Читать книгу La philosophie russe contemporaine - Ossip-Lourie - Страница 19

Оглавление

CHAPITRE IV

Table des matières

PRÉOBRAJENSKY ET LE SCEPTICISME

Table des matières

I

Vassily Préobrajensky[33] est un philosophe-philologue. Qu’il étudie Platon ou Dante, Kant, Pascal, Nietzsche ou Leibnitz, il étudie tout d’abord son auteur au point de vue philologique; il cherche à saisir chaque phrase, à pénétrer le sens de chaque terme, la vraie pensée de son philosophe qu’il soumet, pour ainsi dire, à une analyse microscopique dont il réunit ensuite tous les éléments épars, philologiques, logiques, psychologiques, pour en composer un système, une unité complète.

Il aimait beaucoup les sciences mathématiques, il s’occupait surtout de géométrie analytique. Cette science exacte lui procurait une sorte de satisfaction intellectuelle qu’il ne trouvait pas toujours dans la philologie. Mais son esprit ne se renfermait dans la sphère de l’abstraction que pour y découvrir le mouvement vital de la pensée, la logique de l’idée pure.

Il étudia consciencieusement tous les systèmes philosophiques sans adhérer à aucun: ni le matérialisme, ni le spiritualisme, ni l’empirisme, ni le néo-kantisme, ni la métaphysique rationnelle, ni la philosophie individualiste, aucun système ne satisfit ses exigences purement logiques. Il aimait pourtant la philosophie, il l’aimait pour elle-même. C’était, certes, un sceptique, mais un sceptique plein d’amour pour la vérité, la désirant de tout son être. Il attachait à la philosophie un rôle prépondérant dans le développement intellectuel et moral de l’humanité.

Quand on voulut nommer Préobrajensky professeur à l’Université de Moscou, il refusa: «Je suis trop subjectif pour enseigner la philosophie; je suis trop sceptique,» disait-il à ses amis. Il était sceptique par amour de la philosophie, sceptique par l’énergie de son esprit critique, et son scepticisme se pénétra de sa philosophie, comme sa logique s’affermit au contact de ses recherches mathématiques. Ses travaux philologiques contribuaient au développement de son scepticisme. Il y a une sorte de parenté chimique entre le scepticisme et la philologie. Il n’est pas rare que les sceptiques s’abandonnent à la philologie et que les philologues deviennent sceptiques. On le constate chez les philologues et les sceptiques de l’antiquité, chez les sophistes et humanistes de la Renaissance, enfin chez les penseurs du xixe siècle, chez Renan, par exemple.

Nul mieux que le philologue ne comprend la fausseté du verbe humain, nul mieux que lui ne sait comment naissent, évoluent, meurent et renaissent les idées des hommes. Dans son éternelle poursuite de la compréhension objective de la parole, le philologue revit, pour ainsi dire, et mieux que nul autre, les théories, les systèmes divers et opposés, et cela seul mine sa foi dans les dogmes philosophiques. A force de contempler la diversité de la vie intellectuelle de l’humanité et les paroles, souvent les mêmes, par lesquelles elle se manifeste et s’exprime, le philologue finit par étudier le verbe pour le verbe et non plus pour l’idée qu’il renferme. Les enseignements philosophiques et moraux lui apparaissent comme des créations sublimes de l’humanité, mais il les étudie, avant tout, comme un philologue.

Chez Préobrajensky, le doute philosophique et le criticisme logique communiaient dans l’amour instinctif de la philosophie.

II

Vassily Préobrajensky s’occupa d’abord de la philosophie anglaise; mais la logique empirique et la psychologie ne tinrent pas longtemps son attention en éveil. Plus tard il nia même la valeur philosophique de la psychologie contemporaine. Sa thèse de doctorat était bien Le réalisme de Herbert Spencer, mais la philosophie «synthétique» de ce dernier ne le satisfaisait point.

Abandonnant l’empirisme, Préobrajensky s’éprit de Kant et des métaphysiciens, antiques et modernes. Ces derniers ne lui offraient pas pleine satisfaction, mais la belle profondeur de la métaphysique l’attira. Il reconnaissait la subjectivité inévitable de la pensée humaine et la relativité de la pensée pure. C’est par là qu’on peut expliquer sa sympathie pour les philosophes qui nous ont livré leurs «idées intimes», sous forme de pensées, aphorismes ou sermons: Amiel, Pascal, Serën-Kjerkegaard.

Préobrajensky aimait Schopenhauer pour la profondeur de son lyrisme philosophique, il aimait Platon pour son génie et pour l’idéale honnêteté de sa pensée. Si ces penseurs passionnaient Préobrajensky, il n’était pas cependant leur disciple: il leur appliquait un criticisme sévère. Il prenait chez chacun d’eux ce qui correspondait le mieux à ses propres idées. Il subit beaucoup l’influence de Kant, surtout au point de vue des problèmes moraux. L’idéalisme humanitaire de Guyau versa aussi sur lui ses bienfaits. La morale sans obligation ni sanction du regretté philosophe français captiva Préobrajensky, mais ses amours philosophiques étaient toujours de courte durée. A l’auteur de l’Irréligion de l’avenir succéda celui de Also sprach Zarathustra.

Nietzsche n’est pas seulement un penseur, il est surtout un poète; l’idée et l’image sont inséparables dans ses écrits. Préobrajensky aime en lui le philologue plus que le philosophe. Il admet avec le penseur allemand que le sens de la vie humaine n’est pas le bonheur médiocre de l’animal, mais la poursuite d’un but supérieur, l’effort vers la vérité; il ne cherche pas, cependant, comme Nietzsche, à démolir l’édifice humain pour mettre à nu les bases sur lesquelles il repose; il ne crie pas: «En avant! Chasse de ton âme le mécontentement de toi-même, tu possèdes une force capable de t’élever vers la Connaissance;» il ne prêche pas la religion du Surhomme: il n’y croit guère. Ce qu’il aime, c’est la religion de la beauté morale de l’humanité, en général, sans faire de distinction entre la «morale des maîtres» et la «morale des esclaves». Dans son étude sur Nietzsche il cherche à démontrer que, tout en prêchant la puissance illimitée de la volonté de l’homme supérieur, Nietzsche était pénétré de l’amour du genre humain. Le trait d’union entre eux est la passion de la musique. Comme Nietzsche, Préobrajensky envisageait le phénomène musical au point de vue purement philosophique. Il s’occupait beaucoup de l’histoire de la musique.

La musique a le secret d’exprimer les émotions, les sensations les plus intimes de la vie intérieure de l’homme. Si la musique est incapable de reproduire l’image d’un être ou d’une chose, elle sait évoquer des rythmes et des harmonies qui traduisent toutes les vibrations de l’âme humaine: joie et tristesse, silence et fraîcheur, doute, passion, aspiration vers l’infini... Si elle ne nous explique pas la vie, la musique nous la fait aimer. Dans les jours les plus sombres de son existence, Beethoven, poursuivi par l’idée du suicide, écrivait: «L’art seul m’a retenu.»

C’est dans l’amour de la musique que Préobrajensky trouva le but de sa courte vie. Ne possédant pas assez de foi pour adhérer à telle ou telle école philosophique, c’est l’esthétique musicale qui le rapprocha des hommes, le rendit plus indulgent aux antinomies du monde...

III

Préobrajensky aimait le paradoxe.

«La haine instinctive du paradoxe, écrit-il, est l’une des meilleures preuves de la vulgarité de la pensée. Toute théorie, toute idée positive apparaît tout d’abord sous forme de paradoxe. La théorie de Copernic n’apparut qu’un paradoxe; la conviction de Colomb qu’il est possible d’atteindre les rives des Indes ne fut, au commencement, qu’un paradoxe; les idées de Platon furent considérées comme des paradoxes; toute pensée qui s’écarte un peu de l’opinion courante n’est-elle pas envisagée comme un paradoxe?»

Le scepticisme est généralement paradoxal; il est paradoxal pour les philosophes qui ont foi en tel ou tel système, il l’est aussi pour la foule qui n’aime point douter et préfère n’importe quel enseignement au poison du doute. «Il y a des hommes, dit Préobrajensky, chez qui la modicité n’est pas seulement l’un des éléments de leur nature, mais tout leur idéal: pour ceux-là le scepticisme est sans danger; mais ils ne l’aiment pas comme destructeur de leur tranquillité.»

Il y a cependant scepticisme et scepticisme, comme il y a foi et foi. Il y a un scepticisme faux qui présente simplement l’indifférence pour la vérité, la paresse de l’esprit et la froideur du cœur. L’ironie est la seule arme de cette sorte de scepticisme. Il y a la foi qui masque seulement le vide de ceux qui la confessent. Mais il y a aussi une foi vivante, profonde, généreuse, foi dans la vérité, dans la justice qui illumine l’existence humaine. Il y a aussi un scepticisme franc, fruit d’un esprit fort et d’un noble cœur. C’est là le scepticisme de Préobrajensky. «Nous sommes devenus trop rationalistes pour avoir la foi, dit-il, mais nous sommes encore incapables d’admettre la suffisance triomphante du rationalisme. Nous avons perdu la foi, mais nous conservons l’angoisse de sa perte (Toska po veré). Nous gardons à jamais la conviction que la religion est une création humaine, que la diviniser serait un péché «immoral», mais il y a des moments où ce péché nous attire trop...»

Celui qui écrit ces lignes cherche, involontairement, à coup sûr, à travers son scepticisme, non pas la foi, mais une foi...

«Heureux celui, dit Préobrajensky, qui n’a jamais entendu dans les profondeurs de son être le murmure: la vie n’a pas de sens. Ce murmure ment peut-être: la voix intérieure se trompe généralement, et pourtant, il est aussi difficile de s’en défaire que des hallucinations. Quelle puissance de volonté il nous faut pour nous défaire de ces hallucinations. Le manque de cette force fait souffrir la majorité des hommes qui pensent...» Ce ne sont pas là des paroles d’un épicurien.

Préobrajensky ne croyait pas au «progrès» de l’humanité, mais il niait aussi le «droit au pessimisme». Pour avoir le droit de poser la question de la valeur de la vie, pour avoir le droit d’y répondre par la négation, il faut connaître la vie dans toutes ses manifestations. Or, notre humanité maladive, les masses bornées, les hommes à l’idéal et aux sentiments dégénérés, ne peuvent pas répondre à la question: Que vaut la vie humaine? Quand l’humanité se créera une nouvelle et puissante culture—si jamais ce moment arrive—alors seulement elle aura le droit de jugement sur elle-même, sur la vie, sur l’homme.

Faut-il chercher une réponse à nos tourments dans la philosophie, ou faut-il s’endormir dans le tran-tran quotidien? Par orgueil ou par crainte de médiocrité nous ne voulons pas nous contenter, souvent, d’un «menu bonheur». Sommes-nous trompés quand nous nous y abandonnons ou quand nous le laissons échapper? Où est la sagesse?

Si, par habitude ou inconscience, nous acceptons, dans la vie, un «bonheur médiocre», dans la philosophie, qui ignore les petitesses et qui n’a point de limites, il nous est impossible de le faire, nous y cherchons toujours davantage, elle nous fait aspirer vers l’absolu... Le trouvons-nous? Hélas! non, surtout dans la pensée philosophique contemporaine qui présente «un contentement médiocre des formules acquises...»

C’est du scepticisme un peu simpliste, mais ce qui plaît surtout chez Préobrajensky, c’est justement sa simplicité, sa virginité d’âme. «La plus sûre vertu, disait Renan, est celle qui est fondée sur le scepticisme spéculatif[34].»

La philosophie russe contemporaine

Подняться наверх