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VI AUTOUR DE L'ENCLUME

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Table des matières

Quelques jours après la fête de l'Assomption, Zidore Tourteau se rendit au village, chez le forgeron Jean Larose, pour faire examiner les pieds de son cheval qui clochait souvent. Il faudrait probablement retailler la corne et poser un fer ou deux. Jamais il ne faisait mettre à la fois les quatre fers, cela coûtait trop.

Il entendit de loin retentir l'enclume sous le marteau. Les coups tombaient drus comme les fléaux des batteurs de grain, et un tintement métallique, rapide et mesuré, traversait gaiement l'air calme pour s'éteindre aussitôt.

Ils étaient deux qui forgeaient, le père et le fils aîné. Un autre, le deuxième des garçons limait, à l'étau, des pièces pour les voitures, et sa lime stridente faisait courir des frissons sur les dents.

--Toujours à la besogne, dit Zidore en entrant.

--Faut bien.

--C'est mieux, le pécule s'arrondit.

Les forgerons, bras nus, noirs de charbon, continuèrent à frapper dur, car il ne fallait pas laisser refroidir le fer qui se tordait sur le milieu de l'enclume, rouge comme les serpents de l'enfer des imagiers. Les flammèches d'or s'envolaient du métal battu comme des lucioles affolées.

--C'est pour ton moulin à battre, dit enfin le patron, en déposant son marteau auprès de la barre de fer qui reprenait sa rigidité.

--Un essieu pour la grosse roue, ajouta le garçon.

--Je connais ça, répliqua Tourteau, ce n'est pas ce qu'il y a de plus malaisé à faire... L'essentiel c'est que l'engrenage soit parfait.

--L'engrenage, c'est l'affaire du fondeur, observa le garçon.

--Tout sera-t-il prêt pour la récolte, demanda Zidore?

--Nous n'avons pas coutume de tromper les gens, reprit le père; tout sera livré au temps dit, et si tes ouvriers en bois font diligence, ton moulin tournera au vent à la Saint-Michel.

--J'en serai bien aise, car je suis fatigué du fléau.

--Et c'est si long.

--On passe l'hiver dans la grange, quoi! eh pan! eh pan! eh pan! sur les gerbes étendues dans l'aire, le dos courbé, les pieds emmitouflés, le front en sueur... Je serais curieux de savoir combien il faut de coups de fléau pour égrainer une grange comme la mienne.

--Vous vous faites aider, alors? demanda le fils.

--Quelquefois, sans doute, mais Dieu merci! je fais tout seul ce qu'il est possible de faire, et plus de cent fois mon fléau a retenti sur les beaux épis de blé, depuis trois heures du matin jusqu'à neuf heures du soir... Le temps de prendre une bouchée, voilà tout.

Et il ajouta avec un rire amer:

--L'argent qu'on donne ne revient pas.

--Voici qui est assez gros pour tenir ton moulin quand il faudra l'arrêter, dit le forgeron, en montrant une lourde chaîne.

--Bah! répondit Tourteau, ce serait une dépense inutile, j'en ai une bonne.

Le curé passait. Un vieillard à cheveux blancs, un peu courbé, mais l'air digne et bon des véritables apôtres. La porte de la forge était grande ouverte, le feu brillait encore sous l'haleine du soufflet, dans le coin de la cheminée. Il jeta un coup d'oeil du côté des travailleurs et ralentit sa marche.

--Bonjour M. Le curé, fit le jeune forgeron.

Il était assez familier avec le vieux prêtre, car depuis longtemps il chantait au choeur avec son père.

Le curé qui voulait se reposer un instant d'une heure de bréviaire pieusement récité, et d'un quart-d'heure d'ennui causé par une dévote qui s'obstinait à lui demander la création d'une société de zélateurs des deux sexes, pour la protection de la morale en général, et l'abolition de la danse en particulier, entra dans la boutique, saluant avec politesse et souriant avec bonté. Zidore Tourteau dit alors:

--Veux-tu examiner les pieds de mon cheval, Larose; je suis un peu pressé.

--Toujours pressé, toujours pressé, mon cher Zidore; tu n'auras pas le temps de mourir, c'est sûr, observa le curé.

--Dans tous les cas, monsieur le curé, le plus tard possible.

--As-tu peur de n'être pas aussi bien là-bas? Il ne faut pas s'effrayer inutilement, va; le bon Dieu reconnaîtra bien ses braves amis de Saint-Ixe.

--J'espère qu'il se souviendra de m'avoir entendu chanter la messe et les vêpres, fit Larose père.

--Il n'entend peut-être pas partout d'aussi belle voix, répliqua le vieux prêtre, souriant.

Puis il ajouta.

--L'essentiel, c'est que le motif soit pur et la volonté, sincère. Toutes les voix qui chantent pour le ciel sont belles et tous les coeurs qui aiment Dieu sont beaux.

René, le fils aîné du forgeron s'approcha du cheval pour voir s'il fallait retremper les fers ou les remplacer. Une jeune fille venait sur le trottoir, de l'autre côté du chemin... Elle était assez grande, un peu frêle, et fort jolie. Elle tenait un rouleau de papier à la main, et s'en servait par moments, comme d'un flageolet rustique, pour jeter au vent des petites notes gaies. Le jeune forgeron qui venait de saisir le pied du cheval, frappait avec un léger marteau sur le fer mal cloué.

--Frappez en mesure, monsieur René, lui cria la jeune fille, et elle s'arrêta.

Il se releva, et le cheval, ennuyé, piétina le sol en hennissant de plaisir.

--Le fer d'un cheval ne sonne pas comme la corde d'un violon, répondit le vaillant ouvrier.

Il était un peu musicien. Il faisait danser la jeunesse dans les veillées d'hiver, et quelquefois, aux fêtes de première classe, à l'église, il jouait un motif religieux.

--Venez-vous à la répétition, ce soir?

--Je l'espère bien, mais il sera tard peut-être; nous avons beaucoup d'ouvrage.

Tourteau, qui avait suivi René dehors, dit à mi-voix:

--Prends garde de négliger le travail pour aller chanter, mon garçon.

Le curé était debout dans la porte avec le père Larose.

--C'est notre nouvelle organiste, dit-il, elle a beaucoup de talents.

--Oui, répondit le forgeron; et elle accompagne bien surtout; mais un homme seul pourrait, sans fatigue, faire valoir toutes les qualités de notre orgue.

La gentille musicienne continua son chemin, en portant à ses lèvres fraîches le papier roulé, afin de se donner un peu de contenance et d'oublier qu'on la regardait.

--Quel est le nom de cette belle jeunesse, demanda Zidore à René?

--Vous ne la connaissez pas? c'est la fille de Pierre Longpré, Lucette.

Zidore ne dit rien d'abord. Il parut surpris. Un instant après il reprit comme sortant d'un rêve.

--Ah! c'est elle, la petite Lucette! Je ne l'aurais jamais reconnue... Pierre Longpré élève des demoiselles, à ce qu'il paraît; il ferait peut-être mieux de payer ses dettes.

--Ce serait mal de refuser l'instruction à une personne si bien douée, si sage et si heureuse de travailler, répliqua le curé qui avait entendu la vilaine remarque de son paroissien.

Zidore n'était pas homme à se déconcerter pour si peu, et il avait la réplique des esprits pervers.

--Les ignorants vont au ciel comme les savants, je suppose, monsieur le curé.

--Oui, repartit le prêtre, et les riches comme les pauvres, quand ils font la volonté du bon Dieu.

Le curé n'avait pas envie d'entamer une discussion avec ce citoyen revêche et retors. Il dit quelques mots cependant pour vanter les bienfaits de l'instruction, et louer les parents qui font des sacrifices pour rehausser le niveau intellectuel de leur famille. Puis, revenant à Lucette Longpré, il dit qu'elle se destinait à l'enseignement, et que l'an prochain, elle serait l'institutrice du village. Il voudrait bien que toutes les jeunes personnes fussent, comme elle, pieuses, douces et laborieuses.

--Mais, monsieur le curé, observa Tourteau qui s'approchait du vieillard, un fillette come cela aura du fil à retordre avec nos pendards de garçons.

--Je sais qu'un homme inspire plus la crainte et peut se faire obéir plus sûrement. Il fera passer l'élève récalcitrant par la fenêtre, s'il en est nécessaire. Mais que les père ordonnent à leurs enfants de travailler, de respecter la pauvre jeune fille qui se sacrifie pour eux, et de lui obéir fidèlement, et la paix régnera dans l'école, l'institutrice se sentira forte malgré son jeune âge et ses frêles épaules, et les enfants seront enchantés un bon jour, de se surprendre à rêver de choses honnêtes et d'actions vertueuses.

--Au reste, mon cher Zidore, ajouta le forgeron as-tu oublié que l'an dernier, quand il s'est agi d'avoir un instituteur diplômé, tu as dit qu'il n'était pas nécessaire de payer un homme pour enseigner le catéchisme et la bi, bo, bu, à nos petits enfants, une jeune fille ferait tout aussi bien l'affaire et coûterait beaucoup moins.

--C'est qu'on voulait payer trop cher... On engage comme ça, sans marchander... je n'ai pas d'argent à gaspiller, moi, que diable!

René le jeune forgeron, rentra dans la boutique:

--J'ai "déchaussé" votre cheval, dit-il à Tourteau, d'un ton badin, les fers sont usés, à profit; on ne voit plus les crampons... la corne a poussé et s'est brisée... Il faut tout remettre à neuf... tout, excepté le cheval.

--Tu n'es pas sérieux, mon garçon, des fers de l'automne dernier... Mon cheval ne marche pas plus qu'un autre... C'est à qui me tondra le mieux... Remets les fers aux pieds de ma bête, mon garçon! je les ferai resserrer aux premières neiges, quand il faudra des crampons pour la glace....

--Avez-vous entendu dire, demanda le curé, que Louis Dupont, du rang d'en haut voulait vendre sa terre et s'en aller aux États-Unis?

--Oui, en effet, répondit le vieux forgeron, quelqu'un a parlé ce cela ici.

--Il fait bien, affirma Tourteau, la vie est dure ici; on travaille comme des mulets et on reste pauvre comme du sel. Il a des filles, elles travailleront dans les manufactures. Il vivra les bras croisés.

--Ce n'est pas la vie d'un homme de coeur, rétorqua le vieux prêtre, et la manufacture, pour les jeunes filles ça ne vaut pas le potager.

--Dupont est voisin de Longpré, je crois, reprit le rude habitant, en s'approchant de l'enclume.

--Voisin de Longpré, oui... Une bonne terre, mais peu défrichée, répondit René.

Le gros soufflet envoyait de temps en temps une pouffée d'air chaud dans le charbon de bois, pour l'empêcher de s'éteindre.

Le curé reprit le chemin du presbytère. Les forgerons remirent au feu la pièce de fer et le soufflet de nouveau bourdonna comme un tonnerre qui gronde.

--Savez-vous le prix qu'il demande pour sa terre, Dupont? questionna Zidore en montant dans sa voiture.

--Non, mais pas cher, bien sûr, car il faut qu'il vende...

--J'aimerais bien à devenir voisin de Longpré, ajouta-t-il avec un mauvais sourire.

Et il partit.

Bataille d'âmes

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