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VII PREMIERE VISITE DE BANCALOU A ZIDORE

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Table des matières

A mi-chemin entre l'église et la maison de Zidore Tourteau, une grande croix de bois ouvrait ses bras au-dessus des champs. En été, les hirondelles qui avaient leurs nids dans le voisinage, lui faisaient, en voltigeant à la file, des guirlande mouvantes et gracieuses, et les villageois dévots venaient souvent s'agenouiller sur la pierre qui l'entourait d'un parquet rustique. Les passant la saluaient avec respect. Zidore Tourteau lui-même, malgré ses airs arrogants et son manque de foi, ne pouvait s'empêcher de porter la main à son chapeau quand il passait devant! Oh! un simple geste; jamais il ne se découvrait. Il saluait le bon Dieu, mais ne lui parlait point.

Vers le milieu de septembre il revenait de la forge avec les pièces de fer que le forgeron lui avait confectionnées pour son moulin à battre, et il repassait pour la centième fois, dans sa mémoire, ce que ça lui coûtait, lorsqu'il vit un homme s'arrêter devant la croix comme devant un objet de curiosité.

--En voilà un qui s'amuse de peu, se dit-il.

Cet homme regardait le vol des oiseaux. Il ne songeait nullement au mystère d'amour du calvaire. Quand Tourteau ne fut plus qu'à petite distance de lui, il s'agenouilla.

--C'est un fou, pensa Tourteau, un fou ou un hypocrite. Le monde en est plein, d'hypocrites.

Le cheval marchait à petits pas avec sa charge lourde, sur un chemin semé de cailloux. Il passa devant la croix. Le pieux personnage tourna la tête et regarda curieusement. Zidore eut un mouvement de surprise.

--Diable! c'est lui, murmura-t-il.

Il secoua d'un coup sec les guides sur la croupe de son cheval pour lui faire comprendre qu'il devait se hâter davantage.

--Beau poil cache vilaine peau s'écria l'individu agenouillé au pied de la croix.

Et il se leva, se frotta les genoux pour effacer l'empreinte de la poussière, et se dirigea vers la voiture qui s'éloignait toujours.

--Zidore, cria-t-il encore faut couper l'arbre avant de brûler la bûche... Ne me reconnais-tu pas, l'ancien?

Le cheval allait toujours, et la charrette se heurtait aux pierres ou criait en tombant dans les ornières.

--Attends-moi, par tous les saints des Champs Elysées! Je suis fourbu comme une ombre du Tartare!... J'arrive de la ville d'une seule haleine, pour te serrer sur mon coeur... et te demander de l'argent, acheva-t-il à demi-voix.

Zidore arrêta son cheval et dévisagea le malencontreux ami, faisant semblant de ne pas le reconnaître.

--Que me voulez-vous? demanda-t-il durement.

L'autre se mit à chanter:

J'veux épouser ta fille

Pour avoir ton argent

Je n'aurai pas d'famille

J'suis ben trop négligent...

Tiens! jette-moi ta bourse,

Tu vois comm' je suis nu,

Et j'm'en r'tourne à la course

Aussi vit' que j'suis v'nu.

--Embarque, dit Zidore bien malgré lui, embarque, canaille de Bancalou!

Chez nous, fils de navigateurs nous embarquons dans une voiture sur les chemins comme dans un bateau sur les rivières, et je crois bien que nous ne débarquerons pas de sitôt.

--Ah! tu me reconnais enfin! Tes yeux sont encore bons; tu vois loin dans le passé.

Il monta d'un bond sur le brancard de la voiture et s'assit à côté de Tourteau.

--Donne-moi la main, fit-il en tendant la sienne:

Main droite et bouche ronde,

Avec ça cours le monde.

Elle était rouge sa main, et teinte par l'écorce de pruche. Il avait certainement travaillé chez les tanneurs. Zidore la serra avec une feinte cordialité, il aurait mieux aimé lui serrer le cou.

--Comment va le métier, demanda-t-il, fais-tu de l'argent?

--Faut-il que je te chante encore mon couplet, répondit le survenant?

Le métier est à l'eau... Quand on ne peut pas garder le veau on prend la peau, pas vrai? et quand on ne peut pas garder la peau, on prend le poil, pas vrai?... J'en suis là. Quoi faire maintenant? C'est le "hic", comme on disait au séminaire.

--Faut travailler quand même, et ménager, dit Zidore.

L'autre le regarda dans les yeux, puis éclata de rire.

--Travailler et prier, tu devrais dire, je ne travaille pas, mais je prie.

Autrefois, tu sais, je ne priais pas et je travaillais. Ça ne m'a pas réussi, et j'ai modifié mon système. C'est pour cela que tu m'as vu gémir au pied de la vieille croix noire où les mères conduisent leurs innocents gamins.

--Moi, c'est le contraire, je prie peu et je travaille beaucoup.

--Et ça te va?... tu réussis?

--Assez bien.

--Ça dépend des milieux alors, faut croire. Je vais tenter l'épreuve ici, près de toi, si tu veux me prendre à ton service.

--Je n'ai besoin de personne maintenant, mes travaux sont à peu près finis.

--C'est moi qui ai besoin, il ne faut pas intervertir les rôles.

--Tu n'as donc pas su faire profiter tes économies?

--Ah! j'ai connu de beaux jours, et je n'ai pas su les faire durer!...

C'est quand les mouches la piquent que la vache sait ce qu'elle perd en perdant sa queue.

--Jusqu'où te rends-tu?

--Jusque chez toi. Cette fois-ci j'ai du loisir. Quand je suis venu, à la Saint-Pierre, j'en ai été empêché... Tu te souviens, je t'ai écrit. A propos, ne fais pas de bêtise; c'est une femme de mérite, la Michel Vallier, et elle sera veuve à la chute des feuilles.

Zidore Tourteau pâlissait et le dépit le faisait grincer. L'ancien le tenait de son amitié collante comme une glue et insolente comme une maîtresse. Il resta quelques instants silencieux et morne. Il avait envie de jeter le fâcheux en bas de la charrette, sur les roches du chemin. Oui, mais...

Il y a d'amers moments dans la vie de ceux qui n'ont pas toujours marché droit. Tôt ou tard ceux qui les ont aidés à faire le mal se lèvent contre eux. Ils sont, ces anciens compagnons, comme des spectres qui passent menaçants dans les cauchemars de leurs nuits. Ils roulent devant leurs pas, sur la route où ils cheminent sans soucis, la pierre inattendue qui les fera tomber.

La voiture s'arrêta. Zidore était rendu chez lui. Il aurait voulu marcher encore, ne jamais arriver.

--C'est ici que tu caches ta vertu? demanda le fâcheux.

--Est-ce ici que tu voudrais cacher tes vices, toi? répliqua Zidore, avec un rire forcé.

Il ajouta:

--Tu vas m'aider à mettre ces choses dans le hangar.

Il parlait des pièces de fer pour le moulin. Le petit garçon vint dételer le cheval et l'envoya en liberté dans la prairie. Les deux hommes entrèrent.

--C'est un ami de la ville, dit Zidore à sa femme, en montrant sont compagnon.

Madame Tourteau salua et répondit:

--Ceux que tu amènes ici sont toujours les bienvenus.

Elle savait le contraire. Il n'invitait jamais de bon gré. Il n'offrait l'hospitalité qu'à son corps défendant. Et cet ami ne s'en retournerait pas dans la soirée. Il allait passer la nuit ici, souper aujourd'hui, déjeuner demain... et qui sait?... Mais il finirait bien par s'apercevoir que sa présence est fort gênante.

Elle continua à vaquer à ses occupations. Zidore passa près d'elle.

--Pas plus que de coutume sur la table, fit-il d'une voix presque menaçante.

Au souper, il n'y avait qu'une soupe aux pois, le reste du midi, du pain assez dur et du lait sans crème.

Tout le monde était en appétit, et il fallut rapporter du lait et du pain. Bancalou affirmait qu'il n'avait jamais si bien mangé. C'était ça qu'il aimait, du pain de blé, du lait pas trop riche... la viande, il s'en était déshabitué, à cause des microbes... Il était gai, un peu cynique. Zidore riait de temps en temps, entre deux éclairs de colère.

Ce damné chenapan allait-il se rendre maître dans sa maison maintenant?... Et puis, il ne se gênait pas pour faire de l'oeil à sa femme. Elle était bien honnête, sa femme et ne paraissait pas comprendre le manège canaille de son hôte. Mais enfin, elle n'était pas de bois. Une bonne raison pour le mettre à la porte, le mal léché. Oui, mais...

La nuit survint et tout rentra dans le silence, même le coeur douloureusement ému de Zidore Tourteau.

Bataille d'âmes

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