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II

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La période métaphysique du développement philosophique de Grote commença vers 1885. Cette conversion fut-elle spontanée?—Oui, au point de vue logique; au point de vue psychologique—non. Au fond, le positivisme ne put jamais satisfaire la nature inquiète de Grote. Il était trop sensitif pour ignorer «la grandeur et la folie du doute».

Si vraiment en dehors du positivisme froid, tout est rêve, que reste-t-il donc de toutes nos conceptions de la vie, de nos notions du bien et du mal, du sens de notre existence, du moral et de l’immoral, que reste-t-il de notre foi dans l’idéal, dans le bonheur, dans le triomphe de la justice? Si ces croyances humaines sont dépourvues de tout fondement réel, si la vérité, le bien, le beau, ces rêves éternels de l’homme, ne sont vraiment que des «rêves», que des illusions subjectives, que reste-t-il de toute notre vie? Quel sens y donnerons-nous? Ne devient-elle pas un simple chaos, sans but, sans espoir, un non-sens? La nature a-t-elle mis en nous le sentiment de l’idéal rien que pour nous rendre victimes de l’illusion? Ce sentiment, c’est notre conscience, notre expérience intérieure. Pourquoi n’aurions-nous pas le droit de croire à cette expérience comme nous croyons à l’expérience extérieure? Le sentiment n’est-il pas, comme toute notre personnalité, le dévoilement des lois universelles et éternelles de la nature? Pourquoi ne pas y voir le réel qui s’ouvre à notre esprit? Admettons que la philosophie est une des formes de l’art, le fruit du génie créateur, mais pourquoi conclure qu’elle n’a point de valeur positive, qu’elle ne contribue en rien à la connaissance de l’univers? Le sens positif, la fin de la vie ne se reflètent-ils pas dans les rêves du beau, du bien, du vrai? L’art ne nous donne pas seulement des productions de valeur relative, il nous offre aussi des chefs-d’œuvre dont la valeur est réelle, incontestable, presque éternelle. Dans la subjectivité, dans la relativité de l’art nous découvrons également des éléments objectifs, impérissables: le beau existe donc en dehors du sentiment du beau. Pourquoi ne pas admettre les mêmes éléments objectifs éternels dans les productions philosophiques, pourquoi ne pas admettre un bien objectif, une vérité objective en dehors de nos sentiments personnels? N’avons-nous pas le droit de croire que la philosophie en créant l’Idéal, y devine, pour ainsi dire, le réel, qu’elle n’est pas seulement l’appréciation subjective des choses, mais la connaissance même de la nature positive? Nous sommes habitués à considérer comme réel ce qui est accessible à notre vue et ouïe, ce qui reste étranger à notre perception extérieure nous semble un phénomène illusoire. En est-il ainsi? Le mirage ne se trouve-t-il pas dans le monde que nous considérons comme réel; le réel n’est-il pas, au contraire, dans le monde «illusoire»? Ne pourrions-nous pas y découvrir les vrais fondements du bien, du beau, du vrai?

Nous donnons à la philosophie—comme connaissance de la réalité en dehors du sensible—le nom dédaigneux de métaphysique: mérite-t-elle vraiment ce dédain dont on la gratifie à notre époque positive? N’est-elle pas basée, elle aussi, sur l’expérience, sur l’expérience intérieure de nos sentiments?

L’expérience extérieure est-elle l’unique forme de la connaissance scientifique? Prenons les sciences mathématiques: elles ne sont pas basées sur l’expérience extérieure, pas un seul de leurs axiomes n’est du domaine des phénomènes sensoriels. Comme la métaphysique, les sciences mathématiques sont construites uniquement par notre esprit, leurs fondements se trouvent dans des lois intérieures a priori. Et pourtant, les sciences mathématiques sont les plus exactes, leurs formules a priori des relations quantitatives sont indispensables à toute expérience extérieure et intérieure.

Pourquoi la métaphysique, cette théorie des relations quantitatives du réel, ne serait-elle pas aussi une science? pourquoi ses catégories a priori n’auraient-elles pas la même évidence? pourquoi la thèse métaphysique, il n’y a pas d’objet sans sujet, serait-elle moins évidente que la vérité mathématique: deux et deux font quatre? Pourquoi la loi métaphysique: il n’y a pas de phénomène sans cause ne serait-elle pas aussi obligatoire que l’axiome mathématique: la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre?

Telles sont les méditations d’ordre logique et psychologique qui ont amené Grote à sa conversion métaphysique. Quel changement dans ses idées! Il admet maintenant que «la philosophie, comme connaissance de la réalité extra-sensorielle, se nomme métaphysique: et elle est une science».

Ce qu’il considérait autrefois comme «rêve» est pour lui «réalité» et le «réel» de jadis est devenu «rêve». Le sentiment n’est plus la source des illusions subjectives, il voit maintenant en lui le moyen d’atteindre la vérité objective; la philosophie n’est plus le fruit du génie créateur, elle est «la connaissance du sens des choses».

La philosophie devient pour Grote «une synthèse universelle des connaissances humaines», ayant trois sources différentes: la raison, basée non seulement sur l’expérience extérieure, mais aussi sur l’expérience intérieure, le sentiment intuitif et l’imagination créatrice. L’union harmonieuse de ces trois facteurs constitue la philosophie[27] qui par là se distingue de la religion et de l’art. La philosophie a toujours eu pour base la religion et l’art d’une époque déterminée; il devra en être de même dans l’avenir. Grote croit que la rupture de la philosophie avec la religion rationnelle ou naturelle est un mal qui empêche de résoudre les antinomies de la raison humaine et détruit la base de l’activité morale. La métaphysique est un élément logique de la philosophie, elle est une science rationnelle et déductive.

Grote se met à reviser les systèmes philosophiques. Platon, Kant, Leibnitz, Schopenhauer lui offrent des éléments pour ses nouvelles recherches. Il aime particulièrement Platon, Leibnitz, Schopenhauer. Sa prédilection pour le philosophe de Francfort n’a rien de commun avec le pessimisme. Grote est maintenant plutôt optimiste, le pessimisme n’est pour lui qu’un état psychologique temporaire par lequel passent l’individu et la société, mais le pessimisme n’est pas une doctrine scientifique. Ce qui lui plaît en Schopenhauer, c’est sa philosophie de la volonté.

Grote applique à Kant un criticisme assez sévère. Il considère comme une erreur la division kantienne de la raison pure et de la raison pratique, il n’admet pas l’existence de l’antagonisme entre la connaissance et la foi. Il sait que la critique des idées peut seule combattre le doute et l’illusion. Cette critique, apparue avec Locke et Hume, poussée par Kant jusqu’aux dernières limites de la raison, a abouti tantôt au pessimisme, tantôt au positivisme et finit par produire ce que Grote appelle «le dualisme de l’âme». Le but de la philosophie est de combattre ce dualisme.

Grote constate, lui aussi, la dualité de la vie humaine et la lutte constante entre la nature inférieure de l’homme, anti-rationnelle, étroitement individuelle, et ses aspirations supérieures, rationnelles, sociales. Cette lutte perpétuelle se manifeste dans la pensée, dans la volonté, dans le sentiment. Dans le domaine de la raison, nos perceptions bornées par le temps et l’espace rencontrent le mouvement illimité, le vol de nos idées, de notre idéal. Dans le domaine de la volonté, nos passions, individuelles et temporaires, luttent avec les élans éternels de l’humanité vers le bien général. Dans le domaine des sentiments, nos plaisirs passagers trouvent leur contraste dans la joie spirituelle, éthique et esthétique. Mais si Grote constate la dualité de la nature humaine, il croit aussi que le but de la philosophie est précisément de combattre ce dualisme, de reconstruire l’unité entre la pensée théorique et la réalité, la conduite morale de l’homme. Le but de la philosophie est le triomphe de la nature supérieure de l’homme. La fin de la philosophie, c’est le bonheur humain, c’est-à-dire l’activité morale,—bonheur idéal, purement spirituel, capable de nous élever au-dessus des intérêts personnels et de triompher de tous les obstacles, de toutes les bornes du temps et de l’espace.

Durant la seconde période de son développement philosophique, Grote n’est pas toujours tendre pour la psychologie. Il attaque surtout la psychologie empirique, il lui reproche sa méthode. Basée sur l’observation de soi-même, cette méthode ne sort pas d’un petit cercle de faits isolés. Ces faits, qu’ils soient même nombreux, sont généralement choisis à tort et à travers. La terminologie dont se servent les psychologues est confuse, obscure. La personnalité humaine n’a été jusqu’à présent bien saisie, comprise et décrite que par les poètes, romanciers, historiens, jamais par les psychologues de profession. C’est le roman qui nous offre des observations vivantes et exactes et non pas la science psychologique, celle-ci se borne aux thèses ad hoc, elle n’analyse jamais rigoureusement les faits isolés.

La théorie de l’association des idées est une théorie purement formelle, elle constate des faits, elle n’explique pas leur origine, leur nature. Grote n’attaque pas seulement l’empirisme, mais aussi le phénoménisme. Il critique la tendance de la psychologie moderne à se renfermer exclusivement dans le domaine psycho-physiologique. La psychologie ne doit chercher qu’à étudier les idées, les sentiments, les actions des individus et des peuples, se manifestant dans l’histoire de l’humanité, dans la science, les lettres, l’art.

Nous verrons tout à l’heure que Grote, plus tard, élargit sensiblement le champ d’investigation de la psychologie, il va même lui donner une place prépondérante dans sa nouvelle conception de l’univers.

La philosophie russe contemporaine

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