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ОглавлениеAPERÇU HISTORIQUE DE L’ÉVOLUTION DE LA PHILOSOPHIE
EN RUSSIE
OBJET DE CET OUVRAGE
L’apparition de la philosophie en Russie date de 1755, c’est-à-dire de la fondation de l’Université de Moscou. Avant cette époque on enseignait dans les académies ecclésiastiques une scolastique orthodoxe qui portait injustement le nom de philosophie. Le premier professeur, Annitschkov (1788), enseignait la philosophie allemande (Wolf) en latin.
Avec le règne de Catherine II commence l’influence de la philosophie française. On traduit Voltaire, Montesquieu, Condorcet, d’Alembert, Rousseau. Certains auteurs russes[1] prétendent que la gloire des encyclopédistes fut plus grande en Russie que leur influence. Nous ne partageons pas ce jugement.
Sans doute, la Cour de Catherine ne s’appropria que la partie purement négative du «matérialisme et du sensualisme éthique» de Voltaire[2]. Mais malgré une forte opposition de la part du clergé, l’esprit nouveau, large, humanitaire des encyclopédistes finit par pénétrer et par laisser de profondes racines dans la vraie société russe, à peine réveillée d’une longue léthargie intellectuelle. Leur influence se manifeste tout au long du xixe siècle: ce sont eux qui préparent l’émancipation des serfs, c’est à eux que les meilleurs écrivains russes doivent l’inspiration de leurs œuvres. Même l’idéalisme pur de la philosophie allemande de la première moitié du xixe siècle, qui trouva beaucoup de disciples en Russie, ne détruisit pas l’influence des encyclopédistes. D’ailleurs, en Russie, l’idéalisme et le matérialisme ont toujours marché de pair, sans exclure le mysticisme.
Au commencement du règne d’Alexandre Ier on introduit la philosophie dans les gymnases (écoles secondaires). On y enseigne la logique, la psychologie, la philosophie du droit, l’esthétique et la morale. Dans les Universités, c’est Kant, Fichte, Schelling qui dominent, surtout Schelling dont l’influence est plus grande que celle de Kant, elle dure jusqu’en 1830 et cède sa place à celle de Hegel. Le premier qui fit connaître Schelling en Russie fut Welansky, professeur d’anatomie et de physiologie à l’Académie médicale de Saint-Pétersbourg. Son livre Recherches biologiques eut un tel succès que l’auteur fut invité à faire à Moscou des conférences sur Schelling. Un autre professeur, Golitch, auteur d’un livre Histoire des systèmes philosophiques, enseignait la philosophie de Schelling à l’Institut pédagogique, mais le gouvernement interdit son cours.
Après la guerre de 1812, Alexandre Ier subit la domination morale de l’église. Le ministre de l’instruction publique tomba sous la dépendance du ministre des cultes. Cet obscurantisme fut funeste au développement des idées philosophiques, il obligea un grand nombre de savants à s’expatrier. Nicolas Ier, à peine monté sur le trône, supprima à l’Université de Moscou la chaire de philosophie; mais un jeune professeur, Pavlov (1826), au lieu d’enseigner la physique comme il eût dû le faire, exposait simplement des doctrines philosophiques. Un autre professeur, Nadejdine, fit, vers cette époque, un cours sur l’esthétique, avec beaucoup de succès. Nicolas Ier défendit au célèbre professeur Granovsky[3] de parler dans son cours d’histoire universelle non seulement de la Révolution française, mais de Luther ou de la Réforme. Pendant l’époque appelée «les années quarante» la philosophie se ranime un peu, mais sa renaissance date de 1861, année de l’abolition de l’esclavage en Russie, année des réformes, année d’espérances. On fait la guerre à la métaphysique, à l’esthétique, à l’art pour l’art, on pousse à l’extrême le culte des sciences naturelles, on devient positiviste, les disciples d’Auguste Comte augmentent. Les idées de Comte ont joué un rôle très important dans le mouvement philosophique en Russie. Comte afferma l’intérêt à la sociologie, mais les positivistes russes les plus convaincus n’admirent jamais sans réserve toutes les théories de leur maître. Le comtisme domina surtout les «années soixante-dix».
Après la mort d’Alexandre II la Russie retomba dans une réaction. Les nouveaux programmes universitaires de 1884 assignèrent à l’enseignement de la philosophie une place plus que modeste: deux heures par mois et rien que les commentaires historiques des passages d’Aristote et de Platon.
En 1885, sur l’initiative du professeur Troïtsky, on fonda à l’Université de Moscou la Société de psychologie dont le caractère est plus philosophique que psychologique. La Société contribua à répandre en Russie le goût des études de philosophie. Elle organisa des conférences publiques consacrées aux problèmes philosophiques, psychologiques, esthétiques.
En 1889, sur l’initiative du professeur Grote, la Société de psychologie créa la Revue de philosophie et de psychologie[4]. «Ce ne sont pas les besoins subjectifs d’un petit nombre d’individus adonnés à la culture de la philosophie, c’est un véritable besoin social des couches les plus variées du peuple russe qui fait naître cette revue», dit Grote dans son premier article. Absolument éclectique, la revue s’adressa à l’ensemble du public éclairé, elle ne demeura étrangère à aucun problème, fut-ce une question de science pure ou d’art, traitant tout d’une façon vraiment scientifique. Les Voprossy eurent beaucoup à lutter contre la censure. Ainsi la livraison du 15 novembre 1891 fut saisie par ordre de la censure laïque et de celle du Saint-Synode.
Il s’agissait d’une étude de Grote: La famine dans ses rapports avec l’éthique, d’une étude de Tolstoï relative à la même question; enfin, Soloviov, dans un troisième article, constatait que «dans l’évolution des idées morales le premier rôle incombe toujours aux adversaires des églises établies».
La Société de philosophie de l’Université de Saint-Pétersbourg créée en 1897, sous la présidence de M. le professeur Alexandre Wedensky, est appelée à rendre de grands services au mouvement philosophique en Russie. La Société, jeune encore, vient déjà de faire paraître le premier tome de ses Travaux. Léon Tolstoï[5] est l’un de ses membres.
On a beau parfois vouloir arrêter un courant, on n’a pas toujours la force de le détourner. Le courant suit son chemin, marche à l’accomplissement de sa mission. Malgré des entraves formidables, la philosophie progresse en Russie. Nous nous proposons de le démontrer dans cet ouvrage. Nous ne faisons pas ici œuvre d’historien; notre but, c’est d’indiquer le mouvement philosophique russe contemporain. Notre méthode est objective et éclectique: toutes les écoles sont représentées dans les pages qui vont suivre[6]. Les écoles sont dans la science ce que les partis sont en politique: chacune a raison à son tour; il est impossible à l’homme éclairé de se renfermer dans l’une d’elles assez exclusivement pour fermer les yeux à ce que les autres contiennent de raisonnable.
Notre travail est divisé en trois parties: la première est consacrée à la philosophie; la deuxième à la psychologie; la troisième est réservée aux sociologues. Le sens du mot philosophe évolue rapidement. Dans l’ancienne Grèce on appelait «philosophes» les amis de la sagesse; philosophe est celui qui cultive sa raison, conforme sa conduite aux règles de la saine morale. Plus tard, on réserve le nom de philosophe aux seuls auteurs de systèmes philosophiques. Nous estimons qu’on doit le donner à quiconque provoque un grand mouvement des esprits, pourvu qu’il ne s’écarte pas de la méthode scientifique. Les sociologues russes ne peuvent donc ne pas figurer dans La philosophie russe contemporaine.
Ce travail, comme toute œuvre humaine, contient, sans doute, des erreurs et des défauts; il a pourtant un mérite: c’est le premier ouvrage traitant de la philosophie en Russie.