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LE CHEMIN DU GIBET I L'ILE AUX OURS

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Un matin d'automne, un vieillard revenait de visiter ses lignes dormantes, et ramant d'un bras ferme, la tête penchée dans un rêve, il longeait les bords chatoyants de l'île aux Ours, l'une des nombreuses et ravissantes îles qui semblent s'avancer comme une flotte dans les eaux calmes du fleuve, entre Sorel et la lac Saint-Pierre. Un voile de brume tombait moelleux et léger sur ses oasis de verdure et sur ces flots tranquilles, et partout, dans le dédale des chenaux étroits, au-dessus des courants sombres, glissaient d'autres courants plus subtils et tout imprégnés d'une lumière blanche. Les îles paraissaient de larges émeraudes enfouies dans la soie d'un écrin.

La pêche avait été bonne et, dans son rêve, le vieillard souriait. Ce serait pour le marché, à Montréal. Il se dit tout-à-coup, par phrases coupées de silences:

--C'est moi-même qui porterai le poisson au marché... Le gars empoche tout... C'est à peine s'il me laisse de quoi payer mon tabac... Et puis, il fait la noce en diable...

Il se mit à chanter. Sa voix était un peu nasillarde, un peu rauque, mais très forte encore, et il ne chantait pas faux. Il avait à peine fini le premier couplet, qu'une flamme pâle déchira le brouillard à quelque distance. Une détonation se fit entendre.

--Il n'y a donc pas de brume par là, pensa-t-il; ou bien ils tirent à bout portant... Pourvu qu'ils ne me prennent pas un canard. Il supposait qu'ils étaient plusieurs. Pour donner l'éveil il reprit sa chanson d'une voix plus forte encore. La note tremblait légèrement dans son gosier détendu par l'âge, mais tout de même elle s'envolait loin. Il chantait:

Par derrière chez ma tante, vole, mon coeur vole!

et l'aviron plongeait en cadence dans l'eau profonde. Comme il disait:

Visa le noir tua le blanc,

une autre flamme jaillie et quelque chose siffla à son oreille. Il cria durement et aussi fort qu'il le put faire:

--Me prenez-vous pour un canard tas de brigands?

Et il poussa son canot vers le rivage. Il n'avait pas envie de se faire casser les ailes. Au reste, il n'était plus qu'à une courte distance de sa maison. Il viendrait chercher l'embarcation tantôt, quand le soleil aurait fondu la brume.

Ce vieillard possédait, au bout de l'île, dans une échancrure qui formait une petite baie délicieuse, un large coin de terre où tout poussait avec une vigueur extrême; mais il aimait l'eau plus que le pré, et il passait dans son canot toutes les heures qu'il pouvait, laissant le grain mûrir selon la volonté de Dieu, et les troupeaux se rassasier de joncs verts et d'herbe tendre.

Il vivait seul maintenant avec un garçon de vingt-cinq ans. Sa maison n'avait pas mauvaise apparence, mais elle était mal tenue. Il n'y avait plus de femme pour laver, nettoyer et mettre chaque chose à sa place. Elle était triste, car il n'y avait plus de babils d'enfants.

Quand il entra, il vit à terre, dans un coin, un sac de voyage et des cannes de pêche. Cela ne le surprit guère. Presque chaque jour, l'automne, on accourait nombreux de la grande cité dans les îles, pour se livrer au plaisir de la pêche ou de la chasse. Le champ était vaste, le paysage enchanteur et le gibier abondant.

Les uns venaient se reposer du tracas des affaires, les autres cherchaient une distraction à leur ennui; ceux-ci mettaient leur orgueil dans le nombre des victimes, et ceux-là, dans la qualité. C'était une bonne aubaine pour les insulaires qui les promenaient dans l'enchevêtrement des canaux, ou les guidaient vers les bords giboyeux ou dans les anses poissonneuses.

Deux silhouettes noires se dessinèrent alors dans la blancheur laiteuse de la brume, et le vieux comprit que c'était son garçon qui revenait avec un "sportman". Une drôle d'idée qu'ils avaient eue de tirer à balle ou à plomb, au risque de tuer un chrétien au lieu d'un canard. Quand ils mirent le pied sur le seuil, son gars et l'autre, il laissa paraître sa mauvaise humeur.

--Tiens! fit-il, reconnaissant le compagnon de son fils, c'est Bancalou. Je ne me serais jamais imaginé que des chasseurs comme vous autres pouvaient s'amuser à tirer les yeux fermés. J'appelle ça les yeux fermés, moi, quand on ne voit rien.

Le garçon répondit:

--Nous pensions que le brouillard se lèverait plus tôt, et que nous pourrions rapporter poil ou plume. Ce sera pour ce soir ou demain matin.

--A défaut de poil et de plume, repartit le vieillard toujours aigre, vous aviez envie, je crois, de rapporter ma peau.

--Comment ça?

--Vous m'avez effleuré la tête; j'ai entendu siffler le plomb.

--Où étiez vous donc?

--Ici, tout près, dans mon canot.

--Est-ce que nous pouvions le deviner?

--Nous ne pouvions pas le deviner, affirma Bancalou.

--Mais vous avez dû m'entendre chanter...

--Chanter? pas le moins du monde dit le garçon.

--Pas le moins du monde, répéta Bancalou qui faisait l'étonné.

--Tut! tut! tut! j'ai chanté exprès, pour avertir... On pouvait m'entendre de l'île du Pas et de Sorel.

--Il est amusant, le père, fit Bancalou, en riant.

--Il ne chantait toujours pas son "libera", ajouta le garçon.

Bancalou reprit:

--Requiem gagne l'argent et Gaudeamus le dépense... prenons un coup.

Il ouvrit le sac de cuir et en tira une bouteille qu'il fit miroiter aux yeux du bonhomme.

--C'est le petit verre d'amitié, annonça-t-il.

--Pour celui-là, ce n'est pas de refus; ça va me remettre de ma fatigue et de ma peur, dit le vieux.

Les trois hommes choquèrent leurs verres et avalèrent une lampée de la réchauffante liqueur. Après déjeuner qui fut très frugal: du poisson et des pommes de terre, les deux jeunes gens se disposèrent à sortir. Bancalou regarda à sa montre pour voir quelle heure il était. Une superbe montre d'or.

--Huit heures, dit-il. Si nous ne rentrons pas à midi ne soyez pas inquiet.

--Où as-tu pêché cette belle montre? demanda le vieillard.

--Dans la rivière, répondit-il en riant.

--Dans la rivière?... Nom d'une carpe! je serais curieux de savoir quel appât il faut mettre à l'hain, pour tirer ainsi les montres d'or du fond des eaux.

--C'est par le tic tac qu'on les découvre, continua plaisamment le jeune canotier. On se penche sur l'eau quand le vent dort et que la brume empêche les oiseaux de voler. Le tic tac monte du fond comme un battement de coeur. C'est très amusant.

Le vieillard ne riait pas. Il sentait peut-être un soupçon grave s'éveiller dans une âme honnête. Il jeta un coup d'oeil sur le sac de cuir et sur les instruments de pêche et de chasse, comme pour interroger ces objets mornes jetés à terre dans un coin. Bancalou n'avait pas coutume de se munir de tant de choses. Il portait tous simplement, d'ordinaire, sa corne de poudre attachée à une frêle bandoulière, et ses perches de lignes n'étaient pas cerclées de douilles d'argent. Il n'était pas venu seul, sans doute...

Bancalou éprouvait du malaise sous ce regard inquisiteur. Son ami, le fils du vieux pêcheur, s'avança vers la porte en sifflant un motif volé aux merles de la forêt. Il allait le laisser se tirer d'affaire comme il pourrait, cet ami prudent. Au reste, il savait que Bancalou avait l'esprit inventif. Il trouverait bien une histoire, si la chose devenait nécessaire.

--Attends, lui dit Bancalou, je sors aussi. Une minute seulement; le temps de donner au père une petite explication.

Il valait mieux satisfaire le bon vieillard. Il fallait surtout ne pas se laisser soupçonner.

--Tenez, père, je vais vous dire la raison de cette magnificence, continua Bancalou, j'ai peut-être fait une folie, mais je me console en pensant que j'aurais pu en faire une plus grande. Vous savez que j'étais sur le point de me marier. Je vous ai même demandé conseil un jour, et vous m'avez répondu qu'il y en avait plus de mariés que de contents. Vous étiez le centième qui me glissait dans l'oreille ce dicton lamentable. Alors j'ai réfléchi, j'ai regardé mes épargnes entassées avec un soin jaloux dans une boîte vide de tabac. J'ai évoqué le souvenir de ma Dulcinée... Dulcinée, c'est un nom de femme qu'on apprend au Séminaire, quand on peut mettre le nez dans le livre le plus amusant qu'une plume d'homme ait écrit, Don Quichotte de la Manche... Dulcinée, c'était une demoiselle de Tabaso... une espagnole, nécessairement brune, avec des yeux flamboyants, un collier de perles sur la gorge, une bague à la main et un brasier dans le coeur. Elle a peuplé le monde. Lui et elle, Don Quichotte et Dulcinée, ils se sont répandus sur toute la terre et sous tous les cieux. Des Dulcinées, vous en rencontrez à chaque pas. Des Don Quichottes, il en chevauche sur toutes les rossinantes connues: on peut même en trouver à cheval sur la place de nos canots...

--Je commence à le croire, reprit le vieux en souriant.

Bancalou avait déridé le vieillard, il était satisfait. Il continua:

--Donc, après avoir évoqué ma Dulcinée, celle qui régnait sur mon âme et le menaçait d'un éternel esclavage, après avoir savouré son regard et son sourire dans une rêverie délicieuse, je vis défiler une procession de marmots criards, braillards, sales, dévorant mon pain, déchirant leurs habits; je comptai les jours à peiner et les nuits à bercer; je vis les grâces de ma femme se fondre peu à peu, son parler devenir rude, ses paupières se remplir de larmes, son coeur se diviser et, alors, je répétai votre remarque: Il y a plus de mariés que de contents...

Je le pesai dans mon esprit; je me demandai de quel côté je serais parqué, avec le petit nombre des contents ou le grand nombre des malheureux... J'eus peur et je ne voulus pas m'exposer. Mais il me fallait une compensation. Mes petites épargnes sentaient le besoin de danser un peu dans ma main, loin du fond empesté de cette boîte de ferblanc. Après la femme, ce que j'aimais le plus au monde c'était la montre. La femme, on ne sait jamais de quel métal le bon Dieu l'a fondue. Ma montre est d'or. Et elle repose toujours sur mon coeur, et c'est pour moi seul qu'elle fait tic tac... Si j'oublie de la monter, elle se tait et j'oublie, moi, que le temps s'enfuit.

Le vieillard souriait.

--Bavard, fit-il... Moi j'aurais tout dit en deux mots...

--Il y a encore le sac de voyage et les appareils de pêche et de chasse, reprit le cynique canotier.

--Eh bien! mon garçon, je voulais ajouter, quand je t'ai dit cela, que la plupart des maris malheureux, le sont par leur faute.

--C'est ce que je pensais, conclut Bancalou.

Le brouillard se dissipait, glissant mollement par loques floconneuses en l'air qui se réchauffait, et parmi les arbres encore feuillus. Le vieux pêcheur se jeta sur son lit et s'endormit d'un sommeil profond.

C'était la veille. Le bateau venait de sortir du port de Montréal et filait, rapide, vers le rocher où juche la vieille capitale.

Un homme vêtu pour le sport, cheveux grisonnants, moustache épaisse, taille au-dessus de la moyenne, l'air naïf des âmes droites, était assis sur le pont supérieur du bateau, en avant des salons, et regardait le défilé enchanteur des rives du fleuve et des îles, des villages et des bois que la nuit hâtive commençait à noyer dans ses ombres. La lune se leva, et sa lueur douce faisait comme un fond demi-clair où s'estompaient plus sombres et plus distincts, les arbres et les maisons. Ses reflets ouvraient sur les eaux, entre les bords et le vaisseau, un chemin de flammes tremblotantes où nul pied n'aurait pu se poser, mais que le rêve suivait, doucement appelé par l'inconnu.

Sorel allait apparaître au fond, là-bas, à l'embouchure de sa belle et grande rivière. Le monsieur habillé en chasseur se leva, fit quelque tours sur le pont afin de se dégourdir et de respirer mieux l'air pur du soir, puis il descendit prendre ses perches de ligne, sa carabine et son sac.

Il y avait d'autres chasseurs en route pour les îles. Plusieurs le saluèrent et l'un d'eux lui demanda s'il passait la nuit à Sorel. Il répondit qu'il ne le savait pas. Il verrait.

Quand il débarqua il fut accosté par un canotier. Il était encore sur la passerelle que ce canotier obligeant s'emparait de son sac et de ses instruments de pêche, et promettait de le conduire aux îles pour rien... presque pour rien...

--Je connais mon affaire, disait-il et je sais où aller... Dans une heure, vous êtes au milieu des canards et des sarcelles... Un petit somme pour vous reposer, et vous vous levez dispos et frais au point du jour. Le gibier dort encore dans les joncs, au fond des anses, et quand il veut prendre son vol: pan! pan!...

Le chasseur se laissa convaincre et monta dans le canot.

Ce canotier se nommait Charles Racinot, mais tout le monde l'appelait Bancalou, à cause de ses jambes. Il était bancal. Avec cela de l'esprit plein sa tête et un peu d'instruction. Il s'était assis sur les bancs de la quatrième, au séminaire. Des malheurs de famille ne lui avaient pas permis de monter assez haut pour décrocher le titre de bachelier, et il s'en était revenu avec le sobriquet de Bancalou... ............................................

Mais pardon, chers lecteurs de la "Patrie", je m'aperçois que je n'ai pas commencé par le commencement. Je m'embrouille un peu, moi, dans ces récits qui ressemblent à des romans, et je ne sais guère ce qu'il est mieux de raconter d'abord. Je voudrais être clair, rapide, intéressant et déjà, je m'égare et me trouble.

A l'encontre des romanciers de profession qui reprennent leurs récits de plus loin dans le passé, moi, je vais le reprendre quelques années plus tard, alors que le vieux pêcheur a été porté au cimetière et que personne ne parle plus du chasseur de l'île aux Ours.

Bataille d'âmes

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