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Passons, maintenant, du philosophe à l’auteur.

Les Pensées et Fragments inédits découvrent dans Montesquieu un artiste très conscient de son art: de l’art qu’il apporte dans la construction de ses phrases, autant que dans la composition même de ses œuvres.

Pour bien apprécier le grand prosateur, il importe de lire ses écrits à haute voix, comme s’il s’agissait d’un poème, de La Divine Comédie, par exemple. Ce procédé a un double avantage. Une lecture ralentie permet de saisir plus aisément toutes les idées qui se suivent, drues et serrées, dans une langue parfois trop concise. Mais, surtout, on jouit mieux ainsi de l’œuvre littéraire. Un rythme harmonieux se dégage à la lecture d’une série d’alinéas, n’ayant que quelques lignes en général et formant comme autant de couplets, dont chacun flatte l’oreille.

La qualité que nous relevons ne distingue pas exclusivement ce qu’on pourrait appeler les morceaux de bravoure, tels que les portraits d’hommes illustres. Prenez, dans l’Esprit des Lois, les définitions par lesquelles le second livre commence. Qui ne discerne dans cette prose sévère un tour général, un mouvement ordonné?

Montesquieu se rendait compte des mérites de son style à cet égard. On lit, en effet, dans le tome Ier de ses Pensées: «Bien des gens, en France, surtout M. de La Motte, soutiennent qu’il n’y a pas d’harmonie. Je prouve qu’il y en a, comme Diogène prouvoit à Zénon qu’il y avoit du mouvement, en faisant un tour de chambre.»

C’est également à dessein que notre auteur disposait le sujet de ses œuvres d’une manière qui lui a valu le reproche d’impuissance. N’a-t-on pas dit qu’il avait l’intelligence «fragmentaire»? Lui qui a suivi constamment, dans un ordre rigoureux, une idée unique, à travers les trois à quatre volumes de l’Esprit des Lois!

Il est vrai qu’il lui répugnait de faire quelque chose d’analogue à une dissertation, à un traité doctoral. Sa nature le portait à suivre une méthode plus libre et plus dégagée. Non content d’éviter les transitions dans ses grands ouvrages, il se plaisait à couper encore les petits en morceaux.

Le portrait du Régent qu’il a esquissé dans les cinq Lettres de Xénocrate à Phérès n’en formait qu’une à l’origine.

Dans l’Esprit des Lois, il avait, d’abord, expliqué pourquoi il y insérait les livres XXVII et XXVIII. Il se ravisa ensuite, jugeant inutile de le dire. Ne s’imaginait-il point que, ce qu’il voyait clairement, lecteurs et critiques s’en rendraient compte de même? Illusion étrange, mais touchante! Elle était bien digne du génie qui se disait: «Il y a ordinairement si peu de différence d’homme à homme, qu’il n’y a guère sujet d’avoir de la vanité.»

Mais d’où pouvait lui venir sa haine des transitions et des expositions bien liées?

Il avait pour le pédantisme une aversion instinctive et réfléchie. Ennemi d’un sot orgueil, il voulut, sans doute, ressembler le moins possible aux cuistres de son temps, pauvres hères jugeant le Monde du sommet des minuties qu’ils savaient peut-être. C’est pourquoi il s’écarta avec soin, mais non sans excès, des procédés didactiques qui leur étaient habituels.

De plus, il sentait probablement qu’une prose très concise doit être très coupée, sous peine de fatiguer les lecteurs.

Quoi qu’il en soit, Montesquieu a fait, en ces termes, sa profession de foi littéraire:

«Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires: assez, pour n’être pas ennuyeux; pas trop, de peur de n’être pas entendu. Ce sont ces suppressions heureuses qui ont fait dire à M. Nicole que «tous les bons livres » étoient doubles».

Reconnaissons, toutefois, qu’on ne doit appliquer ce précepte que sous bénéfice d’inventaire. Il a nui certainement à notre auteur lui-même. Et d’abord, il a dérouté les esprits subtils qui mesurent la logique d’une œuvre au nombre et au poids des conjonctions qui s’y trouvent.

Pensées et fragments inédits de Montesquieu

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