Читать книгу Borgia - Michel Zevaco - Страница 7

Michel Zévaco
BORGIA
VII. ALEXANDRE BORGIA

Оглавление

Le lendemain, de bonne heure, Ragastens, resplendissant dans son beau costume se prépara à se rendre au château Saint-Ange. Comme il allait sortir, il vit une foule de gens du peuple qui, causant et riant entre eux, se dirigeaient tous dans le même sens.

– Où vont donc tous ces gens ? demanda le chevalier à son hôte qui, respectueusement, lui tenait l’étrier.

– À Saint-Pierre, seigneur.

– À Saint-Pierre ? Il y a donc une fête religieuse ? Nous ne sommes ni à Pâques, ni à la Pentecôte…

– Non, mais il y aura cérémonie tout de même ! Et une belle ! On dit que ce sera magnifique. Pour tout dire, il s’agit des funérailles de monseigneur François Borgia, duc de Gandie, mort lâchement assassiné…

– Assassiné ?…

– Hélas, oui ! On a retrouvé son cadavre, percé d’un maître coup de poignard !

– Et où a-t-on retrouvé ce cadavre ?… demanda Ragastens avec une avide curiosité.

– Dans le Tibre !… À trois cents pas à peine d’ici !

– Dans le Tibre !…

– Les brigands, non contents d’assassiner le pauvre sei-gneur, ont jeté à l’eau son corps, dans l’espoir peut-être qu’il se-rait entraîné jusqu’à la mer…

– Ainsi, on a trouvé le cadavre dans le Tibre ! interrompit Ragastens.

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire, à trois cents pas d’ici !… La découverte en fut faite hier matin, une heure à peine après que vous eûtes quitté l’hôtellerie…

– Et soupçonne-t-on l’assassin ?…

– On a arrêté une douzaine de gens mal famés… Il est sûr qu’on retrouvera les criminels, car c’est monseigneur César en personne qui dirige les recherches…

– Merci de vos renseignements, mon cher monsieur Bartho-lomeo.

– Savez-vous, seigneur chevalier, ce que quelques-uns disent tout bas ?…

– Que dit-on ? fit Ragastens en se penchant sur sa selle, car il était déjà à cheval.

Mais Bartholomeo se tut soudain. Il venait de se rappeler que le chevalier avait reçu, la veille, la visite de Giacomo, l’intendant du Palais-Riant, et que, selon toute apparence, il était l’ami des Borgia… Il jeta un regard effaré sur Ragastens.

– Rien ! fit-il en balbutiant ; on ne dit rien…

– Eh bien, je vais vous l’apprendre, ce qu’on dit ! On dit que le Palais-Riant est bien près du Tibre où l’on a retrouvé le duc de Gandie… n’est-ce pas ?

Bartholomeo devint cramoisi, puis livide de terreur.

– Je n’en sais rien, Excellence… Rien, je vous jure ! je ne dis rien, je ne suppose rien, je ne sais rien…

Le chevalier se dirigea, au pas de sa monture, vers le châ-teau Saint-Ange et passa Saint-Pierre. Là, sur la place dallée, ve-naient aboutir et se perdre en de sombres remous les fleuves d’hommes que déversaient toutes les rues.

La nouvelle de la mort de François Borgia avait produit une profonde impression.

Ragastens observa la foule qu’il fendait lentement du poi-trail du Capitan. De sourdes rumeurs faisaient tressaillir cette foule et couraient à sa surface comme les souffles d’une pro-chaine tempête sur la face des mers. Dans certains groupes, on n’hésitait pas à dire qu’il fallait venger la mort de François. Et, au mot de vengeance, des regards se tournaient vers le château Saint-Ange. De toute évidence, ces regards menaçaient César.

Préoccupé de ce qu’il voyait et entendait, Ragastens ne fit pas attention à un homme – un religieux, un moine ! – qui par-courait les groupes, glissant un mot dans l’oreille des uns, faisant à d’autres des signes mystérieux. Ce moine, c’était Dom Garco-nio.

À quelle besogne se livrait-il ?

C’est ce que se fût demandé le chevalier s’il eût vu le moine. Mais, comme nous l’avons dit, il marchait, tâchant de recueillir les impressions qui se dégageaient de la foule, puis songeant à l’étrange entrevue qu’il avait eue la veille avec Béatrix. L’image de la jeune fille flottant devant ses yeux finit par l’absorber com-plètement.

Et lorsqu’il fut parvenu devant la porte du château Saint-Ange, une modification extraordinaire s’était opérée dans l’attitude de la foule. Tout brave qu’il était, Ragastens eût sans doute frémi s’il eût vu à ce moment les yeux luisants qui se bra-quaient sur lui, et les sourires mauvais qui l’accompagnaient. Mais il ne vit rien et, paisiblement, pénétra dans la cour du châ-teau, sillonnée de laquais, de soldats, d’officiers et de seigneurs.

Ragastens avait mis pied à terre et, assez embarrassé, re-gardait autour de lui sans trop savoir à qui s’adresser, lorsqu’une voix de basse-taille retentit à ses côtés.

– Comment, « facchini » !… Vous ne voyez pas que M. le chevalier de Ragastens vous tend la bride de sa monture ?

Les laquais auxquels s’adressait cette apostrophe se précipi-tèrent vers le chevalier et, avec toutes les marques d’un grand respect, s’emparèrent de Capitan, qu’ils conduisirent dans l’une des vastes écuries du château. Ragastens s’était retourné vers ce-lui qui venait si à propos de le tirer d’embarras.

– Le baron Astorre ! s’écria-t-il non sans surprise.

– Moi-même, répondit le colosse, enchanté de me mettre à votre disposition, pour vous guider à travers cette petite ville touf-fue qu’est le château de Saint-Ange !

– Ma foi, mon cher baron, je vous suis vraiment obligé de l’offre… Mais permettez-moi de m’enquérir de votre santé… Bien que vous ayez le bras en écharpe, j’espère que je n’aurais pas été assez maladroit pour vous endommager sérieusement…

– Vous le voyez, chevalier, je n’ai pas l’air d’un moribond ; par tous les diables, l’épée qui doit m’envoyer ad patres n’est pas encore forgée… Mais venez… je vais vous conduire jusqu’aux ap-partements de monseigneur César qui, en ce moment, est en con-férence avec son illustre Père…

Le baron lui fit monter un somptueux escalier de granit rose, au haut duquel commençait une enfilade de salles décorées avec un luxe plus sobre que celui du Palais-Riant. Ils arrivèrent ainsi à une sorte de vaste salon où grouillait tout un monde de seigneurs chamarrés, de gardes, de courtisans, qui bavardaient sans la moindre retenue.

– Messieurs, dit Astorre de façon à dominer les conversa-tions, permettez-moi de vous présenter M. le chevalier de Ragas-tens, gentilhomme français, venu en Italie pour nous montrer à tous comment on manie une épée et qui a débuté par me donner, à moi l’Invincible Astorre, une leçon dont je me souviendrai long-temps !

Tous les regards convergèrent sur le chevalier. Ragastens tressaillit. Car il lui avait semblé démêler dans la voix d’Astorre quelque intonation ironique et c’étaient des regards moqueurs qui se tournaient vers lui…

César Borgia se trouvait en effet chez le pape, ainsi que le baron Astorre l’avait annoncé à Ragastens.

Alexandre VI était, à cette époque, un vieillard de soixante-dix ans. Sa physionomie « ondoyante et diverse » portait les marques d’une subtile diplomatie.

Alexandre était de taille un peu au-dessus de la moyenne ; il se tenait droit, bien que parfois il feignît de courber la tête comme sous le poids de la pensée. C’était un vieillard d’une ad-mirable verdeur. Ses origines espagnoles se révélaient dans son œil dur et hautain, dans le circonflexe de la bouche fine et serrée, dans les sourcils demeurés touffus et presque noirs.

Au moment où nous pénétrons auprès du pape, il se trouve dans une sorte d’oratoire sévèrement meublé, assis dans un vaste fauteuil à haut dossier sculpté.

Un jeune homme, qui semblait à peine avoir dépassé la ving-tième année, était devant lui, debout, dans une attitude de respect pleine de dignité et le pape achevait un entretien commencé de-puis une demi-heure. Ses yeux pétillants se fixaient sur un ta-bleau qu’on venait d’accrocher à la muraille. Le jeune homme suivait ce regard avec une évidente inquiétude.

– Admirable ! disait le pape. Merveilleux ! Raphaël, mon cher enfant, tu seras un grand peintre…

– Ainsi… Votre Sainteté n’est pas mécontente de cette ma-done ?…

– Admirable, Sanzio ! Je ne trouve pas d’autre terme… Elle est si simple dans cette chaise populaire…

Le jeune homme aux yeux rêveurs écoutait ces éloges avec une noble simplicité. Il allait se retirer, lorsque le pape le retint d’un geste.

– Et cette « Transfiguration », dit-il, avance-t-elle ?

Raphaël Sanzio devint soucieux et poussa un soupir.

– Cette œuvre me désespère, fit-il sourdement.

– Allons, allons ! Du courage per bacco ! Va, mon enfant, tu es libre… Ah ! un mot encore. Où prends-tu tes modèles ? Où trouves-tu ces parfaites beautés que tu peins ?… Quelque grande dame, sans doute…

– Que Votre Sainteté daigne me pardonner, répondit Ra-phaël. Ce n’est pas parmi les grandes dames que je pourrais trouver cette suavité de lignes, cette pure harmonie des contours et ces reflets de profonde noblesse qui viennent des âmes vrai-ment pures…

– Et où donc, per bacco ?…

– Dans le peuple qui sait aimer, qui sait souffrir…

– Ainsi, ta madone ?…

– Est une simple fille du peuple, une humble fornarina .

Le pape demeura songeur et ferma les yeux une minute. Puis, simplement, il ajouta :

– Eh bien, Raphaël, je veux la connaître !… Va, maintenant.

Le jeune homme se retira, étonné, presque inquiet. Quant au pape, les yeux fixés sur la « Vierge à la chaise », il murmurait :

– Oui… connaître cette pure enfant !… Réveiller peut-être quelques étincelles dans les cendres déjà froides de mon vieux cœur !… Aimer encore une fois !… Vivre… Oh ! ne fût-ce qu’une heure !

Alexandre VI se tourna alors à demi vers une porte et dit : « Entre ! »

La porte s’ouvrit aussitôt. César parut.

Une singulière transformation venait de s’opérer dans la physionomie du pape. La tête penchée sur la poitrine, les mains jointes, il paraissait horriblement souffrir. Mais il eût été impos-sible de dire si son mal était corporel ou moral. Sur un geste de lui, César s’assit.

Le duc de Valentinois, cuirassé, botté, la figure rude, le poing appuyé sur le pommeau d’une lourde épée, l’œil en éveil, la bouche plissée par un sourire d’une cynique impudence, formait un violent contraste avec son père. C’était le reître en présence du diplomate…

– Eh bien, mon fils, dit enfin le pape, cette immense douleur nous était donc réservée ?… J’étais donc destiné, sur la fin de ma vie, à voir tomber un de mes enfants sous le poignard d’un misé-rable bravo ? Le plus soumis de mes enfants… le meilleur, peut-être !… Ah ! malheureux père que je suis ! Le ciel réservait ce châtiment cruel à mes péchés, sans doute !

César ne répondit pas un mot. Le pape essuya ses yeux où d’ailleurs il n’y avait pas de larmes.

– Mais, reprit-il, ma vengeance sera éclatante. Sais-tu le châtiment qu’a mérité l’assassin, César ? Le sais-tu ?

César tressaillit et une ombre passa sur son front. Mais il continua à se taire. Alexandre lui saisit la main.

– Je veux que ce soit terrible. L’assassin, quel qu’il soit, du peuple ou de la noblesse, fût-il même quelque puissant seigneur, même un de nos parents, l’assassin subira le supplice dont j’ai dicté tout à l’heure l’ordonnance : il aura les ongles arrachés, la langue coupée, les yeux crevés, et demeurera exposé ainsi au po-teau d’infamie jusqu’à ce que mort s’ensuive. Alors, on lui arra-chera le cœur et le foie pour les jeter aux chiens, puis le cadavre sera brûlé et les cendres jetées au Tibre…, Cela te paraît-il suffi-sant, César ?… Parle !

César garda le silence. Il était seulement un peu pâle. Le pape reprit :

– Ah ! mon pauvre François ! Quand je songe que l’autre soir, plein de vie et de gaîté, il vint me trouver… et que je lui con-seillai d’aller passer la soirée chez ta sœur Lucrèce… Ah ! maudit conseil… Car c’est sûrement en sortant du Palais de Lucrèce qu’il a été tué… pauvre François ! Si bon ! Si tendre !… Mon cœur en saigne… Mais tu ne pleures donc pas, César ?…

– Mon père, j’attends, pour vous parler de choses sérieuses que vous ayez fini de jouer la comédie…

– Per bacco ! Que signifie !…

– Cela signifie que la mort de François vous enchante ou si-non je ne comprends plus, moi !

– Malheureux enfant ! Comment peux-tu penser de pareilles abominations ! Tu outrages ma douleur !

– François vous gênait, mon père, reprit César en haussant la voix. Fourbe, lâche, imposteur, indigne de ce nom de Borgia qu’il portait, ennemi en secret de votre gloire et de votre gran-deur, impuissant conspirateur, ne sachant ni aimer ni haïr, il nous déshonorait, mon père ! Sa mort est la bienvenue !

– Conspirateur ?… Tu dis qu’il conspirait ?…

– Vous le savez aussi bien que moi, mon père !

– N’importe ! Le crime est atroce et doit être puni ! Tu m’entends, César ?… Quoi qu’ait pu faire contre nous le pauvre François, il est intolérable que quelqu’un au monde ait osé porter la main sur un Borgia ! Un châtiment exemplaire doit apprendre à l’univers que les Borgia sont inviolables !

– Je suis de votre avis, mon père, dit froidement César. Aus-si, je vous jure que l’assassin sera retrouvé : c’est moi-même qui m’en occupe !

– Alors je commence à me tranquilliser, César… Si après avoir réduit la noblesse et muselé le peuple, si après avoir dompté l’Italie et mis Rome dans une cage, nous laissons assassiner, ce n’est pas la peine d’avoir fait ce que nous avons fait !… Seul, un Borgia peut toucher à un Borgia !

– Mon père, votre sagesse est infinie et je m’incline hum-blement devant votre génie. François nous trahissait…

– La Providence l’en a puni avec une sérénité qui fait trem-bler de douleur mon cœur paternel…

– Maintenant que nous avons réglé la question des justes vengeances…

– Tu retrouveras l’assassin, n’est-ce pas, César ? Promets-le-moi pour me tranquilliser.

– C’est juré, mon père… et vous savez ce que valent les ser-ments d’un Borgia… quand il y va de son intérêt !… Maintenant que cette question est réglée, je voudrais connaître un détail qui m’échappe…

– Parle, César.

– Vous avez dit que François conspirait, et que sa mort vous délivrait d’un danger.

– Per bacco ! C’est toi qui as dit cela !

– Oui, mais vous l’avez pensé. Mettons que vous l’ayez dit par l’intermédiaire de ma bouche…

– Soit, admettons-le… Après ?…

– Eh bien, mon père, achevez de m’éclairer : avec qui cons-pirait François ? Il est important que je le sache…

Le pape réfléchit quelques instants.

– Mon fils, dit-il enfin, il n’est que trop vrai que François avait fait alliance avec nos pires ennemis…

– Nommez-les, mon père !

– Te les nommer ! s’écria-t-il. Comme tu y vas ! Si je pouvais te les nommer, la besogne serait trop facile !

– Ainsi, vous ne savez pas le nom des conspirateurs ?

– Je sais que l’on conspire, voilà tout !… Je sais qu’on veut ma mort – et la tienne, César !… Je sais que les traîtres avaient mis leur confiance en ton frère François… que la divine Provi-dence ait pitié de son âme…

– Songeons à nous, mon père !

– Juste, per bacco !… Et, à ce propos, il m’est venu une idée.

Les idées du pape étaient généralement funestes à ceux à qui il les confiait. César ne l’ignorait pas.

– Je songe à te marier ! fit tout à coup le vieux Borgia.

César éclata de rire, rassuré.

– Quel mal vous ai-je fait, mon père ? s’écria-t-il.

– Ne plaisante pas, César… Je connais tes goûts, je sais que le sacrement du mariage inspire à ton indépendance une répul-sion que je ne veux pas contrarier… Donc, si je te parle d’un ma-riage possible, c’est que j’y vois le moyen de consolider à jamais notre puissance…

– Je vous écoute, mon père ! dit César redevenu attentif et sérieux.

– Écoute, César, il m’arrive parfois de regarder derrière moi dans ma vie et de me rappeler tout ce que j’ai fait pour la gloire et la fortune de notre maison…

La voix du vieillard devint rocailleuse… sa figure s’assombrit.

– Alors, César, il me semble que des fantômes se mettent à rôder autour de moi !… Des princes, des comtes, des évêques, des cardinaux… toute une ronde infernale de têtes livides qui me me-nacent… tous ceux qui sont tombés autour de nous, par le fer ou par le poison… Les Malatesta, les Manfredi, les Vitelli, les Sfor-za… tous sortent de leurs tombeaux et me disent : « Rodrigue Borgia, quiconque tue sera tué ! Borgia, tu périras par le poi-son !… »

– Mon père !… Chassez ces puériles imaginations…

– César ! César ! murmura le pape en saisissant la main de son fils, j’en ai l’horrible pressentiment : je mourrai avant peu… et c’est par le poison que je mourrai !… Tais-toi !… Laisse-moi achever ! Que je meure, moi, ce n’est rien ! Mais toi !

– Suis-je donc menacé ?…

Le pape jeta à son fils un de ces coups d’œil en dessous qui lui étaient familiers et vit que la terreur commençait à faire son œuvre dissolvante dans l’esprit de César.

– Enfant ! s’écria-t-il. T’imagines-tu donc que ce soit à moi qu’on en veut ? Allons donc ! S’il n’y avait que moi, on me laisse-rait mourir de vieillesse… car je suis usé… Mais toi ! Toi !… Le digne héritier de ma puissance ! Toi, qui as conquis les Ro-magnes ! Toi, qui rêves de restaurer l’empire de Néron et de Cali-gula ! Toi, César, mon fils, c’est toi que l’on veut atteindre, et pour te frapper plus sûrement, il faut que je disparaisse le pre-mier…

– Par l’enfer ! gronda César, avant qu’on ait touché à un cheveu de votre tête, mon père, j’incendierai l’Italie, du cap Spartivento jusqu’aux Alpes !…

– Il y a mieux à faire, César ! reprit le pape dont l’œil noir s’éclaira de satisfaction.

– Parlez… je suis prêt à tout !

– Eh bien, César… ce mariage… il arrangerait tout !

– Encore faut-il que je sache…

– Le nom de celle qui nous apportera en dot la pacification de l’Italie et la certitude de notre puissance consolidée ? Je vais te le dire : c’est la fille du comte Alma… Béatrix !

– La fille du comte Alma !… fit César étonné.

– Tu la connais ?

– J’ignorais même que le comte eût une fille !… Mais, mon père, comment pouvez-vous supposer qu’une alliance soit pos-sible entre les Borgia et les Alma ?… Vous disiez que j’ai conquis les Romagnes… C’est vrai, mais je n’ai pu faire capituler la cita-delle de Monteforte, qui a résisté à six assauts et à un siège de quatorze mois ! Le comte Alma, seigneur de Monteforte demeure debout, insolent, superbe, comme une perpétuelle menace…

– Eh ! tu mets le doigt sur la plaie… Monteforte est devenu le rendez-vous de tous les mécontents… de tous ceux que nous avons dépossédés et dépouillés. Intrigant, actif, courageux, le comte Alma a concentré autour de lui, en un faisceau, les haines et les rancunes éparses dans l’Italie… Vois-tu bien l’intérêt que nous avons à ce que Béatrix devienne ta femme ?…

– Jamais le comte n’y consentira…

– Tu l’y obligeras.

– Comment ?

– En enlevant sa fille, d’abord.

César, soucieux, le front barré d’un pli de défiance, cher-chait dans sa tête les arguments pour se dispenser de cette opéra-tion qui lui souriait médiocrement. L’amour sauvage qui, d’heure en heure, grandissait dans ce cœur, n’y laissait plus de place pour l’aventure proposée.

– Marcher sur Monteforte, reprit le pape, avec des forces suffisantes, s’emparer de ce dernier rempart, tenir le comte à ta merci, et alors lui proposer d’épouser sa fille : c’est un coup ma-gnifique, superbe… C’est la fin des révoltes… c’est l’apaisement définitif… la déroute de nos ennemis désormais découragés…

» La fille est belle, sais-tu ?… Cette Béatrix est jolie à dam-ner un pape !…

César haussa les épaules. Le pape se leva.

– Je vois que cette affaire ne te convient pas…

César demeura muet, obstiné.

– Soit ! reprit le vieux Borgia en dardant sur lui un regard empreint d’une inexprimable malice. J’y renonce… Je trouverai bien le moyen de me défendre et de te défendre aussi, sans t’obliger à un désagréable mariage avec cette petite Primevère…

César bondit. Il était devenu très pâle.

– Qu’avez-vous dit, mon père ? fit-il d’une voix rauque.

– J’ai dit : Primevère… C’est un surnom que des gens ont donné à Béatrix…

– Vous dites ? Primevère est la fille du comte Alma ?

– Je le dis ! Qu’y a-t-il qui puisse t’émouvoir ?

César souffla bruyamment, assura son ceinturon et, se tour-nant vers le pape :

– Mon père, quand faut-il marcher sur Monteforte ?…

– Je te dirai cela d’ici quatre jours… Tu acceptes donc ?

– Oui, fit César les dents serrées.

– Bien !… Va maintenant t’occuper des funérailles de ce pauvre François. On me dit qu’il y a, à ce sujet, quelque fièvre parmi le peuple…

César sortit en haussant les épaules avec mépris. Le pape écouta un instant le bruit décroissant de ses éperons qui réson-naient sur les dalles. Puis, simplement, il murmura :

– Imbécile !…

Quant à César, après avoir franchi un grand nombre de salles, il avait descendu un escalier, puis un autre… puis s’était enfin trouvé dans les vastes caves du Vatican. Personne ne l’accompagnait.

Au fond des caves – immense enchevêtrement de sous-sols – il ouvrit une trappe et descendit encore. Alors, il parvint à un caveau circulaire.

Il appuya des deux mains sur une pierre que rien ne distin-guait des autres – et la muraille s’entr’ouvrit, laissant le passage libre pour un homme. Une sorte d’étroit boyau, noir et humide, commençait là. César s’y engagea sans lumière.

Ce boyau, c’était le fameux souterrain qui réunissait le Vati-can au château Saint-Ange. À cette époque-là, trois personnes seulement connaissaient l’existence de ce souterrain : le pape, César et Lucrèce.

Borgia

Подняться наверх