écoutes, ma fille ?
Primevère fit un signe de la tête.
– C’est ce crime que j’expie aujourd’hui… non par la mort, comme tu pourrais le croire… mais par les regrets qui étreignent mon cœur… Cette enfant, Béatrix… ta sœur… elle est vivante… je le sens… Ce que je n’ai pu faire… Béatrix… ta mère mourante te supplie de le faire… Cherche ! Trouve… Fais que ta sœur ne soit pas malheureuse en ce monde.
– Je le ferai, ma mère !… dit Béatrix dans un chuchotement. Cette sœur, je la trouverai… je l’aimerai, ma mère !…
Et Primevère se relevant approcha du front de sa mère et longuement, tendrement, y déposa un baiser.
– Ne songez plus au passé, supplia-t-elle.
La moribonde secoua la tête.
– Il faut que je… te dise… le nom !…
– Le nom ?
– Oui… Tu dois connaître le père de l’enfant… de ta sœur !… C’est l’homme qui ensanglante l’Italie… c’est celui qui m’a fait empoisonner par son fils… C’est Borgia… c’est le pape !…
Un cri d’horreur échappa à la jeune fille. Elle saisit la main de sa mère et la secoua violemment.
– Oh ! répétez… Est-ce possible ?
Mais la comtesse Alma se tenait à jamais immobile et muette. Elle venait d’expirer dans une effrayante secousse… Pri-mevère tomba sur les genoux, glacée, désespérée, en proie à la douleur et à l’épouvante…