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Et maintenant: en quoi consiste l’originalité de Soloviov? Il n’est pas très aisé de répondre à cette question; on peut dire: l’originalité de Soloviov se manifeste dans sa manière d’exposer, de coordonner des idées. Est-ce un philosophe? Sans doute, mais il n’a pas de système de philosophie proprement dit. C’est un érudit, un poète[16], un honnête penseur. Ennemi convaincu du positivisme,—contre lequel il lutte toute sa vie,—il consacre à Auguste Comte une apologie remarquable; croyant, il défend la philosophie théorétique, les droits du scepticisme, trouvant que Descartes n’établit pas assez le principe du doute général[17]. Il connaît à fond tous les systèmes de philosophie, il traduit (en russe) et commente Platon[18], Kant, Schelling, il étudie Hegel, Schopenhauer, Spinoza, Descartes, Comte. A l’âge de trente ans il se met à apprendre la langue hébraïque[19], et bientôt après il lit les prophètes et toute la littérature hébraïque en original. On sent, d’ailleurs, dans les écrits de Soloviov son contact avec les grands prédicateurs juifs. Sa finesse d’esprit rappelle souvent la verve de Hillel et telles de ses pages sermonniennes évoquent le souvenir lointain de Jérémie, de Michée. Il est assez probable que Soloviov connut aussi les grands prédicateurs français du xviie et du xviiie siècle, on trouve cependant chez lui plus d’unité, plus de simplicité et surtout plus d’esprit scientifique. Certaines de ses conférences[20] sont de véritables sermons.

Il est assez difficile de discuter avec Soloviov. La morale, «morale suprême», c’est «la compréhension intérieure de l’idée divine». Tout homme peut-il posséder, gagner, acquérir cette «divine compréhension?»—Oui, répond Soloviov par la maxime de Kant: «Tu dois, donc tu peux». Ni Kant, ni Soloviov ne disent: «Tu veux, donc tu peux», mais: «Tu dois, donc...» Or, si l’aspiration amène la volition, le devoir imposé la détruit, il crée cette antinomie cruelle: «Tu dois, donc tu ne peux pas.» Aspirer vers l’Idée d’un Être supérieur, c’est posséder cette idée. Devoir se l’imposer, amène la révolte de se laisser dominer par une Idée étrangère à notre volonté. La conception de l’Être supérieur que nous devrions envisager comme «pure morale» devient morale obligatoire, elle détruit la perfection suprême de l’être.

Soloviov cherche à concilier l’esprit avec les facultés sensorielles, il ne nie pas «l’amour matériel», mais le «pur amour» dont sont pleins ses écrits ressemble plutôt à des amours extra-humaines.

La plus grande force de Soloviov se trouve dans sa méthode affirmative. Quand nous nous trouvons en présence d’un phénomène que notre intelligence ne peut expliquer, nous pouvons dire: je comprends ou je ne comprends pas, notre raison n’a rien à nier ni à affirmer. Or, Soloviov, comme tous les mystiques, affirme. Credo quia absurdum, disait Augustin. Comment discuter?

C’est en vain que l’on chercherait dans le mysticisme de Soloviov l’une des formes de l’obsession ou d’un autre phénomène psychique. Le travail de l’imagination s’accomplit parfois au sein d’une lumière si éclatante et si subtile, que l’esprit est tenté de croire à une opération de l’entendement et à une communication extra-terrestre. Les images excitées apparaissent souvent si étonnantes, si merveilleuses que l’on croit y reconnaître la trace d’une causalité extrinsèque supérieure à l’homme et l’on transforme en vision miraculeuse un ébranlement inaccoutumé et extraordinaire de la nature. Les images intérieures se déclarent souvent avec tant de vivacité qu’elles déterminent des excitations pareilles à celles qui proviennent des réalités externes ce qui porte à conclure faussement à l’existence objective de ces visions. Ces excitations ne passent à l’état pathologique que lorsqu’elles détruisent l’équilibre entre la raison et les sensations. Or, cet équilibre a toujours été parfait chez Soloviov: il ignore l’extase; on dirait que son mysticisme est le résultat de sa raison et non pas de sa perception religieuse intérieure.

L’image d’une force supérieure, le besoin d’un être surhumain apparaît généralement à l’individu isolé de ses semblables, replié sur lui-même, tandis que Soloviov menait plutôt une vie mondiale, il était toujours en contact avec la «société». Dans sa vie privée c’était un ascète[21], mais, dans son recueillement, il ne manquait jamais l’occasion de saisir un écho des voix du dehors.

Généralement la puissance de l’idée religieuse affaiblit les autres états intellectuels. Rien de pareil chez Soloviov, son activité cérébrale est restée puissante jusqu’à sa mort. Soloviov n’est pas un sectaire, il attaque «le faux christianisme», le christianisme sophistique qui règne en maître dans notre société. Ce n’est pas un fanatique, il ne tue pas en lui les affections humaines, il se consacre plutôt au service de l’humanité en général qu’à celui de son église. Non seulement il n’est pas dévot, il n’est pas pieux, dans le sens dogmatique du terme. Même son abstinence matérielle ne nous explique pas son mysticisme. Il est reconnu qu’il n’y a jamais eu un seul cas d’abstinence complète, que les mystiques ont su équilibrer leurs recettes avec leurs dépenses[22]. L’abstinence méthodique ne détermine pas le mysticisme, elle ne peut pas nous donner la clef de tous les phénomènes mystiques. Une cause quelconque change ses effets sur l’organisme, selon le procédé ou le mode d’application. Telle cause produit la mort, quand on l’applique dans toute son intensité, d’emblée; elle n’a aucun mauvais effet sur l’organisme, si son action se fait sentir avec méthode et lenteur quelque loin qu’elle soit poussée. La privation de nourriture détermine dans les tissus des fonctions destinées à sauvegarder l’individu, aussi bien chez l’homme que chez les animaux. La fonction crée l’organe et l’instinct de conservation crée la fonction. Les tissus possèdent en eux la force transformiste appropriée au besoin.

Soloviov n’est ni un névrosé ni un halluciné, c’est simplement un contemplatif. Chez les contemplatifs l’action du cerveau prévaut sur celle des sens externes et leur fait même prendre les effets de la mémoire pour les sensations réelles. Soloviov fut élevé dans une famille très pieuse de slavophiles[23], et, dès sa tendre enfance, sa mémoire s’imprégna d’images religieuses, réelles et abstraites.

C’est à tort que l’on considère souvent Soloviov comme un disciple de Hegel: il en est l’antipode, il applique à Hegel un criticisme sévère[24]. Soloviov est plutôt un platonicien, dans le sens idéal du terme. Théiste dans sa conception du «principe des choses», Soloviov est panthéiste dans ses idées sur le processus mondial, comme «unité absolue»[25]. Moniste dans sa compréhension principale du sens intérieur des phénomènes, il est dualiste dans sa présentation des forces fondamentales de la vie humaine. Optimiste par son évaluation du sens général de l’existence, il est pessimiste dans son appréciation des conditions positives du développement de l’humanité. Mystique dans son enseignement sur le caractère intuitif de notre connaissance immédiate de l’entité divine, il est rationaliste par son jugement des problèmes théoriques de la philosophie. Idéaliste et spiritualiste dans sa manière d’envisager l’essence intérieure des choses, il ne nie pas totalement le réalisme, puisque le temps, l’espace, la causalité naturelle ne sont pas seulement pour lui des visions trompeuses de notre conscience: il leur attribue une efficacité relative, mais indépendante de nos sens.

Tel qu’il est, c’est un noble penseur.

La philosophie russe contemporaine

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