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Michel Zévaco
BORGIA
V. LES CAPRICES DE LUCRÈCE

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Lucrèce Borgia rentra dans la salle du festin et s’aperçut qu’elle était vide.

– Les lâches, murmura-t-elle, ils ont fui… l’ivresse de l’épouvante a remplacé dans leurs veines l’ivresse de la volupté… Ah ! il n’y a pas d’hommes !… Mon père en fut un… mais c’est un vieillard… Pourquoi la nature m’a-t-elle donné ce sexe, à moi… à moi qui me sens d’appétit à dévorer un monde…

Elle se renversa sur une pile de coussins, et s’étira.

Une ombre se dressa près d’elle tout à coup. Elle tourna né-gligemment la tête.

– C’est vous, mon frère ? dit-elle en tendant la main à César.

Il venait de rentrer, et qui l’eût vu en ce moment n’eût ja-mais pu supposer que cet homme venait d’assassiner son frère. Il montrait un visage enjoué à sa sœur qui, de son côté, le regardait en souriant. C’était quelque chose d’effroyable que le double sou-rire de ce couple monstrueux.

– Méchant ! fit Lucrèce, pourquoi avez-vous fait du mal à ce pauvre François ?… Vous étiez donc jaloux ?…

– Ma foi, oui, Lucrèce… Il me déplaît que, devant mes amis, en quelque lieu que ce soit, en quelque circonstance qui se pré-sente, je ne sois pas le premier…

Lucrèce hocha la tête et demeura pensive.

– Au fait, reprit-elle soudain, mais tu hérites, mon César… Cette mort t’enrichit, toi déjà si riche… et l’« accident » te fait duc de Gandie…

– C’est vrai, petite sœur… mais tu auras ta part. Je te ré-serve un million de ducats d’or sur la succession… es-tu con-tente ?…

– Mais oui, répondit Lucrèce avec un bâillement. J’avais justement envie de bâtir un temple…

– Un temple ? s’écria César étonné.

– Oui… un temple à Vénus… Je veux rétablir son culte dans Rome… Je veux que le temple s’élève entre Saint-Pierre et le Va-tican… Et, tandis que notre père dira sa messe, au prochain jour de Pâques, en son temple chrétien, je veux, moi, dire la mienne en mon église païenne, et nous verrons qui des deux aura le plus de fidèles.

– Lucrèce, s’écria César, tu es vraiment une femme admi-rable. Ton idée est sublime.

– Moins que ton idée de t’emparer de l’Italie et d’en faire un seul royaume dont tu serais le roi, le maître absolu, mon César…

– À nous deux, Lucrèce, lorsque j’aurai réalisé mon plan, à nous deux, nous dominerons le monde et nous le transforme-rons…

À ce moment, un bruit de clameurs s’éleva près d’eux. Ils prêtèrent l’oreille. Le bruit venait des appartements du palais.

Lucrèce jeta un manteau de soie sur ses épaules et, précédée de César, s’élança dans le vestibule aux statues, puis ouvrit la porte de bronze. Le frère et la sœur s’arrêtèrent sur le seuil.

Une trentaine de domestiques hurlant, vociférant, tourbil-lonnant, se bousculant, se culbutant, entouraient ou essayaient d’entourer un homme, un étranger qui tenait tête à toute la meute enragée.

– Quel est l’insolent ?… s’écria Lucrèce.

Elle allait s’élancer. César la saisit par le poignet et la retint.

– Eh ! s’écria-t-il, c’est mon petit Français… Je lui avais donné rendez-vous ici, à minuit… Par le diable ! Quel gaillard ! Quels coups ! Pan ! à droite ! Pan ! à gauche ! En voici deux à terre… et deux autres qui crachent leurs dents !

César, enthousiasmé, battit des mains, frénétiquement ! L’homme qui s’escrimait contre la meute des valets, à la grande admiration de César et à la grande satisfaction de Lucrèce, était en effet le chevalier de Ragastens. Comme minuit sonnait, il s’était élancé de l’auberge du Beau-Janus.

– Oh ! l’abominable vision ! songeait-il tout en courant. Cet homme dans le Tibre !… Ce malheureux qu’on vient d’assassiner… oh ! ces deux mains crispées sur la dalle… ce corps qui disparaît dans les eaux noires… Et ces paroles mystérieuses… On veut enlever Primevère !… Et celui qui veut l’enlever, c’est précisément l’assassin ! Mais qui est cet assassin ?… Où le trou-ver ?… Comment prévenir le comte Alma ?… Il faut que je ra-conte ces étranges événements à l’illustre capitaine qui m’attend… Lui seul, à Rome, est assez puissant pour démêler la vérité, et prévenir peut-être de nouveaux meurtres !…

En monologuant ainsi le chevalier atteignit rapidement le palais de Lucrèce. Il voulut pénétrer sous la colonnade que nous avons décrite. Mais les deux gardes équestres se jetèrent au-devant de lui.

– Au large ! ordonnèrent-ils.

– Eh ! l’ami, fit Ragastens, doucement, que diable ! On m’attend en ce palais…

– Au large ! répondit le garde.

– Vous êtes bien entêté, mon cher !… Je vous dis que je suis attendu… par monseigneur César Borgia, s’il vous plaît !… Place donc !…

Non seulement le cavalier n’obéit pas à cette injonction, mais encore une douzaine de valets, attirés par le bruit, accouru-rent et se ruèrent sur le chevalier.

– Oh ! oh ! s’écria Ragastens, il paraît que la valetaille est enragée en ce beau pays… Morbleu !… Est-ce qu’ils oseraient porter la main sur moi ! Arrière, valets !

De fait, l’air du chevalier devint si terrible que les domes-tiques reculèrent, effarés. Mais le garde, lui, fonça sur le jeune homme. Ragastens comprit que sa victoire serait de courte durée et qu’il allait être cerné, malmené, s’il ne faisait pas un exemple salutaire.

En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il s’élança sur le garde et se suspendit à sa jambe, cherchant, par de violentes secousses, à lui faire perdre l’équilibre.

À la première secousse, le garde vociféra un « sang et tripes ! » à faire trembler les fenêtres des maisons environnantes, et se raccrocha à la crinière de son cheval.

À la deuxième secousse, il leva le pommeau de son sabre pour en assommer son impétueux adversaire. Mais il n’eut pas le temps de mettre ce projet à exécution.

Une troisième secousse venait de se produire, plus violente que les deux premières. La bouche du cavalier, qui s’apprêtait à envoyer à toute volée un nouveau juron bien senti, demeura entr’ouverte et silencieuse de stupéfaction. Ragastens, de son cô-té, avait reculé de plusieurs pas et avait failli tomber…

Qu’était-il arrivé ?… Avait-il lâché prise ?… Non !… Il arri-vait tout simplement qu’à force de tirer sur la jambe du géant, Ragastens avait fait venir l’énorme botte du cavalier, et que celui-ci, hébété de surprise, demeurait déchaussé d’un pied, mais tou-jours vissé sur son cheval, tandis que le chevalier, emporté par l’élan de la secousse, reculait, tenant à pleines mains une botte gigantesque…

Il y eut une débandade parmi les valets. Mais cette hésita-tion fut de courte durée. Les assaillants avaient reçu du renfort. Ils étaient maintenant une trentaine, armés de bâtons.

Ragastens jeta les yeux autour de lui et se vit entouré de toutes parts.

– Ah ! maroufles, tonna-t-il, ah ! ramassis de primauds ! C’est à coup de bottes que je vais vous chasser…

Et il fit comme il avait dit !… Saisissant la botte par le pied, il se servit de la tige comme d’une masse d’armes et exécuta un moulinet terrible. En même temps, il se dirigea vers l’escalier qu’il atteignit en quelques enjambées toujours poursuivi par la meute hurlante.

Au bout de l’escalier, Ragastens se vit dans une salle im-mense… Il choisit son champ de bataille, et s’accula à un coin. Alors, ce fut épique.

Ragastens manœuvrait sa tige de botte comme Samson dut jadis manœuvrer sa mâchoire d’âne pour en assommer les Philis-tins. Cette tige tourbillonnait, voltigeait au-dessus de sa tête.

À chaque instant, comme une claque retentissante, elle s’abattait sur une tête, sur une joue, sur un dos… Il y eut des cris de douleur, des grincements de dents, des menaces apocalyp-tiques proférées à tue-tête par la bande affolée. Cela dura jusqu’au moment où, une dizaine de valets, étant hors de combat, les autres reculèrent en désordre, en appelant au secours…

Maître du champ de bataille, sans une égratignure, son manteau à peine dérangé, Ragastens partit alors d’un éclat de rire formidable et s’écria :

– Allons, valets ! Allez prévenir votre maître que le chevalier de Ragastens est à ses ordres…

– Je suis tout prévenu, fit une voix, vous vous chargez de vous annoncer vous-même, monsieur !…

Ragastens se retourna et se trouva en présence de César et de Lucrèce. Une seconde, il demeura ébloui, fasciné par la beauté fatale de la fille du pape. Lucrèce vit l’effet qu’elle venait de pro-duire et elle sourit. Mais déjà le chevalier se remettait, s’inclinait et répondait :

– Monseigneur, et vous, madame, daignez m’excuser d’avoir quelque peu malmené vos valets… Je n’ai d’autre défense à pré-senter que l’ordre que vous m’aviez donné de me trouver ici à mi-nuit… Or, pour être à un tel rendez-vous, j’eusse passé à travers une légion de démons…

– Venez monsieur, dit César, c’est moi qui suis coupable de n’avoir pas prévenu ces imbéciles…

Ragastens suivit le frère et la sœur, tandis que les valets, courbés jusqu’au sol, demeuraient stupéfaits de l’accueil fait à cet intrus si mal vêtu.

Près des Nubiens, postés à la porte de bronze, Lucrèce s’arrêta un instant. Les deux muets n’avaient pas bronché. Ils avaient une porte à garder : ils la gardaient.

– Et vous, demanda-t-elle, qu’eussiez-vous fait si on eût es-sayé de franchir cette porte ?

Les noirs sourirent largement en montrant une double ran-gée de dents éblouissantes. Ils touchèrent du bout du doigt le fil de leurs yatagans, puis ils montrèrent le cou du chevalier.

– C’est clair ! fit celui-ci en riant : ils m’eussent tranché le col. Mais, pour avoir le bonheur de vous contempler, madame, je jure que j’eusse affronté ce péril…

Lucrèce sourit de nouveau. Puis, ayant tapoté la joue des deux Nubiens, ce qui parut les plonger dans une extase de ravis-sement, elle passa, suivie de César et du chevalier.

Elle les conduisit dans une sorte de boudoir dont Ragastens admira le luxe raffiné. Mais le chevalier se garda bien de laisser paraître les sentiments qui l’agitaient.

– Ma sœur, dit alors César, monsieur est le chevalier de Ra-gastens, un Français, un enfant de ce pays que j’aime tant… Son titre de Français serait donc une suffisante recommandation à vos bontés, ma chère sœur… mais ce n’est pas tout : lors de mon voyage à Chinon, M. le Chevalier que voici me sauva la vie…

– Oh ! monseigneur, vous êtes trop bon de parler de cette misère, fit le chevalier ; je ne vous ai rappelé cette aventure que pour me faire reconnaître…

– J’aime les Français, dit à son tour Lucrèce, et j’aimerai M. le chevalier particulièrement, pour l’amour de vous, mon frère… Nous vous pousserons, chevalier…

– Ah ! madame, je suis confus de la faveur que vous me faites l’honneur de me témoigner si promptement.

– Vous la méritez, fit Lucrèce avec enjouement. Mais j’y pense, ajouta-t-elle tout à coup… Vous devez avoir besoin d’un ra-fraîchissement, après cette grande bataille… Venez, venez, cheva-lier !

Elle le saisit par la main et l’entraîna. Le chevalier fut agité d’un frisson. Cette main tiède, langoureuse, parfumée avait serré la sienne.

L’aventurier ferma les yeux une seconde, la gorge nouée par l’angoisse d’inexprimables voluptés.

– Tant pis ! songea-t-il. Je risque gros peut-être… Mais la partie en vaut la peine.

Et sa main, fortement, presque brutalement, rendit la pres-sion amoureuse à la main de Lucrèce. L’instant d’après, ils se trouvaient dans la fabuleuse salle des festins…

Enfiévré, Ragastens se crut transporté dans quelque paradis mahométan… Lucrèce elle-même plaçait devant lui des cédrats confits, des pastèques glacées par un procédé qu’elle avait imagi-né, puis elle versait dans sa coupe un vin qui moussait et pétillait.

– Buvez, dit-elle avec un regard qui acheva de bouleverser le chevalier… C’est du vin de votre pays… mais je le fais traiter par une méthode spéciale…

Le chevalier vida sa coupe d’un trait. Ses veines charrièrent des flammes…

Il goûta aux confitures que lui présentait Lucrèce. Et ses tempes se mirent à battre, tandis que son imagination s’ouvrait à des visions délirantes…

– Madame, s’écria-t-il, je bois, je mange, j’entends, je vois… et je me demande si je ne fais pas quelque rêve splendide après lequel la réalité me paraîtra plus cruelle !… Où suis-je !… Dans quel palais enchanté !… Dans la demeure de quelle adorable fée !…

– Hélas ! vous êtes simplement chez une mortelle… chez la pauvre Lucrèce Borgia, qui cherche à se distraire et qui y arrive rarement.

– Quoi ! madame, vous seriez malheureuse ? Ah ! dites quel vœu vous avez formulé… lequel de vos désirs est resté inassouvi… Morbleu ! quand je devrais remuer le monde… quand je devrais, comme les Titans de jadis, escalader l’Olympe pour aller deman-der le secret du bonheur…

– Bravo chevalier ! s’exclama César. Et s’il ne suffit pas de l’Olympe, nous escaladerons le ciel pour demander au Père Éter-nel la recette des confitures idéales par quoi Lucrèce se tiendra satisfaite !…

– Je ne suis qu’un gentilhomme sans fortune, répondit Ra-gastens en reprenant son sang-froid. Mais j’ai un cœur qui sait vibrer, un bras qui ne tremble pas et une épée ; je les mets, ma-dame, à votre dévotion, trop heureux si vous daignez en accepter l’hommage.

– J’accepte cet hommage, dit Lucrèce, avec une gravité qui fit tressaillir le chevalier.

– Et maintenant que vous voilà l’homme-lige de la duchesse de Bisaglia, reprit César, voyons, chevalier, à vous trouver une si-tuation officielle où vous puissiez utiliser vos talents… Je puis ob-tenir de mon père un brevet de garde-noble pour vous.

– Monseigneur, fit le chevalier, rappelé par ces paroles à la réalité, je vous avoue que j’aimerais mieux autre chose.

– Diavolo ! Vous êtes difficile, mon cher ! Les gardes-nobles doivent prouver six quartiers de noblesse… et, après tout, ajouta-t-il, avec une brutalité voulue, j’ignore, au fond, qui vous êtes…

Ragastens se leva et se campa fièrement.

– Monseigneur, dit-il d’une voix mordante, vous ne m’avez pas demandé mes parchemins à Chinon.

– Aïe ! je suis touché ! fit César.

– Quant à mes titres de noblesse, ils sont écrits sur mon vi-sage ; chez nous, les gentilshommes se devinent au premier coup d’œil… et ces titres, je suis prêt à les contresigner du bout de ma rapière.

– Bravo ! Bien riposté !…

– Puisque vous pensez que je suis venu en Italie pour monter la garde dans les églises, autour d’un vieillard qui dit des prières, adieu, monseigneur !…

– Eh là ! Quel diable d’enragé êtes-vous donc… ? Je sais, parbleu, que vous méritez mieux ! Aussi, ne vous l’ai-je proposé que pour vous éprouver… Vous me plaisez, tel que vous êtes… La manière dont vous avez arrangé mon terrible Astorre, dit l’Invincible, vos réponses, votre air, et jusqu’à cette magnifique volée, tout à l’heure… ah ! cela surtout… j’en ris encore…

César se renversa, riant en effet à pleine gorge. Le chevalier se rassit, en souriant.

– Donc, vous voulez entrer à mon service ?…

– Je vous l’ai dit, monseigneur !

– Eh bien, c’est fait, monsieur… Dans peu de temps, je vais recommencer la campagne contre certains principicules qui se croient tout permis… Mais je m’entends… À ce moment-là, je compterai sur vous, chevalier. Les hommes braves et spirituels sont rares… je vous connais depuis quelques heures, mais le peu que j’ai vu me répond de vous… Chevalier de Ragastens, vous en-trerez en campagne sous mes ordres, à la tête d’une compagnie.

– Ah ! monseigneur, fit Ragastens en bondissant, que dites-vous là ?… Vous voulez vous moquer, sans doute…

– Après-demain, au château Saint-Ange, venez chercher votre brevet…

Ivre de joie, tous ses rêves dépassés d’un coup par la plus singulière fortune, le chevalier s’inclina, saisit la main de César et la porta à ses lèvres…

– Maintenant, vous pouvez vous retirer, monsieur… Un mot encore, cependant. Ce matin, lorsque vous fîtes peur à ce bon Garconio, vous avez rencontré une jeune dame vêtue de blanc et montée sur un cheval blanc ?…

Il allait parler… Il cherchait les mots qui devaient assurer à Primevère les bonnes grâces de César… Tout à coup, une pâleur livide s’étendit sur son front. Les paroles s’étranglèrent dans sa gorge…

En s’inclinant, Ragastens avait jeté les yeux, par hasard, sur la mosaïque de marbre qui formait le plancher de la salle. Et il venait d’apercevoir une large tache de sang !…

Pourquoi cette vue arrêta-t-elle les mots irréparables qu’il allait proférer… Frémissant, il se tut…

– Eh bien, monsieur, fit César, vous alliez dire…

– J’allais dire, monseigneur, que j’ai en effet rencontré la dame dont vous me parlez et que j’ai bien regretté d’avoir inter-rompu la conversation de ce digne moine, lorsque j’ai su qu’il était à vous !

– Ainsi, reprit Borgia devenu sombre, vous ne la connaissez pas ?…

– Comment la connaîtrais-je monseigneur ?… J’ignore son nom : je ne sais même pas par quel chemin elle a disparu…

– Bien, monsieur… Vous pouvez vous retirer. Après-demain, au château Saint-Ange… N’oubliez pas !

– Diable, monseigneur, pour oublier, il faudrait que j’eusse perdu l’esprit.

Et Ragastens, de l’air le plus naturel du monde, fit une pro-fonde et gracieuse salutation à Lucrèce, qui lui donna sa main à baiser. Puis il sortit, se réservant de réfléchir à la découverte qu’il venait de faire.

Ses soupçons éveillés, il se demandait maintenant si toute cette aventure, commencée comme un beau rêve, n’allait pas aboutir à quelque traquenard. Avec un frisson, il se rappela les avertissements de Primevère. À ce moment, une petite main douce saisit la sienne et une voix lui glissa à l’oreille :

– Venez, et ne faites pas de bruit…

Ragastens était brave. La voix n’avait rien de sinistre au con-traire… Et pourtant, il fut saisi d’un malaise. Mais il se remit promptement et, s’en remettant à sa bonne étoile, il suivit son guide féminin.

Après des tours et des détours, il se retrouva tout à coup dans la salle des festins. La vaste pièce était maintenant faible-ment éclairée par un seul flambeau. Le cœur de Ragastens bat-tait à rompre.

– Ne bougez pas… ne remuez pas, murmura son guide, et attendez ici… jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher.

Puis la servante qui avait conduit le chevalier disparut.

Les yeux de Ragastens furent aussitôt invinciblement attirés vers la tache de sang… Elle était là encore… Il s’approcha sur la pointe du pied… se baissa… toucha le sang… il n’était pas encore complètement coagulé.

– Il y a une heure à peine que ce sang a été répandu ! mur-mura-t-il… Oh ! Qu’est cela ?…

Une autre tache apparaissait plus loin… puis d’autres… tout un chemin rouge, une piste sanglante ! Haletant, il suivit cette piste, courbé sur les dalles, pas à pas…

Il arriva à une porte et mit la main sur le verrou… La porte s’ouvrit… Au delà, la piste continuait…

Guidé par elle, Ragastens traversa plusieurs salles et parvint enfin à une dernière porte qu’il ouvrit. Il étouffa alors une excla-mation de surprise épouvantée. Il se trouvait au bord du Tibre !…

Un instant, il eut la pensée de se laisser glisser dans le Tibre, de se sauver… Mais l’idée de fuir – de fuir devant une femme ! – le révolta.

Il raffermit son épée, ferma la porte et rapidement, d’un pas léger, regagna la salle des festins, toujours obscure et silencieuse. Quelques minutes pleines d’angoisse s’écoulèrent.

Enfin la même servante reparut. Comme tout à l’heure, elle le prit par la main et lui fit traverser trois ou quatre pièces obs-cures. Elle s’arrêta alors devant une porte et lui dit simplement :

– Vous pouvez entrer.

Ragastens hésita une seconde ; puis, haussant les épaules, poussa la porte…

Il se trouva au seuil d’une sorte de réduit mystérieusement éclairé, comme le sont les chapelles, pendant les nuits de prières.

Au fond de ce réduit, sur un amas de peaux de panthères, une femme !… Une femme nue qui souriait, les bras tendus… C’était Lucrèce !…

Borgia

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