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Michel Zévaco
BORGIA
XIII. LA VOIE APPIENNE
ОглавлениеEn cette même nuit où s’était consommé le mariage secret de Raphaël Sanzio et de la Fornarina, le chevalier de Ragastens avait quitté l’hôtellerie du Beau Janus qu’il habitait encore.
À la suite de l’échauffourée où le chevalier avait failli être écharpé par la foule qui voyait en lui l’assassin du duc de Gandie, César Borgia lui avait offert un logement au château Saint-Ange. Mais, soit par bravade du danger, soit qu’il voulut garder une certaine liberté de ses faits et gestes, Ragastens avait refusé.
– Monseigneur, avait-il dit, j’étoufferais dans la belle cage que vous me proposez ; je suis resté un peu le vagabond nocturne que je fus dans mon adolescence…
César Borgia n’insista pas et se contenta d’admirer l’insouciance du chevalier, comme il avait admiré d’abord son in-trépidité dans l’émotion populaire.
Le chevalier erra longuement par les rues désertes, noires, pleines d’ombre et de silence et se trouva enfin à l’entrée de la Voie Appienne.
– Elle m’a dit : le vingt-troisième tombeau à gauche. Quant au mot de passe, j’aurai à prononcer l’anagramme de Roma – puisse-t-il m’être de bon augure !
Et il s’avança en comptant les édifices tantôt serrés l’un contre l’autre, tantôt séparés par de longs espaces où croissaient tamaris et lentisques.
Ragastens songeait que, pour la troisième fois, il allait revoir cette étrange jeune fille dont la destinée était encore une énigme à ses yeux, cette Primevère dont son imagination ne pouvait plus se détacher. Et lorsqu’il atteignit le vingt-troisième tombeau, le cœur lui battait certes fort.
Il fit le tour du tombeau et ne vit personne.
– Serais-je venu trop tôt, ou trop tard ? pensa-t-il.
À ce moment, près de lui, dans l’ombre des fourrés, une voix murmura :
– Roma !
– Amor ! répondit le chevalier.
Aussitôt, un homme parut, surgissant d’un bouquet d’arbustes sauvages. Sans dire un mot, il poussa la petite porte de bronze qui fermait l’entrée du tombeau et s’effaça pour laisser passer Ragastens.
Le chevalier entra et se trouva dans une sorte de cellule étroite qu’éclairait faiblement un flambeau. Le sol était composé de larges dalles. L’une d’entre elles, arrachée de son alvéole et posée debout contre la muraille, laissait béant un trou noir…
Ragastens s’étant penché sur ce trou vit un escalier de pierres branlantes qui s’enfonçait dans les entrailles de la terre. Il s’y engagea sans hésiter.
Au bas de l’escalier commençait une galerie au bout de la-quelle il apercevait une lueur… Ce fut vers cette lueur qu’il se di-rigea.
La galerie aboutissait à une assez vaste salle dans laquelle rayonnaient de nombreux boyaux semblables à celui que Ragas-tens venait de parcourir.
– Les catacombes ! murmura-t-il.
Alors, il ramena les yeux autour de lui. La salle où il se trou-vait était circulaire. Tout autour, le long des murs, des sièges communs, mais confortables étaient disposés : il y en avait une vingtaine. Sur chacun de ces sièges était assis un homme. D’un geste, l’un de ces hommes montra au chevalier un siège inoccu-pé : Ragastens y prit place et attendit.
La plupart de ces hommes étaient jeunes. Sur leurs visages s’accentuait le type de la beauté italienne dans ce qu’il y a de sé-vère et de doux à la fois. Une même gravité imprimait à ces phy-sionomies un caractère commun de décision, d’inébranlable vo-lonté…
– Morbleu ! Voilà des hommes !… S’ils conspirent, je plains celui ou ceux à qui ils en veulent… Mais contre qui conspirent-ils ?… Et « elle » ?… Où est-elle ?… Quel rôle joue-t-elle dans le formidable drame que j’entrevois sur ces visages ?… Quel rôle me réserve-t-elle à moi-même ?…
À ce moment, un bruissement de robe, des pas légers se fi-rent entendre dans la galerie que Ragastens avait suivie. Toutes les têtes se tournèrent de ce côté.
Presque toutes les figures de ces hommes exprimaient l’impatience. Mais trois ou quatre d’entre elles laissaient percer un sentiment auquel l’instinct du chevalier ne pouvait se trom-per : c’était de l’amour !…
À l’entrée de la salle, une femme parut. Ragastens la devi-na : c’était Primevère ! Son visage se cachait sous un long voile noir et elle était vêtue de noir…
À l’aspect de ces signes d’un deuil récent, un murmure d’étonnement parcourut l’assemblée ; tous ces hommes se levè-rent et entourèrent la jeune fille qui, debout, appuyée au mur, laissa éclater une douleur qu’elle ne pouvait plus contenir. L’un des conjurés, le prince Manfredi, vieillard à barbe grise, s’approcha et lui prit la main.
– Béatrix, dit-il, que signifient ces vêtements de deuil ? Par-lez… quelle catastrophe…
Primevère, alors, souleva son voile.
– Ma mère est morte !
– Morte ? La comtesse Alma ?
– Assassinée !… Empoisonnée !… En est-ce assez ? Sei-gneurs dépouillés, princes, barons et comtes dépossédés, faut-il encore de nouveaux crimes ?… Et c’est toujours la même main qui frappe, infatigable, jamais rassasiée de meurtres… c’est tou-jours le même homme… le même tyran qui conçoit l’assassinat : le pape !… Et c’est toujours le même homme… le même tigre qui se rue sur la victime désignée à ses coups… son fils… César Bor-gia !…
– César Borgia ! exclama sourdement le chevalier de Ragas-tens devenu livide. César ! Mon protecteur !
Au nom de Borgia, un frémissement agita les conspirateurs. Aucun cri ne leur échappa. Mais un sentiment d’implacable haine se lut sur leurs visages.
– Béatrix ! reprit alors le prince Manfredi… ma fille !… lais-sez-moi vous donner ce nom, puisque votre père n’est pas à la place qu’il devrait occuper… mon enfant, je cherche en vain les paroles qui pourraient consoler votre douleur… C’est un affreux malheur, mon enfant… Mais si une chose au monde peut vous consoler, c’est la certitude d’une prochaine et éclatante ven-geance… Nos amis, tous présents à ce dernier rendez-vous que vous aviez indiqué, nous apportent de bonnes nouvelles… Les Romagnes s’agitent… Florence s’inquiète de la puissance des Borgia… Bologne et Plombino vont se soulever… Forli, Pesaro, Imola, Rimini, lèvent des hommes… Il suffit d’une étincelle pour enflammer cet incendie qui couve…
Béatrix s’essuya ses yeux. Sur ce charmant visage s’étendit comme un masque volontaire d’intrépide énergie…
– Seigneurs, dit-elle, la douleur où vous me voyez n’a point abattu mon ardeur. Si terrible que soit le coup qui me frappe, il n’a rien ajouté à ma haine, rien retranché à ma décision… Une première fois, Monteforte a résisté à César… Cette fois-ci, c’est de Monteforte que partira le signal libérateur… Je sais que César se prépare à marcher sur la forteresse des Alma, dernier rempart de nos libertés… Seigneurs, c’est donc à Monteforte que nous de-vons concentrer toutes les forces de résistance… Et c’est là que je vous donne rendez-vous…
– À Monteforte !
Ce fut un cri, ou plutôt une exclamation brève et forte qui jaillit de toutes les bouches.
– Nous allons nous séparer, reprit alors Béatrix ; mais je veux d’abord remplir un devoir envers vous tous en vous présen-tant le nouveau compagnon qui est parmi nous.
Les regards se portèrent, avec une curieuse sympathie, sur Ragastens. Primevère saisit la main du chevalier.
– Seigneurs, dit-elle, voici le chevalier de Ragastens, une fière épée, un noble cœur… Vous comprendrez toute la confiance qu’il m’a inspirée, puisqu’il n’a pas hésité, pour me sauver, à ris-quer la haine de Borgia !…
Un murmure de sympathie se fit entendre. Le prince Man-fredi tendit sa main à Ragastens.
– Chevalier, dit-il, soyez le bienvenu parmi nous…
Mais, à la stupéfaction générale, Ragastens ne prit pas la main qui lui était offerte. Il avait baissé la tête. Une expression de tristesse bouleversait son visage si insoucieux d’habitude.
Un silence plein de menace et de méfiance se fit dans la crypte. Primevère recula de deux pas. Elle pâlit et ses yeux an-xieux interrogèrent le chevalier.
Celui-ci releva la tête. Son regard fit le tour de l’assemblée et se posa enfin sur Primevère.
– Madame, dit-il, et vous, messieurs, un terrible malenten-du s’élève entre nous… Il ne me convient pas de dissimuler la vé-rité… Quelles que soient les suites de ma franchise, je dois vous dire que j’appartiens à Monseigneur César Borgia depuis mon arrivée à Rome…
– Trahison ! s’exclama le prince Manfredi, tandis que plu-sieurs poignards jetaient dans l’ombre de sinistres lueurs.
– Non, pas trahison, monsieur ! répondit Ragastens avec une souveraine hauteur… Malentendu dont je ne suis même pas responsable !… En d’autres circonstances, monsieur, vous paie-riez de votre vie le mot que vous venez de prononcer… Mais pour votre vieillesse, pour vos inquiétudes, et surtout pour des pensées que je n’ai pas à vous expliquer… je vous pardonne !
– Vous me pardonnez ! se récria le vieillard. Mort Dieu ! C’est la première fois qu’on parle ainsi à un prince Manfredi !
– Oui, monsieur… et j’ai le droit de parler ainsi parce que vous m’avez outragé par une fausse accusation. Fussiez-vous roi, fussiez-vous empereur, fussiez-vous souverain pontife, moi ché-tif, je suis plus grand que vous, puisque je m’interdis d’user de représailles…
Ragastens avait prononcé ces mots avec une singulière dou-ceur. Et il y avait dans son attitude une telle noblesse et dans la tristesse de son accent une si réelle grandeur que tous ces hommes, connaisseurs en intrépidité, ne purent s’empêcher de l’admirer.
Primevère, à l’écart, assistait à cette scène pénible sans qu’il fût possible de deviner les sentiments qui agitaient son cœur.
– Expliquez-vous, reprit Manfredi d’un ton bref.
Le chevalier se tourna vers Primevère.
– Madame, dit-il, lorsque j’ai eu le bonheur de vous rencon-trer et que j’ai pu m’interposer entre vous et ce moine, j’ignorais quelles étaient vos amitiés et vos haines !… Si, en accomplissant un devoir que tout homme eût accompli à ma place, je m’exposais à la vengeance du prince Borgia, du moins je ne le sa-vais pas… L’eussé-je su, madame, j’eusse considéré comme un grand honneur de m’exposer pour vous…
– Eh bien, monsieur, fit vivement le prince Manfredi, si vous n’êtes pas engagé…
– Je le suis ! interrompit Ragastens. J’ai vu le prince Borgia. L’accueil qu’il m’a fait a dépassé mes espérances…
– En sorte qu’en venant ici ?
– En venant ici, je jure que j’ignorais que je dusse rencontrer des ennemis de Borgia…
Primevère, alors, s’avança :
– Seigneurs, dit-elle non sans fermeté, M. le chevalier de Ragastens a raison, il est ici par suite d’un malentendu dont, seule, je suis responsable… Monsieur, vous êtes libre de vous reti-rer… Votre parole de ne pas révéler ce que vous avez vu ou enten-du nous suffira…
Ragastens pâlit. Il eut la sensation atroce qu’un fossé venait de se creuser entre lui et celle qu’il adorait. Il répondit d’une voix altérée :
– À vous aussi, madame, je vous pardonne… Vous deman-dez ma parole de ne rien révéler des secrets que le hasard m’a li-vrés… Et cela seul suppose que vous me croyez capable d’une trahison, si je ne suis enchaîné par un serment… Mais vous avez ma parole.
Les conjurés, étonnés de la simplicité, de l’assurance et de la noblesse qui éclataient dans les paroles et l’attitude du chevalier, s’inclinèrent.
Ragastens, avec une sorte de mélancolie douloureuse, reçut cet hommage de ces hommes intrépides. Il salua d’un grand geste et, d’un pas assuré, s’enfonça dans la galerie qui conduisait au tombeau.
Primevère, glacée, le vit s’éloigner lentement. Il lui sembla que la douleur de la mort de sa mère lui déchirait le cœur plus cruellement…