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XI LE SONGE DE BANCALOU

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Bancalou s'éloignait à pas lents de la maison de Zidore Tourteau. Une blanche lumière tombait du ciel sur la terre à demi-dépouillée. Quelques champs d'avoine et de blé se berçaient encore comme des ondes diaphanes, ou tombaient en javelles pesantes sous l'instrument du faucheur. La paix douce et profonde de cette campagne superbe, la sérénité du ciel, la tiédeur de la brise qui emportait les arômes des bois, émurent un instant l'âme du misérable dévoyé, et il se plut à rappeler les premières années de sa vie si tôt écoulées, si lointaines déjà, avec leurs plaisirs sans remords et leurs larmes sans amertume. Et il les compara, dans son esprit attristé, avec les années lamentables qu'il traversait maintenant. Il regarda d'un oeil d'envie les ouvriers qui accomplissaient honnêtement et à ciel ouvert leur rude et saine tâche. Il fut tenté d'aller à eux et leur dire:

--Donnez-moi ma part d'ouvrage, je veux être un honnête homme.

Une vague de poussière montait de la route, là-bas, derrière lui et s'étendait comme un nuage gris sur les arbrisseaux voisins.

C'était des voitures qui venaient d'une noce, probablement.

La pensée chrétienne qui ranimait son courage et faisait descendre un rayon dans les ténèbres de son âme, s'envola aussitôt, et l'image du plaisir l'absorba à son tour. Il s'arrêta, s'assit au bord du chemin, sur la levée du fossé, auprès de la clôture.

Les voitures défilèrent sous ses yeux émerveillés. Il y en avait plus de trente. Une belle noce comme au temps jadis, alors qu'au lieu de s'échapper sournoisement, comme des coupables honteux, les mariés restaient à festoyer pendant toute une semaine avec leurs parents et leurs amis.

Bancalou ne reconnut pas l'heureux couple qui s'aventurait dans le dédale du mariage, mais il reconnut bien la "suivante", à son oeil noir avec des reflets d'acier, comme une épée, à son sourire franc, à sa figure ovale qui la faisait ressembler à une madone de cuivre doré. C'était Lucette Longpré. Elle était avec René Larose, le jeune forgeron, un gars superbement taillé, l'air solide comme un roc et le parler bon d'un enfant.

Il fut aperçu et tous les regards se fixèrent sur lui à mesure que défilèrent les voitures. Une des femmes lui dit par plaisanterie:

--Vous ne venez pas aux noces?

--Eh! répondit-il, je ne sais pas sur quel pied danser.

--Vous danserez sur la corde, fit un autre.

Les chevaux se mirent à trotter sous les caresse du fouet, et des refrains joyeux montèrent comme des gerbes de la longue file de charrettes et se perdirent au loin avec les chants des oiseaux.

Le dos appuyé aux perches de cèdre, dans l'ombre fraîche, sur un gazon épais, Bancalou se reprit à songer.

--Vous danserez sur la corde... que voulait-il dire, ce farceur-là?... Est-ce un avertissement, une menace, une prédiction?... Que pouvait-il connaître de son existence à lui, Bancalou?... Bah! il ne faut toujours pas se montrer poltron.

Les souvenirs joyeux se mêlèrent aux idées mauvaises; le regret des fautes fut étouffé par l'espoir des plaisirs; les lueurs du passé se perdirent dans les ombres de l'avenir. Il avait peur de la lutte. A quoi aboutiraient ses efforts? Il y a en avait tant qui traînaient dans la misère, leur inutile vertu!... Souvent les bons sont plus malheureux que les méchants... On peut revenir au bien, une fois l'heure des folies passée... Attendons une bonne occasion, et tout s'arrangera.

Il ne connaissait pas la raison de son existence, et ne se souvenait plus des leçons de catéchisme qu'il avait écoutées d'une oreille distraite autrefois. Il repoussa l'une après l'autre ces pensées troublantes, et se laissa aller à une somnolence assez agréable. Peu à peu, faucheurs, moissons, grands arbres, attelages rapides, chansons, gens des noces, tout s'éloigna, se mêla, se fondit dans une brume mystérieuse.

Il dormait.

Un des faucheurs qui coupaient l'avoine dans le clos voisin, s'avança vers lui. Il venait sans doute le chercher pour le faire travailler avec les autres. Le champ était vaste. Après l'avoine, le blé, après le blé, l'orge, et le seigle, et le sarrasin...! Oh! la besogne ne manquerait pas de sitôt.

Le faucheur paraissait, de loin, robuste et replet, mais il perdait en s'approchant ses formes vigoureuses et sa démarche assurée. Cependant, la faux qu'il tenait à la main restait longue et luisante.

Il était maintenant d'une maigreur extrême, et l'on pouvait compter les côtes de sa poitrine, car sa chemise de toile s'ouvrait déboutonnée et glissait de ses épaules.

Bancalou le regardait et commençait à croire à une apparition. Il voulut se lever. Le faucheur passa la clôture d'un bond, avec un bruit sec d'osselets, et se trouva debout sur le bord du chemin devant lui. Ce n'était plus qu'un long squelette sans chair, sans yeux, sans bouche. Des ossements liés les uns aux autres par des jointures arides. Les pieds laissaient sur le sable une empreinte qui ressemblait à la patte d'un oiseau géant. Il tenait dans ses mains longues et crayeuses, la faux toujours prête à trancher.

Mais ce n'était plus le grain mûri par le soleil, qu'elle abattait sur le sol, c'était les hommes. Et, loin derrière lui, dans les champs tout à l'heure fleuris et parfumés, Bancalou aperçut, couchés comme des javelles épaisses, des vieillards aux crânes nus, des jeunes filles aux torses blancs et moelleux, des hommes armés en guerre, des femmes enveloppées de voiles, des enfants avec des ailes aux épaules, comme les anges, et il se prit à frissonner de même que sous une haleine glaciale. Et le spectre lui dit:

--Je suis le moissonneur de Dieu, et le pré que je fauche est grand comme la terre, et ma faux est d'un acier que rien n'entame, et je n'oublie personne.

--Grâce! grâce! supplia Bancalou en joignant les mains, Encore un jour!

Et il ajouta, une seconde après, comme si la terreur l'eut rendu fou.

--Je vais aux noces ce soir... Il faut que je danse avec la mariée... Quelle heure est-il?

Il tira sa montre, la belle montre qu'il avait empruntée à Zidore, et la colla à son oreille pour l'entendre marcher, par petits pas légers, discrets, rapides. Et alors il lui sembla que des hommes élevaient une charpente avec des ossements. Les pièces s'adaptaient mal et ils éprouvaient de l'embarras.

--Il faut pourtant que tout soit fini à huit heures, dirent-ils. Nous avons encore beaucoup de clous à enfoncer. Frappons dru!

Et les coups de marteau étaient rapides comme le tic-tac de la montre.

--Que faites-vous donc, demanda-t-il?

--Un échafaud.

--Un échafaud?

--Oui, un échafaud. Voulez-vous avoir un prêtre?

--Moi? pourquoi?

--Mais pour vous confesser... Vous allez mourir.

--Mourir! je vais mourir!... Ah! mon Dieu!

Et il se mit à trembler de tous ses membres, et ses dents claquaient sinistrement. Et il entendait toujours les coups de marteau qui enfonçaient les clous, et la charpente d'ossements s'élevait vite maintenant. Il regarda l'heure de nouveau. Sept heures.

--Déjà sept heures, gémit-il!

Et il aurait voulu arrêter sa montre. Les hommes riaient en faisant leur ouvrage lugubre.

--Ils rient parce que je vais mourir, pensa-t-il, et il pleura.

Une forme humaine, avec une blessure à la tête, passa devant ses yeux et elle lui dit tristement:

--L'échafaud où tu vas monter est fait de mes ossements.

--Ce n'est pas moi! grâce!... Vous savez bien que ce n'est pas moi?...

Le revenant avait disparu.

--Quelle heure est-il demanda une voix.

Pour arrêter la marche du temps, il voulut briser sa montre. Il la lança contre une pierre, et alors, dans l'éclat sonore du métal qui s'émiettait, il entendit.

--Huit heures!

--Qui donc me sauvera? Qui donc me sauvera?

Et levant les yeux vers l'échafaud il vit, sur la planche fatale, une jeune fille délicieusement belle malgré sa pâleur extrême. Elle dénoua la corde et la jeta loin d'elle...

Lucette! s'écria-t-il...

Et il se réveilla.

--Diable! fit-il, je l'ai échappé belle... Cette maudite montre me ferait pendre, je la rendrai à Zidore.

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