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Vladimir Soloviov[7] est considéré par ses compatriotes comme le philosophe le plus original de la Russie «et même de l’Europe, dans le dernier quart du xixe siècle. Il a créé un système de philosophie: le premier véritablement russe[8]». Il y a du vrai dans cette exagération. Soloviov est un philosophe, non pas dans le sens général, mais dans la signification scientifique du terme. En Occident il serait devenu un philosophe révolutionnaire, en Russie il est devenu un mystique, car le mysticisme et le criticisme—voire le kantisme—sont les deux éléments principaux de sa philosophie.

Dans une étude intitulée: L’idée russe, Soloviov cherche à dégager ce qu’il appelle la raison d’être de la Russie dans l’histoire universelle. Quelle est la pensée qui révèle la Russie, quel est le principe idéal qui l’anime, quelle nouvelle parole ce peuple nouveau venu dira-t-il à l’humanité, que veut-il faire dans l’histoire du monde? Et Soloviov cherche la solution de ces problèmes non pas dans les faits psychologiques du caractère du peuple russe ou dans les faits sociaux de sa courte histoire, mais dans «les vérités éternelles de la religion». Car «l’idée d’une nation n’est pas ce qu’elle pense d’elle-même dans le temps, mais ce que Dieu pense sur elle dans l’éternité».

L’un des mérites de Soloviov, c’est d’avoir étendu en Russie le domaine de la philosophie critique et de la théorie de la connaissance. Pendant les deux années de son enseignement à l’Université de Saint-Pétersbourg[9] Soloviov amena la conversion de tous ses auditeurs[10]: de positivistes ils devinrent disciples de Kant.

Le criticisme de Soloviov a plus de disciples en Russie que son mysticisme. Cela s’explique par le fait que Soloviov a su donner à son mysticisme un caractère scientifique.

Or, les sciences naturelles, dont le développement augmente de plus en plus en Russie, enseignent à se méfier des méthodes dites scientifiques appliquées non pas à l’histoire des religions, mais à la théologie.

Il est assez difficile d’exposer la philosophie de Soloviov. Dialecticien excessivement fin et spirituel, c’est dans des mots bien à lui, dans la tournure de la phrase que se cache souvent l’originalité du sens de l’idée qu’il exprime. On peut distinguer trois principes dans sa philosophie: 1o l’idée de la spiritualité intérieure de l’être; 2o l’idée de l’unité absolue; 3o l’idée de l’Homme-Dieu.

L’esprit absolu est le premier principe de toute chose. Dieu, ce n’est pas l’unité immobile des indiens, Dieu, c’est l’Esprit vivant, la Vie, la Pensée, la Volonté. Dieu, c’est l’Amour, et non pas le Mal, l’Harmonie, et non pas la Lutte. Dieu, c’est l’absolu, c’est-à-dire la Perfection, l’Idéal, la Vérité, le Bien. Dieu, c’est l’acte pur, c’est la Sagesse, la Fin, l’âme de l’Univers.

Soloviov admet l’existence dans tout être de ce qu’il appelle «la perfection divine», la compréhension intérieure de Dieu.

L’idée de la compréhension intérieure de la divinité est une conception subjective et en même temps transcendantale; d’un côté, c’est ce que nous retrouvons séparément dans chaque sujet comme quelque chose qui existe par soi-même, quelque chose de primitif, de durable, d’indépendant de la forme; dans ce cas, elle est et elle n’est pas, elle existe comme un être négatif ou opposé à tout ce qui existe visiblement, et qui devient comme non existant par rapport à cet être; de l’autre côté, elle est l’être abstrait et réel qui existe dans tout sans être renfermé dans quelque chose, et qui renferme tout en soi, bien que ne contenant rien; c’est l’objet pareil au sujet, qui entre dans notre pensée, et qui est la pensée, qui pénètre notre moi, notre âme, et qui est l’âme même. Notre pensée nous fait découvrir l’idée de l’existence de Dieu; l’idée de l’existence de Dieu explique, satisfait notre pensée.

La religion est pour Soloviov un système de connaissance, une métaphysique capable de résoudre l’énigme de l’Univers et, en même temps, elle est une révélation, une grâce de la volonté de Dieu. Dieu-Volonté ne détruit pas la volonté de l’homme, il faut que la volonté de l’homme cherche, aspire à s’identifier avec la Volonté de Dieu, avec le Grand Tout de l’Univers. Ce Grand Tout existe, il est matériel, l’atome aspire constamment vers lui. Dieu n’est pas une abstraction, Dieu est une réalité. Soloviov crée, pour ainsi dire, le réalisme mystique et le matérialisme devient chez lui atomisme, mais ce n’est pas l’atomisme des matérialistes. Il ne se borne pas à identifier l’âme avec Dieu, il cherche à unifier la conscience intérieure avec l’observation extérieure, le cœur avec l’esprit, l’élément individuel avec le tout social. Il considère le monde spirituel, idéal, non pas comme un terme abstrait, mais comme quelque chose de concret, de réel, de vivant, de positif. Le mysticisme de Soloviov ne condamne pas la concupiscence de l’esprit. Comme chez Fénelon, on ne trouve chez lui aucun mot blessant la raison. Au contraire, son mysticisme ne rejette pas les autres formes de la connaissance; suivant lui, la «connaissance mystique doit toujours être en rapport avec toutes les autres formes de la connaissance, avec la philosophie, avec les sciences positives». La divinité fait appel à toutes les facultés de notre être. A l’intelligence, elle se révèle comme vérité; à la volonté, comme règle de conduite, tandis que rayonnant au fond de l’âme, elle sollicite le cœur à l’aimer. La divinité, la vérité, le bien et le beau ne sont jamais séparés chez Soloviov.

C’est dans l’idée de Dieu qu’il puise ses conceptions esthétiques. La divinité est le bien; le bien est toujours beau. Soloviov distingue le beau dans la nature du beau dans l’art. C’est le beau de la nature qui doit fournir les fondements nécessaires à la philosophie de l’art. Le beau est toujours une idée symbolisée par une forme concrète; le beau est la plus haute expression de l’existence.

La métaphysique de Soloviov embrasse les éléments éthiques, esthétiques et intellectuels, sans exclure les perceptions sensorielles. L’esprit seul, créant des idées a priori, ne peut pas servir de base à la science, ni nos perceptions sensorielles. La synthèse de nos idées a priori et de nos sensations peut constituer la science. La vérité n’est ni dans le réalisme, ni dans le rationalisme, mais entre ces deux systèmes. Ce n’est pas à la philosophie qu’appartient l’autorité nécessaire de révéler la vérité, la véritable vie, le souverain bien: cette tâche est celle de la théologie. Les rapports de la théologie avec les sciences exactes font naître la théosophie libre. La théosophie libre n’est que la synthèse de la théologie, de la philosophie et des sciences positives.

La philosophie russe contemporaine

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