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Michel Zévaco
BORGIA
XII. RAPHAËL SANZIO

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Nous conduirons maintenant nos lecteurs dans une grande et belle maison, située sur les flancs du Pincio – l’une des collines de Rome.

Au premier étage, c’était une vaste pièce où, par une baie immense ouverte sur un balcon, la lumière entrait à flots. C’était l’atelier de Raphaël Sanzio.

Aidé d’un jeune homme qui avait à peu près son âge, le peintre s’occupait activement à décrocher les toiles qui garnis-saient les murs de cet atelier. Au fur et à mesure que les toiles étaient décrochées, les deux jeunes gens les attachaient à une corde et, par le balcon, les descendaient sur une charrette qui stationnait en bas devant le seuil et sur laquelle un ouvrier les ar-rangeait méthodiquement. Cela ressemblait à un déménagement hâtif et, eût-on dit, aux préparatifs d’une fuite.

Tout en travaillant à cette besogne, les jeunes gens causaient sans s’interrompre.

– Ainsi, disait l’ami de Raphaël, c’est à Florence que je te fe-rai parvenir tout cela ?

– Oui, mon cher Machiavel… à Florence… Là, j’espère trou-ver aide et protection, grâce à l’influence de mon vénéré maître Le Pérugin…

– Dans quinze jours au plus tard, tous tes trésors seront à Florence, je t’en réponds, Sanzio.

– Merci, Machiavel. Je sais que je puis compter sur ton ami-tié. Mais pourquoi, au lieu de m’envoyer mes toiles, ne les appor-terais-tu pas toi-même ? Viens me rejoindre, Machiavel… Rome est une ville morte… Florence, au contraire, c’est le cerveau de l’Italie…

Machiavel secoua la tête.

– Oui, dit-il, j’aime Florence, comme toi… Et un jour, c’est là que j’irai pour mettre en ordre mes notes et commencer le livre qui hante mes songes… Mais ici, je trouve des matériaux que je ne trouverais nulle part…

– Que veux-tu dire ?…

– Que pour écrire mon livre, je ne pouvais souhaiter de meilleur modèle que Borgia… Quel somptueux criminel ! Peut-on rêver assemblage plus parfait de cruauté, d’astuce et de vio-lence ? Quel admirable type de despote, pour inspirer au peuple l’horreur du despotisme !… Ah ! combien je suis heureux de ne pas avoir donné suite à mon projet de poignarder Borgia !…

Machiavel se tut subitement. Puis, il passa sur son front sa main brûlante et, revenant tout à coup à Raphaël qui le contem-plait :

– Pardonne-moi, mon ami, de me laisser emporter par mes songes, alors que de graves périls t’entourent… Mais à quoi pen-sais-tu ?…

– Rosita ! murmura-t-il, pris d’une soudaine angoisse.

– Ta Fornarina ! continua Machiavel. Et à ce propos, tu de-vais me dire les causes de ce départ précipité… de cette fuite.

– Machiavel… les minutes sont précieuses… Un jour, lors-que tu seras venu nous rejoindre, soit à Florence, soit à Urbin, tu sauras tout… Aujourd’hui, sache seulement que Rosita est mena-cée d’un affreux danger… Ce que m’a raconté hier la Maga, du Ghetto, m’a atterré… Demain matin, à l’aube, la Fornarina et moi nous serons loin de Rome, sur la route de Florence… Mais avant notre départ, notre union sera consommée…

– Soit… Et le mariage a lieu ?…

– Cette nuit, dans la petite église des Anges, qui est à l’entrée du Ghetto… C’est là que ma pauvre Fornarina fut jadis trouvée par la Maga…

– Quelle heure ?…

– La première messe nocturne… deux heures du matin… aussitôt après la cérémonie, nous quittons Rome à pied et nous allons rejoindre la chaise de poste à l’endroit que tu me désigne-ras.

– Sois tranquille, tout sera prêt… voiture solide, chevaux ra-pides… Je m’en charge… À propos, j’ai une cinquantaine de du-cats dans un tiroir… les veux-tu ?

– Non, je suis riche, j’ai touché chez le trésorier du pape le prix de ma Vierge à la chaise.

Le déménagement des toiles était achevé.

Les deux amis descendirent et se dirent au revoir jusqu’à la cérémonie de l’église des Anges. Machiavel serait le témoin de la Fornarina.

Raphaël gagna l’église des Anges et y entra. Le peintre cher-cha des yeux un prêtre et, n’en voyant pas, il allait se diriger vers la sacristie lorsqu’il en vit sortir un moine qui, le capuchon rabat-tu sur les yeux, traversa la nef. Raphaël l’aborda.

– Mon père, lui dit-il, pourriez-vous me dire si le desservant de cette église est ici en ce moment ?…

Le moine jeta un rapide coup d’œil sur le jeune homme et eut un geste de surprise vite dissimulé.

– Ce vénérable prêtre est malade, répondit-il, mais je le remplace… Auriez-vous besoin des secours de notre sainte reli-gion ?…

– Mon père, reprit le peintre après une légère hésitation, c’est pour un mariage…

– Bien, mon enfant… Et alors ?…

– Un mariage… sans faste… sans bruit… La fiancée… par caprice… désire que ce mariage soit consommé la nuit…

– C’est vous le fiancé ?…

– Oui, mon révérend.

– Et la fiancée… qui est-ce ?…

– Vous saurez les noms au moment nécessaire…

– Bien, bien… mon enfant… Et vous désirez que ce mariage se fasse la nuit ?… Peut-être voulez-vous qu’il demeure secret ? Vous pouvez tout me confier, mon fils…

– Eh bien, oui, digne père… Il faut que cette union demeure secrète…

– Nous avons une messe à une heure de la nuit… une autre à deux heures…

– Celle-ci me convient…

– C’est très bien… Et, pour quand ?

– Cette nuit, mon père ! Y voyez-vous un inconvénient ?

– Aucun, aucun ! Soyez ici cette nuit, à deux heures, avec votre fiancée et vos témoins… et je vous unirai.

Raphaël remercia le moine et s’élança au-dehors. Quant au révérend, il attendit que le jeune homme eût disparu, puis se di-rigea vivement vers la sacristie. Là, un vieux prêtre mettait en ordre une armoire.

– Fra Domenico, dit le moine, vous allez rentrer chez vous.

Le prêtre leva un regard surpris sur le révérend.

–… Car vous êtes malade, continua celui-ci.

– Je suis malade, dom Garconio ?…

– Oui ! Jusqu’à demain ! Vous m’entendez ? reprit le moine d’un ton d’autorité.

Le prêtre s’inclina humblement.

– Que votre volonté soit faite, dom Garconio !

– Dès le matin, vous pourrez revenir à l’église. Jusque-là, croyez-moi, gardez le lit…

Le prêtre soupira, remit au moine la clef de l’église et s’éloigna. À son tour, le moine sortit, ferma à clef la porte de la petite église et, en toute hâte, prit le chemin du Vatican…

– Il est une heure… Gens de la ville, dormez en paix !…

Le veilleur de nuit venait jeter ce cri à l’entrée du Ghetto… sans y entrer.

Dans le sombre logis de la Maga, Raphaël Sanzio et Rosita, la petite Fornarina, sa fiancée, venaient de faire leurs adieux à la vieille sorcière. Calme et presque indifférente, en apparence, la Maga consolait d’une caresse la Fornarina qui pleurait dans ses bras…

– Mère, suppliait celle-ci, venez avec nous…

– Il faut que je reste ! répondit la sorcière d’une voix ferme. Plus tard, je vous rejoindrai… peut-être ! Mais maintenant, ma tâche n’est pas terminée…

– Vous ferez selon votre volonté, Maga, dit Raphaël d’une voix émue.

– Mère ! Comment vais-je vivre, loin de vous ? reprit à son tour la Fornarina.

– Allez, enfants ! fit-elle. Voici l’heure !…

– Un dernier mot ! dit Raphaël. N’oubliez pas que vous avez promis de me faire savoir quels ennemis menaçaient Rosita… et qui est son père !

– Oui, vous le saurez… mais quand il sera temps… Pour le moment, fuyez Rome au plus tôt…

– La chaise de poste nous attend… Dans peu de jours, nous serons à Florence…

– Alors, seulement, je respirerai… Allez… il est temps…

La Maga étreignit Rosita sur son sein. Puis, précipitam-ment, elle se retira dans la pièce voisine – la chambre qu’avait habitée la Fornarina – en larmes.

Demeurée seule, la Maga s’accroupit selon son habitude, la tête sur les genoux : une immense douleur bouleversait ses traits.

Raphaël et Rosita avaient rapidement franchi l’espace qui les séparait de l’église des Anges. Il allait être deux heures lors-qu’ils atteignirent la chapelle.

Au fond de la nef, une chapelle latérale brillait faiblement, éclairée par la lueur de deux cierges. Les témoins, des jeunes gens amis de Machiavel et de Sanzio, attendaient… Un prêtre, ac-compagné d’un enfant de chœur, sortit de la sacristie.

La messe fut dite. Les anneaux s’échangèrent. Lorsque ce fut fini, Machiavel s’approcha de Sanzio :

– La voiture attend près de la porte Florentine, en dehors des murs… je cours devant pour faire ouvrir la porte… Hâte-toi…

Le jeune homme disparut. Sanzio et Rosita sortirent de l’église. Les trois autres témoins s’approchèrent, saluèrent la nouvelle épousée et se hâtèrent de s’éloigner.

Raphaël et la Fornarina demeurèrent seuls. Puis ils se mi-rent en route, à pas pressés, vers la porte Florentine, et s’engagèrent dans une rue étroite et tortueuse.

Soudain, autour d’eux, surgirent une quinzaine d’ombres si-lencieuses qui les entourèrent. Sanzio tira sa dague. Rosita jeta un cri de terreur.

Sans un mot, gardant toutes ses forces pour la lutte, Raphaël souleva, enleva sa jeune femme dans un de ses bras et, le poi-gnard levé, se rua sur un groupe qui se dressait devant lui. Mais il n’avait pas fait deux pas qu’il trébucha, roula sur le pavé ; un coup furieux venait de l’atteindre à la tête…

Le jeune homme entendit comme un cri de détresse éper-due… Puis, presque aussitôt, il s’évanouit.

Lorsque Raphaël revint à lui, il faisait encore nuit.

– Rosita ! appela-t-il d’une voix angoissée.

Ses mains cherchèrent à tâtons dans l’obscurité. Autour de Raphaël étendu, il n’y avait que le pavé. Le sentiment d’horreur qui l’envahit fouetta ses forces. Il put se mettre sur les genoux… Il regarda, hagard.

– Rosita ! appela-t-il encore.

Mais il ne vit rien, et nul ne lui répondit.

Alors, l’affreuse vérité se fit jour dans le cerveau du jeune homme. Rosita avait disparu ! Enlevée !

Sanzio ne poussa pas un cri, ne proféra pas une plainte… Un espoir lui restait : prévenir la Maga !

Tout étourdi encore par le coup de pommeau d’épée qu’il avait reçu sur la tête, Raphaël prit en chancelant le chemin du Ghetto et du logis de la sorcière.

Haletant, il entra. Une torche achevait de se consumer dans un coin… À sa lumière, Raphaël vit le bahut ouvert, ses tiroirs bouleversés.

– Maga ! Maga ! fit-il d’une voix angoissée.

Il se rua dans la chambre de Rosita où il supposait que la sorcière se trouvait. Et une exclamation de douleur, un cri de ma-lédiction montèrent à ses lèvres. La chambre était vide. La Maga avait disparu.

Borgia

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