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Michel Zévaco
BORGIA
IX. LA MAGA

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Il y avait à Rome, comme dans la plupart des grandes villes, un quartier spécial qu’on appelait le Ghetto. C’était un enchevê-trement de sombres ruelles au milieu desquelles, parmi des pa-vés disjoints, croupissait l’eau des ruisseaux où les détritus et les ordures achevaient de pourrir.

Toutes les langues du monde connu résonnaient dans cet étrange capharnaüm, comme si les peuples s’y fussent donné rendez-vous après la destruction de la tour de Babel.

Ce quartier, dont les habitants avaient à peine le droit de sortir – et à certaines heures seulement – ce Ghetto dont les chrétiens s’écartaient avec horreur et dégoût, était réservé aux incroyants, aux infidèles.

Là, vivaient des Égyptiens, marchands de sortilèges ; des Bohémiens, diseurs de bonne aventure ; des Juifs, trafiquants de pierres précieuses et d’étoffes ; des Maures fabricants d’armes, de cuirasses et de cottes d’acier.

Le soir même des funérailles de François, donc, comme onze heures sonnaient, un homme pénétra dans l’une de ces ruelles infectes. Il était accompagné de quatre serviteurs, dont l’un marchait en avant, une lanterne à la main, et dont les trois autres suivaient par derrière, armés de pistolets et de poignards.

L’homme ainsi escorté franchit la chaîne qui barrait la ruelle et que le porteur de lanterne avait au préalable détachée. Puis il s’enfonça dans le Ghetto, indiquant parfois d’un mot bref le chemin qu’il fallait prendre au serviteur chargé du soin de l’éclairer.

Le nocturne visiteur s’arrêta enfin devant une maison basse, délabrée, fendillée de lézardes, d’aspect plus répugnant et plus sinistre que ses voisines.

D’un geste, il ordonna à son escorte de l’attendre dans la rue. Puis, sans hésitation, il pénétra dans l’allée, grimpa lente-ment un escalier en bois, très raide, et se trouva devant une porte qu’il ouvrit.

Il entra et referma la porte. Il se trouva alors dans une pièce qu’éclairait la lueur sombre et fumeuse d’une torche de résine. Au fond de cette pièce était assise, sur une natte, ou plutôt ac-croupie, le menton sur les genoux, une femme qui paraissait pro-digieusement vieille tant son visage était sillonné de rides, mais à qui un observateur, après avoir constaté la vie de son regard, n’eût pas donné plus d’une soixantaine d’années.

À l’entrée du visiteur, la femme n’eut pas un geste, pas un mot. Seulement, un imperceptible tressaillement, comme si la vue de cet homme eût avivé en elle une profonde et secrète dou-leur.

– Tu m’attendais, Maga, fit l’homme ; c’est bien…

– Prévenue de votre visite dans la soirée, je me suis préparée à vous répondre. Maintenant je suis prête…

L’homme, alors, dégrafa son manteau et rabattit le capu-chon qui lui couvrait entièrement la tête. Mais son visage demeu-ra invisible. Il était masqué…

Pour plus de précautions, des gants recouvraient ses mains et ses cheveux disparaissaient sous un bonnet qui, par derrière, retombait jusqu’au-dessous de la nuque.

La sorcière qui habitait cet antre était vêtue d’oripeaux ba-riolés, à la mode des Égyptiennes. Nul ne savait qui elle était, ni d’où elle venait. Nul ne connaissait son nom.

Elle était là depuis très longtemps, depuis des années et des années ; on venait lui demander des consultations dans une foule de cas ; on la redoutait pour le pouvoir diabolique qu’on lui ac-cordait et on l’appelait la Maga . C’était là toute son histoire.

– Tu sais qui je suis ? demanda le visiteur.

La vieille demeura silencieuse.

– Je suis Lorenzo Vicini, riche bourgeois qui ne regardera pas au prix de ta consultation, pourvu que tu le satisfasses…

La sorcière hocha la tête.

– On m’a parlé de ta science… et, bien que mon âme de chrétien réprouve tes sortilèges, j’ai voulu m’adresser à toi… Fasse le ciel que je ne me repente pas d’être venu ici… pour la première et, j’espère, la dernière fois de ma vie…

La Maga eut une sorte de rire discret qui grinça sur les rares dents déchaussées qui lui restaient.

– Que signifie ?… Est-ce que tu ne me crois pas ?…

À ce moment, un coq noir s’agita et remua bruyamment ses ailes.

– La paix, Altaïr ! commanda la vieille.

Puis elle poursuivit tranquillement :

– C’est la troisième fois que vous venez ici, maître ! L’homme sursauta, épouvanté.

– La première fois… oh ! il y a longtemps !… vous êtes venu me demander le moyen de tuer sans que personne pût se douter de rien… Je composai pour vous cette eau mortelle dont vous avez fait un si prodigieux usage…

Le visiteur demeura sur son fauteuil, sans voix, comme anéanti.

– La deuxième fois, maître, vous êtes venu me demander de vous sauver d’une langueur qui lentement, mais sûrement, vous conduisait au tombeau… Un mois plus tard, vous étiez vigoureux comme au temps de votre jeunesse… Il y a dix ans de cela, maître !

– Mais tu es donc réellement sorcière ! s’écria le visiteur qui frissonna longuement.

– La première fois, maître, vous vous appeliez Stéfano ; la deuxième, Giulio de Faënza ; aujourd’hui, Lorenzo Vicini… Eh bien ! moi, je vais vous dire le nom redoutable que vous portez…

Elle se pencha plus encore et murmura ce nom à l’oreille du visiteur.

– Par le ciel, vieille sorcière, tu en sais trop long… Tu vas mourir.

– Je ne mourrai pas, dit-elle avec une étrange solennité… tu ne me tueras pas… car mon heure n’est pas venue… car ma desti-née ni la tienne ne se sont accomplies… Tu ne me tueras pas, parce que tu sais que je ne t’ai pas trahi… et que tu as encore be-soin de moi !…

– Tu as raison, sorcière ; tu aurais pu me trahir ; tu ne l’as pas fait… j’ai confiance en toi !… Mais ce nom…

– Maître, interrompit la Maga, ce nom est plus en sûreté dans mon cœur que dans votre esprit lui-même…

» Eh bien ! maître, reprit-elle, votre première visite fut pour me demander de la mort ; votre deuxième pour me demander de la vie… Que venez-vous maintenant me demander ?…

– De l’amour !… répondit sourdement l’homme.

La vieille fut secouée d’un frisson. Son visage blême devint plus livide encore.

– Je veux aimer… ne fût-ce qu’une nuit encore, ne fût-ce qu’une heure, dût cette heure d’amour éteindre d’un coup ce qui me reste de vie vacillante… Une nuit d’amour, Maga, et c’est un trésor que je jetterai à tes pieds…

La Maga secoua la tête. L’homme laissa retomber ses bras qu’il avait tendus.

– Tu refuses ? fit-il durement.

– Ce sont vos trésors que je refuse ! Quant au philtre dont vous me parlez, c’est pour moi un jeu d’enfant… Demain, la li-queur qui doit vous rendre la jeunesse pour quelques heures sera prête…

– Mais, songes-y, reprit le visiteur, il faut aussi que ton philtre donne à celle que j’ai choisie le pouvoir d’oublier que je suis vieux… le pouvoir de m’aimer !

– Il faut que je sache qui elle est ! fit la vieille.

– Qui elle est !… Je le sais à peine moi-même ! Je l’ai vue une fois, une seule fois, aujourd’hui ! Ce matin, j’ignorais qu’elle existât… Mais son portrait m’a donné l’ardent désir de la voir… Le portrait d’un ange, Maga !… Je l’ai vue cet après-midi… Caché dans ma loge de Saint-Pierre, j’ai pu la contempler longuement, détailler sa beauté souveraine… Jamais… jamais, dans ma longue vie, je n’ai éprouvé semblable émotion.

– Jamais ? interrompit la sorcière d’un ton lugubre.

– Non, jamais !…

– Et comment l’appelle-t-on ?

– C’est une pauvre fille du peuple… une fornarina… on ne lui connaît pas de nom, pas de famille…

– Et le portrait, demanda-t-elle d’une voix en apparence in-différente, qui l’a fait ?…

– Un jeune peintre… nommé Raphaël Sanzio… mais qu’importe !… Feras-tu ce que je te demande ?

– Je le ferai !

– Combien de temps te faut-il ?

– Un mois.

– Un mois ? Jamais je ne pourrai me résigner…

– Il le faut !

– Mais réussiras-tu au moins ?

– Je réussirai.

– Eh bien soit ! Dans un mois, tu me reverras.

– Je serai prête…

Alors, le visiteur se leva et se dirigea vers la porte. Mais avant de disparaître, il esquissa une dernière recommandation dans un geste de prière et de menace tout à la fois. Puis il descen-dit l’escalier, rejoignit son escorte et, par les ruelles noires, se mit en route vers le château Saint-Ange.

Parvenu sur la place, il tendit à chacun des hommes qui l’avaient accompagné une pièce d’argent. Les hommes s’éloignèrent en remerciant.

Quelques minutes plus tard, quelqu’un qui l’eût épié l’eût vu se perdre dans l’obscurité de l’étroit boyau que César Borgia avait, le matin même, parcouru en sens inverse. Le mystérieux promeneur, partant des caves du château Saint-Ange, arriva en-fin par une porte dérobée dans une chambre à coucher du Vati-can où il retira son masque… et où, après s’être déshabillé, il se coucha dans un vaste lit armoiré d’une tiare et de deux clefs. Aus-sitôt, il frappa avec un petit marteau sur un timbre d’argent.

Un valet accourut.

– Ma tisane ! commanda-t-il.

Le domestique s’empressa et exécuta l’ordre.

– Maintenant, envoie-moi mon lecteur…

Le valet disparut comme une ombre et fut instantanément remplacé par un jeune abbé.

– Angelo, mon enfant, voilà deux heures que je me retourne dans mon lit sans pouvoir trouver le sommeil… Lis-moi quelque chose… Tiens ! Prends donc le quatrième livre de l’« Énéide » !…

– Tout de suite, Saint-Père, répondit l’abbé.

Borgia

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