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II
ОглавлениеSoloviov voit le salut du monde dans le Christianisme, dans l’union des Églises[11]. Ce fait semble étrange, car il est absolument inadmissible qu’il ignorât l’histoire sanglante des Églises. Il n’en est pas moins certain que le christianisme est pour Soloviov ce que la substance absolue fut pour Spinoza, le Moi absolu pour Fichte, la Volonté pour Schopenhauer. Sans doute il s’agit du christianisme primitif qui n’est, dans ses racines, que le judaïsme régénéré. «Nous voyons encore le phénomène étrange d’une société qui professe le christianisme comme sa religion et qui reste païenne, non pas dans sa vie seulement, mais quant à la loi de la vie[12].»
Ce dualisme est pour Soloviov une faillite morale et non pas une inconséquence logique. On l’aperçoit bien au caractère hypocrite et sophistique des arguments employés ordinairement pour défendre le christianisme d’aujourd’hui. «L’esclavage et les peines cruelles,—disait un évêque célèbre en Russie,—ne sont pas contraires à l’esprit du christianisme: car la souffrance physique ne nuit pas au salut de l’âme, objet unique de notre religion.» Comme si la souffrance physique infligée à des hommes par un autre homme ne supposait pas dans celui-ci une dépravation morale, un acte d’injustice et de cruauté certainement dangereux pour le «salut de son âme». En admettant même, dit Soloviov,—ce qui est absurde—que la société chrétienne puisse être insensible aux souffrances des opprimés, peut-elle être indifférente au péché des oppresseurs? L’esclavage économique, comme l’esclavage moral, trouve des défenseurs dans le monde chrétien. «La Société et l’État, disent-ils, ne sont nullement obligés de prendre des mesures générales et régulières contre le paupérisme; l’aumône volontaire suffit: Jésus n’a-t-il pas dit qu’il y aura toujours des pauvres sur la terre?» Oui, il y aura toujours des pauvres, comme il y aura toujours des malades,—cela prouve-t-il l’inutilité des mesures sanitaires? Seule la réunion de toutes les Églises, sur les bases primitives du christianisme, peut changer l’état de choses actuel. Le salut est dans l’unité des Églises, c’est-à-dire dans l’unité du genre humain. Soloviov accepte l’unité essentielle et réelle de l’humanité qu’il considère comme un grand être collectif, un organisme social dont les différentes nations représentent les membres vivants. A ce point de vue, aucun peuple ne saurait vivre en soi, par soi et pour soi, la vie de chacun n’est qu’une participation déterminée à la vie générale de l’humanité. La fonction organique qu’une nation doit remplir dans cette vie universelle,—voilà sa véritable idée nationale.
Si pour Soloviov l’humanité est un grand organisme, il ne la considère pas comme un organisme purement physique, les éléments dont elle se compose—les individus et les nations—sont pour lui des êtres moraux. Or, la condition essentielle d’un être moral, c’est que la fonction particulière qu’il est appelé à remplir dans la vie universelle, l’idée qui détermine son existence «dans la pensée de Dieu», ne s’impose jamais comme une nécessité matérielle, mais seulement comme une obligation morale.
«La pensée de Dieu, qui est une fatalité absolue pour les choses, n’est qu’un devoir pour l’être moral.» Mais s’il est évident qu’un devoir peut être rempli ou non, peut être rempli bien ou mal, peut être accepté ou rejeté, on ne saurait admettre, d’un autre côté, que cette liberté puisse changer «le plan providentiel», ou enlever son efficacité à la loi morale.
«L’action morale de Dieu ne peut pas être moins puissante que son action physique.» Il faut reconnaître que dans le monde moral, il y a aussi une fatalité, mais une fatalité indirecte et conditionnée. La vocation ou l’idée propre que la pensée de Dieu assigne à chaque être moral—individu ou nation—et qui se révèle à la conscience de cet être, comme son devoir suprême, cette idée agit, dans tous les cas, comme une puissance réelle, elle détermine l’existence de l’être moral, mais elle le fait de deux manières opposées: elle se manifeste comme loi de la vie, quand le devoir est rempli, et comme loi de la mort, quand il ne l’est pas. L’être moral ne peut jamais se soustraire à l’idée divine, qui est sa raison d’être, mais il dépend de lui-même de la porter dans son cœur et dans ses destinées comme une bénédiction ou comme une malédiction.