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II LE PAIN BENIT DE PIERRE LONGPRE.

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Un roman qui commence ainsi ne peut être, semble-t-il, qu'une oeuvre morale, et la mère la plus sévère ne saurait refuser de le mettre sous les yeux de sa fille la plus chaste. Cependant, il ne faut pas toujours se fier à l'enseigne. "Au bon marché"., les colifichets se vendent aussi cher qu'ailleurs, et vous payez le lendemain les remèdes à tout mal qu'on vous offre à titre gracieux la veille. Rien pour rien chez l'homme, qui est bien l'habitant le plus égoïste de notre planète. Seulement, l'homme sait déguiser sa convoitise, car il est intelligent. Et puis, comme il est naturellement religieux, il sait aussi la diriger parfois vers le bien, et la transformer en vertu.

Il faut, au reste, que je vous parle du pain bénit de Longpré, puisque là se trouve en germe, l'histoire que j'ai à vous raconter. Ne vous étonnez pas. Le chêne majestueux qui ombrage votre maison était tout entier dans un gland: la rose qui s'entrouvre sur votre fenêtre et parfume votre chambre est sortie d'une petite graine noire tombée dans la poussière; le morceau de pain qui sauve l'indigent de la mort et fait descendre sur votre tête les bénédictions du ciel, vient d'une semence enfouie dans les sillons. Je ne veux pas dire que mon livre aura la grandeur du chêne, le parfum de la rose, ou l'utilité du pain: non: je veux seulement que vous sachiez d'où il vient.

Si Pierre Longpré, de la paroisse de Saint...., je ne précise pas. Il vaut mieux, je crois, ne pas préciser. Je n'ai pas envie de m'attirer une affaire. Il y a des gens qui vivent longtemps et se souviennent toujours. D'autres, il est vrai, oublient tout de suite et trop tôt. Cherchez la paroisse et vous la trouverez. Elle est sise assez près de Montréal, sur la rive Nord au milieu d'une campagne féconde, dans les méandres d'une rivière tour à tour tapageuse et dormante, avec des coins de forêts pleins d'oiseaux et des rangs de maisons pleines d'enfants. Si vous ne la trouvez pas, maintenant, c'est que vous cherchez mal.

Si Pierre Longpré, de la paroisse de Saint-Ixe... Disons Saint-Ixe, n'avait pas rendu un pain bénit de dévotion, comme on disait chez nous, dans ma jeunesse, j'en serais réduit à chercher je ne sais où une histoire pour vous amuser. Il ne serait peut-être rien arrivé, ou presque rien, de tout ce que je vais vous raconter.

Et voilà pourquoi je regrette les choses qui s'en vont. Plus de "pain bénit" à l'église, plus de "grosses gerbes" au champ, plus de "foulage" à la maison! Avec les vieilles coutumes s'en vont nos âmes, et les poètes de l'avenir ne sauront plus où diriger le vol de leurs rêves.

C'était le jour de la Saint-Pierre. Tout près du balustre, vis-à-vis l'autel, s'élevait, majestueux comme un temple indoue, le pain bénit de Longpré. Des cousins, dorés sur le ventre, soutenaient, comme des cariatides, les uns au-dessus des autres, les gâteaux arrondis, vernis avec du sucre fondu et mouchetés d'or. Des fleurs de papier, d'une forme inconnue à la flore canadienne, et née de l'imagination de la boulangère, piquaient de leurs étoiles multicolores la succulente pyramide.

Tous les yeux se levaient vers l'orgueilleuse offrande, et l'autel était oublié au fond de l'abside.

--"Confiteor Deo", récitait le prêtre, incliné au pied des degrés, entre les acolytes distraits qui bredouillaient l'humble prière. Les chantres ne regardaient dans leurs livres que juste assez pour ne pas faire fausse route; les fidèles disaient "mea culpa", en se demandant à qui on allait distribuer les cousins et les gros morceaux. La plupart savaient d'avance comment ils seraient traités comme toujours, comme les petits et les dédaignés, ils n'auraient qu'à plonger la main dans le panier du bedeau, et à faire dévotement le signe de la croix avec la bouchée qu'ils en tireraient. D'autres savaient bien qu'on leur présenterait, avec un salut honnête, l'un de ces brillants cousins debout comme des colonnes entre chaque étage.

Quelques-uns cependant restaient dans un doute cruel et leur âme, par un jeu de bascule, s'élevait à l'orgueil ou s'abaissait au dépit, selon la grosseur du morceau que tour à tour ils espéraient ou redoutaient. Zidore Tourteau était au nombre de ces malheureux.

Il éprouva une singulière angoisse quand il vit le bedeau commencer la distribution du pain. Au reste, le sacrifice de l'autel fut un instant relégué au second plan. Le pain doré que Pierre Longpré distribuait à la foule gourmande faisait oublier le pain céleste offert par le prêtre.

Enfin le bedeau approche. Il arrive. Il regarde Zidore, comme pour lui dire qu'il allait être servi à souhait. Il porte la main sur un de ces rutilants cousins si moelleux à l'oeil que l'eau en vient à la bouche, et... ironie! il le range un peu pour laisser voir les menus morceaux du font, qu'il offre en souriant, le misérable!

Zidore blêmit de colère, prend machinalement la bouchée toute petite mais se ravise, ne fait pas le signe de la Croix et la rejette au panier.

--Pierre Longpré n'a qu'à se bien tenir, grommela-t-il, au lieu de faire un acte d'humilité.

Longpré n'était pas un cultivateur à l'aise. Il le deviendrait probablement si les épreuves finissaient, car il travaillait avec intelligence et assiduité. La maladie avait attristé sa maison; la grêle avait détruit ses moissons, ses troupeaux avaient été décimés. Il était débiteur de Zidore Tourteau. Pas pour un gros montant, le prix d'un bon cheval de labour.

Tourteau courait à la fortune. Or, pour l'atteindre plus tôt, il laissait le chemin ordinaire souvent long et pénible, et prenait à travers champs. Une course au clocher; la course des usuriers.

Ils avaient à peu près le même âge, quarante et un ou quarante-deux. Ils se connaissaient bien, sans être intimes, et se fréquentaient peu sans cependant se fuir. Leurs femmes étaient plus liées, ayant passé leur jeunesse ensemble. Cela n'avait pas resserré les liens entre les deux familles. Le foyer de Longpré s'était vite peuplé. Tourteau n'avait plus qu'un enfant, un petit garçon.

Tout de même, Zidore croyait que l'amitié des deux femmes et son titre de créancier lui valaient bien les honneurs d'un cousin bénit, et il sortit de l'église en poussant du coude ceux qui le gênaient. Rendu sur le seuil sans respect pour le lieu saint, il dit tout haut, de manière à être entendu dedans et dehors:

--Pierre Longpré pourrait payer un beau montant de dettes avec l'argent qu'il gaspille ne pain bénit.

Plusieurs l'approuvèrent.

--Si c'est ainsi que faisaient les premiers chrétiens, continua-t-il, ce n'est pas la peine de les singer.

--Les premiers chrétiens vivaient comme des frères, observa un autre mécontent.

--Pas de morceaux choisis.

--Pas de préférences.

--C'était l'égalité.

--La fraternité.

--Ou la mort, termina, avec un rire moqueur, le notaire de la paroisse. Et il montra aux jaloux la belle part qu'il emportait de l'agape nouvelle.

Zidore Tourteau n'avait pas coutume de brider son humeur. Il ignorait l'effort qu'on doit faire pour se vaincre, et il ne prenait conseil que de son instinct. Mais son instinct ne le guidait pas mal d'ordinaire, aux yeux du monde, parce qu'il avait de la vanité, et souvent il faisait des actes qui avaient la couleur du sacrifice, bien qu'il fut avare. Il calculait tout, et tout son calcul aboutissait à grossir son avoir et à paraître honnête. Le courant qui l'emportait était un bourbier.

Comme il ne pouvait pas atteindre toujours ceux qui encouraient sa disgrâce, il déversait sa bile sur sa femme, une bonne et sainte créature, et sur son enfant, un beau gamin sournois. Bien des fois la femme découragée tombait en pleurs au pied de la croix, bien des fois l'enfant maltraité se sauvait dehors en proférant des menaces.

Mme Tourteau s'attendait donc à recevoir une nouvelle averse, ce jour-là, à l'occasion du pain bénit, car elle avait bien vu le frémissement de honte et de colère qui venait de secouer son homme. Quand elle monta dans la voiture, après la messe, elle dit pour parer un peu au coup de foudre:

--Le pain bénit ne devrait plus être rendu, ou bien il devrait être également partagé... Des passe-droit dans l'église c'est laid.

--Laisse faire, Christine, il va me le payer, répondit Zidore en faisant claquer son fouet.

Elle s'appelait Christine, sa femme. Christine Morin. Elle fut tout étonnée de ce qu'il ne la maudissait pas. Il semblait même fort adouci. Allait-il la laisser en paix, maintenant qu'il trouvait une autre victime? Elle fut tentée de se réjouir, mais sa conscience délicate se réveilla aussitôt. Elle ne devait pas se réjouir, puisqu'il parlait de vengeance. Il allait peut-être persécuter un honnête homme à cause d'un rien. Qu'est-ce que cela fait, après tout, de recevoir un gros ou petit morceau?... Ils sont également bénits... Oui, mais la bénédiction, ce n'est pas ça qu'il regarde, Zidore... Elle tâcherait de le détourner de son mauvais dessein. Elle serait prudente... Il finirait peut-être par comprendre la nécessité du pardon. Et puis, si elle doit souffrir encore, elle est prête. C'est par la souffrance qu'on arrive le plus sûrement à Dieu, quand on ne peut plus invoquer l'innocence.

Elle se disait ces choses et bien d'autres, la brave femme, au bercement de la charrette dans les ornières, pendant que son mari, la tête basse, mâchait du tabac et ruminant sa vengeance.

Bataille d'âmes

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