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I.–CARACTÈRE DE MONTESQUIEU.
Оглавление(213. I, p.220).–Une personne de ma connoissance disoit:
«Je vais faire une assez sotte chose: c’est mon portrait.
» Je me connois assez bien.
» Je n’ai presque jamais eu de chagrin, et encore moins d’ennui.
» Ma machine est si heureusement construite que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu’ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour me donner de la peine.
» J’ai l’ambition qu’il faut pour me faire prendre part aux choses de cette vie; je n’ai point celle qui pourroit me faire trouver du dégoût dans le poste où la Nature m’a mis.
» Lorsque je goûte un plaisir, j’en suis affecté, et je suis toujours étonné de l’avoir recherché avec tant d’indifférence.
» J’ai été, dans ma jeunesse, assez heureux pour m’attacher à des femmes que j’ai cru qui m’aimoient. Dès que j’ai cessé de le croire, je m’en suis détaché soudain.
» L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté.
» Dans le cours de ma vie, je n’ai trouvé de gens communément méprisés que ceux qui vivoient en mauvaise compagnie.
» Je m’éveille le matin avec une joye secrète; je vois la lumière avec une espèce de ravissement. Tout le reste du jour je suis content.
» Je passe la nuit sans m’éveiller; et, le soir, quand je vais au lit, une espèce d’engourdissement m’empêche de faire des réflexions.
» Je suis presque aussi content avec des sots qu’avec des gens d’esprit, et il y a peu d’homme si ennuyeux, qui ne m’ait amusé très souvent: il n’y a rien de si amusant qu’un homme ridicule.
» Je ne hais pas de me divertir en moi-même des hommes que je vois; sauf à eux de me prendre à leur tour pour ce qu’ils veulent.
» J’ai eu, d’abord, en voyant la plupart des grands, une crainte puérile. Dès que j’ai eu fait connoissance, j’ai passé, presque sans milieu, jusqu’au mépris.
» J’ai assez aimé de dire aux femmes des fadeurs et de leur rendre des services qui coûtent si peu.
» J’ai naturellement eu de l’amour pour le bien et l’honneur de ma patrie, et peu pour ce qu’on en appelle la gloire; j’ai toujours senti une joye secrète lorsque l’on a fait quelque règlement qui allât au 5bien commun.
» Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, je m’y suis attaché comme au mien propre: j’ai pris part à leur fortune, et j’aurois souhaité qu’ils fussent dans un état florissant.
» J’ai souvent cru trouver de l’esprit à des gens qui passoient pour n’en avoir point.
» Je n’ai pas été fâché de passer pour distrait: cela m’a fait hasarder bien des négligences qui m’auroient embarrassé.
» Dans les conversations et à table, j’ai toujours été ravi de trouver un homme qui voulût prendre la peine de briller: un homme de cette espèce présente toujours le flanc, et tous les autres sont sous le bouclier.
» Rien ne m’amuse davantage que de voir un conteur ennuyeux faire une histoire circonstanciée, sans quartier: je ne suis pas attentif à l’histoire, mais à la manière de la faire.
» Pour la plupart des gens, j’aime mieux les ap-prouver que les écouter.
» Je n’ai jamais voulu souffrir qu’un homme d’esprit s’avisât de me railler deux jours de suite.
» J’ai aimé assez ma famille pour faire ce qui alloit au bien dans les choses essentielles; mais je me suis affranchi des menus détails.
» Quoique mon nom ne soit ni bon, ni mauvais, n’ayant guère que trois cent cinquante ans de noblesse prouvée, cependant j’y suis très attaché, et je serois homme à faire des substitutions.
» Quand je me fie à quelqu’un, je le fais sans réserve; mais je me fie à peu de personnes.
» Ce qui m’a toujours donné assez mauvaise opinion de moi, c’est qu’il y a peu d’états dans la République auxquels j’eusse été véritablement propre.
» Quant à mon métier de président, j’avois le cœur très droit; je comprenois assez les questions en elles-mêmes; mais, quant à la procédure, je n’y entendois rien. Je m’y étois pourtant appliqué; mais, ce qui m’en dégoûtoit le plus, c’est que je voyois à des bêtes ce même talent qui me fuyoit, pour ainsi dire.
» Ma machine est tellement composée que j’ai besoin de me recueillir dans toutes les matières un peu composées. Sans cela, mes idées se confondent; et, si je sens que je suis écouté, il me semble pour lors que toute la question s’évanouit devant moi. Plusieurs traces se réveillent à la fois, et il résulte de là qu’aucune trace n’est réveillée.
» Quant aux conversations de raisonnement, où les sujets sont toujours coupés et recoupés, je m’en tire assez bien.
» Je n’ai jamais vu couler de larmes sans en être attendri.
» Je pardonne aisément par la raison que je ne sais pas haïr. Il me semble que la haine est douloureuse. Lorsque quelqu’un a voulu se réconcilier avec moi, j’ai senti ma vanité flattée, et j’ai cessé de regarder comme ennemi un homme qui me rendoit le service de me donner bonne opinion de moi.
» Dans mes terres, avec mes vassaux, je n’ai jamais voulu souffrir que l’on m’aigrît sur le compte de quelqu’un. Quand on m’a dit: «Si vous saviez les discours qui ont été tenus!–Je ne veux pas les savoir,» ai-je répondu. Si ce qu’on me vouloit rapporter étoit faux, je ne voulois pas courir le risque de le croire. S’il étoit vrai, je ne voulois pas prendre la peine de haïr un faquin.
» A l’âge de trente-cinq ans, j’aimois encore.
» Il m’est aussi impossible d’aller chez quelqu’un dans une vue d’intérêt, qu’il m’est impossible de voler dans les airs.
» Quand j’ai été dans le monde, je l’ai aimé comme si je ne pouvois souffrir la retraite. Quand j’ai été dans mes terres, je n’ai plus songé au monde.
» Je suis (je crois) presque le seul homme qui ait fait des livres, ayant sans cesse peur de la réputa-tion de bel-esprit. Ceux qui m’ont connu savent que, dans mes conversations, je ne cherchois pas trop à le paroître, et que j’avois assez le talent de prendre la langue de ceux avec qui je vivois.
» J’ai eu le malheur de me dégoûter très souvent des gens dont j’avois le plus désiré la bienveillance.
Pour mes amis, à la réserve d’un seul, je les ai toujours conservés.
» J’ai toujours eu pour principe de ne faire jamais par autrui ce que je pouvois faire par moi-même. C’est ce qui m’a porté à faire ma fortune par les moyens que j’avois dans mes mains: la modération et la frugalité; et non par des moyens étrangers, toujours bas ou injustes.
» Avec mes enfants, j’ai vécu comme avec mes amis.
» Quand on s’est attendu que je brillerois dans une conversation, je ne l’ai jamais fait. J’aimois mieux avoir un homme d’esprit pour m’appuyer, que des sots pour m’approuver.
» Il n’y a point de gens que j’aye plus méprisé que les petits beaux-esprits et les grands qui sont sans probité.
» Je n’ai jamais été tenté de faire un couplet de chanson contre qui que ce soit.
» Je n’ai point paru dépenser; mais je n’ai point été avare, et je ne sache point de chose assez peu difficile pour que je l’eusse faite pour gagner de l’argent.
» Je n’ai pas laissé (je crois) d’augmenter mon bien: j’ai fait de grandes améliorations à mes terres. Mais je sentois que c’étoit plutôt pour une certaine idée d’habileté que cela me donnoit, que pour l’idée de devenir plus riche.
» Ce qui m’a beaucoup nui, c’est que j’ai toujours trop méprisé ceux que je n’estimois pas.»
5(973. II, fo27).–Je n’ai point aimé à faire ma fortune par le moyen de la Cour; j’ai songé à la faire en faisant valoir mes terres, et à tenir ma fortune immédiatement de la main des Dieux2.
6(1003. II, fo31).–J’ai toujours eu une timidité qui a souvent fait paroître de l’embarras dans mes réponses. J’ai pourtant senti que je n’étois jamais si embarrassé avec les gens d’esprit qu’avec les sots. Je m’embarrassois parce que je me croyois embarrassé, et que je me sentois honteux qu’ils pussent prendre sur moi de l’avantage.
Dans les occasions, mon esprit, comme s’il avoit fait un effort, s’en tiroit assez bien. Lorsque je voya-geai, j’arrivai à Vienne. Étant à Laxembourg, dans la salle où dînoit l’Empereur, le comte de Kinski me dit: «Vous, Monsieur, qui venez de France et avez vu Versailles, vous êtes bien étonné de voir l’Empe reur si mal logé.–Monsieur, lui dis-je, je ne suis pas fâché de voir un pays où les sujets sont mieux logés que le maître.» Effectivement, les palais de Vienne et de Laxembourg sont vilains, et ceux des principaux seigneurs sont beaux. Étant en Piémont, le roi Victor me dit: «Monsieur, êtes-vous parent de M. l’abbé de Montesquieu que j’ai vu ici avec M. l’abbé d’Estrades, du temps de Madame, ma mère?–Sire, lui dis-je, votre Majesté est comme César, qui n’avoit jamais oublié aucun nom.» La reine d’Angleterre me dit à la promenade: «Je rends grâce à Dieu de ce que les rois d’Angleterre peuvent toujours faire du bien, et jamais de mal.– Madame, dis-je, il n’y a point d’homme qui ne dût donner un bras pour que tous les rois pensassent comme vous.» Quelque temps après, je dînai chez le duc de Richemond. Le gentilhomme ordinaire Labaune, qui étoit un fat, quoique envoyé de France en Hollande, soutint que l’Angleterre n’étoit pas plus grande que la Guyenne. Les Anglois étaient indignés. Je laissai là mon envoyé, et je le combattis comme les autres. Le soir, la Reine me dit: «Je sais que vous nous avez défendus contre votre M. Labaune.–Madame, je n’ai jamais pu imaginer qu’un pays où vous régnez ne fût pas un grand pays.»
7 (1005. II, fo31vo).–Je n’ai jamais aimé à jouir du ridicule des autres.
J’ai été peu difficile sur l’esprit des autres; j’étois ami de presque tous les esprits et ennemi de presque tous les cœurs.
La timidité a été le fléau de toute ma vie; elle semblait obscurcir jusqu’à mes organes, lier ma langue, mettre un nuage sur mes pensées, déranger mes expressions. J’étois moins sujet à ces abattements devant des gens d’esprit que devant des sots. C’est que j’espérois qu’ils m’entendroient; cela me donnoit de la confiance.
8 (1019. II, fo39).–Je ne sais pas avoir encore dépensé quatre louis par air, ni fait une visite par intérêt. Dans ce que j’entreprenois, je n’employois que la prudence commune et agissois moins pour ne pas manquer les affaires, que pour ne pas manquer aux affaires.
9 (1620. II, fo474).–Continuation de mes Réflexions.–Ce qui fait que je ne puis pas dire avoir passé une vie malheureuse, c’est que mon esprit a une certaine action qui lui fait faire comme un saut pour passer d’un état de chagrin dans un autre état, et de faire un autre saut d’un état heureux à un autre état heureux.
10 (350. I, p.344).–Si je savois une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la pro-poserois pas à mon prince, parce que je suis homme avant d’être François, (ou bien) parce que je suis nécessairement homme, et que je ne suis François que par hasard.
11 (741. I, p.492).–Si je savois quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterois de mon esprit. Si je savois quelque chose utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherois à l’oublier. Si je savois quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au Genre humain, je la regarderois comme un crime.
12 (595. I, fo446vo).–Je disois: «je souhaite avoir des manières simples, recevoir des services le moins que je puis, et en faire le plus qu’il m’est possible.»
13 (660. I, p.461).–Je n’aime pas les petits honneurs: on ne savoit pas, auparavant, ce que vous méritiez; mais ils vous fixent et décident au juste ce qui est fait pour vous.
14(794. I, p.512).–J’ai fait en ma vie bien des sottises, et jamais des méchancetés.
15(804. I, p.515).–Quand je vois un homme de mérite, je ne le décompose jamais; un homme médiocre, qui a quelques bonnes qualités, je le décompose toujours.
16(467. I, p.395).–Envie.–Partout où je la trouve, je me fais un plaisir de la désespérer. Je loue toujours devant un envieux ceux qui le font pâlir..... Quelle lâcheté de se sentir découragé du bonheur des autres et d’être accablé de leur fortune!
17(1009. II, fo37).–Je disois: «Je suis ami de presque tous les esprits et ennemi de presque tous les cœurs.»
18(1290. II, fo136).–J’ose le dire: si je pouvois me faire un caractère, je voudrois être ami de presque tous les esprits et ennemi de presque tous les cœurs.
19(1130. II, fo77vo).–J’aime incomparablement mieux être tourmenté par mon cœur que par mon esprit.
20(1627. II, fo493).–Je disois: «Je n’aime pas les bons mots grivois.»
21(475. I, p.401).–Je n’épouse pas les opinions, excepté celles des livres d’Euclide.
22* (1414. II, fo204).–Je disois: «Je ne suis ni des vingt personnes qui savent ces sciences-là dans Paris, ni des cinquante mille qui croyent les savoir.»
23(378. I, p.359).–J’aurois bien exécuté la Religion payenne: il ne s’agissoit que de fléchir le genou 10devant quelque statue.
24(1134. II, fo78).–Ce que c’est que d’être modéré dans ses principes! Je passe en France pour avoir peu de religion, et en Angleterre pour en avoir trop.
25(1417. II, fo204).–Je disois: «J’aime les maisons où je puis me tirer d’affaires avec mon esprit de tous les jours.»
26(2208. III, fo464).–Si j’avois l’honneur d’être pape, j’enverrois promener tous les maîtres des céré-20monies, et j’aimerois mieux être un homme qu’un Dieu.
27* (1437. II, fo207).–Je suis un bon citoyen; mais, dans quelque pays que je fusse né, je l’aurois été tout de même.
Je suis un bon citoyen parce que j’ai toujours été content de l’état où je suis; que j’ai toujours approuvé ma fortune, et que je n’ai jamais rougi d’elle, ni envié celle des autres.
Je suis un bon citoyen parce que j’aime le gouver nement où je suis né, sans le craindre, et que je n’en attends d’autres faveurs que ce bien infini que je partage avec tous mes compatriotes; et je rends grâces au Ciel de ce qu’ayant mis en moi de la médiocrité en tout il a bien voulu en mettre un peu moins dans mon âme.
28(1456. II, fo214).–J’écrivois sur un oubli: «Je suis distrait; je n’ai de mémoire que dans le cœur.»
29(1343. II, fo193).–Je disois à un homme qui parloit mal de mon ami: «Attaquez-moi, et laissez mes amis.»
30(2085. III, fo345vo).–Quelqu’un me reprochoit d’avoir changé à son égard. Je lui dis: «Si c’est un changement pour vous, c’est une révolution pour moi.»
31(2097. III, fo348vo).–Si un prince est jamais assez sot pour me faire son favori, je le ruinerai.
32(2140. III, fo351vo).–J’aimerois mieux aller dans mon carrosse avec une c.... qu’avec le c.... de Ch.....; parce que j’aime mieux qu’on croye que j’ai un vice que le goût mauvais.
33(998. II, fo30).–Je hais Versailles, parce que tout le monde y est petit. J’aime Paris, parce que tout le monde y est grand.
34(2169. III, fo359).–Ce qui fait que j’aime à être à La Brède, c’est qu’à La Brède il me semble que mon argent est sous mes pieds. A Paris, il me semble que je l’ai sur mes épaules. A Paris, je dis: «Il ne faut dépenser que cela.» A ma campagne, je dis: «Il faut que je dépense tout cela.»