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XII UNE GIGUE INTERROMPUE

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Bancalou vit s'effacer assez vite cette impression de crainte vague causée par un rêve étrange.

Un rêve, cela ne signifie rien, se dit-il, c'est l'esprit qui trotte au hasard pendant que le corps se repose. Cela prouve seulement, que la matière et l'esprit sont deux choses différentes... il n'est ni plus extraordinaire, ni plus dangereux de voir un échafaud en songe, pendant le sommeil, que de le voir en pensée dans l'état de veille. Mais, par exemple, quand on pense volontairement, on arrange ses idées comme on veut.

Une chose l'inquiétait bien un peu cependant et mettait son raisonnement aux abois: c'est que souvent, en rêve, nous voyons des événements qui ne se sont pas encore produits et que rien ne faisait soupçonner; souvent, en rêve, nous entendons des voix absolument nouvelles, tout à fait inconnues... La musique nous apporte des symphonies merveilleusement arrangées, l'éloquence déroule à nos oreilles ou fait tomber de nos lèvres des périodes chaudes et entraînantes, des sensations toutes neuves réveillent en nous, dirait-on, de nouveaux sens. Quelle inexprimable sensation, par exemple, que celle du vol lent, doux, moelleux de notre corps, sur des ailes larges et souples dans un atmosphère de lumière! Et tout cela meurt au réveil! Nous ne pouvons plus saisir les accords qui nous ravissaient; nous ne savons plus électriser les foules; les pages que nous burinions pour la postérité ne sont plus intelligibles. Le sommeil, c'était le triomphe de l'intelligence et l'épanouissement de la félicité, le réveil c'est l'oubli, c'est le travail opiniâtre de la pensée qui recommence.

Mais Bancalou n'aimait pas à courir bien longtemps après les idées. Quand elles venaient à lui c'était bon. Il en prenait une, s'amusait à la caresser un instant, puis il la relâchait comme on fait d'un oiseau qu'on rend à la liberté. Il aimait surtout à rire.

A mesure qu'il cheminait sur la route de sable, le front dans le vent tiède qui venait des prairies, il sentait sa vieille gaieté renaître. Le souvenir de sa cousine, sa bonne amie d'enfance qu'il avait embrassée sur les deux joues; la colère de Zidore qui se croyait gravement lésé dans ses droits et son honneur; le babil de Tiquenne, la pêche avortée, la montre qu'il voulait rendre maintenant, tout cela lui déridait la figure et le prédisposait à la bonne humeur. Il songea à sa famille avec un véritable plaisir, se demandant si son père avait les cheveux blancs, si ses deux frères vivaient sans trop de misère, si sa soeur était mariée... Il n'avait pas eu le temps de s'enquérir de toutes ces choses. Zidore était entré quelques minutes trop tôt.

Pourquoi n'irait-il point passer la nuit à la maison paternelle? On ne le mettrait toujours pas à la porte. Si l'accueil était trop glaciel, il n'y retournerait jamais. Le père vivait peut-être seul... Peut-être aussi, la maison regorgeait-elle de petits neveux braillards et sales, criant la soif et la faim, comme les marmots de son récit au vieux pêcheur de l'île aux Ours.

Il allait s'y rendre, oui... Rien de pressant ne l'appelait à la ville... Ses compagnons pouvaient opérer sans lui. Il commençait à les trouver embarrassants, ses compagnons. Ils l'attendaient sans doute avec impatience, mais cela l'amusait de les entendre gronder comme des fauves.

Il arrivait à un endroit où le chemin se bifurque. D'un côté l'on traverse les champs avec leurs carreaux d'éteule dorée, de trèfle pourpre et de gazon vert, et l'on voit, là-bas devant soi, comme une vague qui se lève tout à coup, le vieux Mont-Royal qui taille dans l'horizon uniforme une large échancrure noire; de l'autre côté, l'on suit un repli de la rivière capricieuse, et l'on voit, échelonnées sur les bords, et pareilles à des voiles qui s'ouvrent au vent, les maisons et les granges d'un petit village. Bancalou tourna le dos à la ville et s'engagea dans la route qui longeait la rivière.

C'était là que demeurait son père.

A mesure qu'il approchait son coeur endormi se réveillait. Son coeur endormi dans une longue indifférence, à la suite de mille fautes qui l'avaient d'abord tourmenté, se réveillait à la vue du foyer d'où jaillissaient mille souvenirs heureux. Une larme mouilla sa paupière flétrie. Il craignait maintenant de recevoir un mauvais accueil; cela lui ferait plus de mal qu'il ne le pensait tantôt.

Il arrivait à la première maison. Il pouvait voir les fenêtres ouvertes formant des taches sombres dans la blancheur du pignon. Il pouvait distinguer les silhouettes des gens qui allaient et venaient. Elle paraissaient claires et vives, à l'intérieur, dans le noir des châssis, obscures ou pâles, dehors, vis-à-vis le lambris peint à la chaux. Des voitures étaient éparpillées autour de la maison et devant la grange comme à la porte de l'église, le dimanche.

--Oh! oh! fit-il, se parlant à lui-même, les gens des noces sont ici... Bonne affaire!... On va s'amuser un brin... Ils vont voir ce que c'est qu'une gigue au bout de mes pieds.

Et tout aussitôt, une effluve de joie glissa comme un souffle corrupteur sur son âme inconstante. Les accords d'un violon arrivèrent à ses oreilles par bribes claires ou sonores, et des ombres poussées par le rhythme, traversaient d'un pas mesuré mais rapide, le vide des fenêtres. Il hâta le pas et se mit à marcher en cadence. Plusieurs jeunes gens causaient et fumaient à la porte de la maison en attendant leur tour de battre du talon le plancher jauni par la lessive.

--Vous m'avez invité, je suis venu, dit-il sans plus de cérémonie.

--Tiens! c'est notre homme de la route, fit l'un des convives.

--Il sait donc sur quel pied danser, remarqua un autre.

--Je le sais si peu que je ne mets toujours qu'un pied à la fois sur le plancher... mais vite... j'essaie l'autre pied, et toujours comme ça... Au reste, si vous me regardez les jambes, vous verrez bien que je danse un peu croche.

Cette répartie fit rire les jeunes gens. Ils l'emmenèrent dans la salle où le cotillon battait son plein, et le présentèrent aux invités comme "l'homme de la route". Il salua en souriant et fit assez bonne contenance.

Cependant on l'examinait un peu, comme on fait d'une bête curieuse, ne sachant trop s'il fallait lui faire bon accueil, ou lui dire bonjour et bonsoir sans lui donner le temps de s'asseoir. Le cotillon compta ses dernières mesures et le "violoneux" déposa son archet.

--Pas encore, dit l'un des jeunes, voici un monsieur qui est entré en passant pour danser une gigue.

Le jour de violon regarda l'étranger, comme pour lui demander si réellement il voulait danser, et il dit, reprenant l'instrument encore vibrant:

--Mon violon a l'âme bonne et moi j'ai le bras solide, à nous deux on peut faire danser le monde.

Bancalou répondit:

--Une gigue seulement pour l'acquit de ma conscience, et le plaisir de mes jambes.

--Priez votre danseuse, crièrent plusieurs voix.

Les cordes sonnaient voluptueusement ébauchant les mesures rapides de la gigue. Bancalou, tout à coup intimidé demeurait immobile debout près de la porte.

--Priez votre danseuse, répétèrent les mêmes voix.

Les jeunes filles riaient. L'une d'elles se hâta de dire qu'elle ne danserait toujours pas. Cela piqua Bancalou. Il retrouva sa verve et son effronterie. Puis scandant ses mots, il répliqua:

Je sais bien voyager sans selle

Je saurai bien danser sans elle.

Un éclat de rire fit retentir la pièce, et le jeune fille rougit au moins autant que si elle eut fait une mauvaise action.

--En avant le violon! ordonna Bancalou, en s'élançant au milieu de la salle.

Le violon ne fut pas long à répondre. L'archet mordit les cordes, en glissant de l'une à l'autre avec une ardeur endiablée, leur faisant jeter, tour à tour, ou à la fois, une gerbe de notes rayonnantes, un flot d'accords entraînants, et le joueur, la tête penchée, l'oeil fixe, le sourire sur les lèvres, semblait écouter l'âme de son instrument docile, et suivre le vol radieux des sons.

Et Bancalou dansait.

Tous les regards étaient rivés sur lui. Il obéissait au rhythme avec une fidélité merveilleuse. La musique semblait l'unique force qui l'animait, et tous ses mouvements difficiles et variés paraissaient être indépendants de sa volonté. Il devenait beau, il devenait extraordinaire. Ses jambes n'avaient plus que des formes harmonieuses; ses pieds voltigeaient comme des ailes qui rasent une surface unie. Les applaudissements éclatèrent.

Le violon s'emporta. L'archet frémit, glissa, se tordit, donnant des baisers délirants, des morsures voluptueuses...

Et Bancalou dansait.

Des cris d'admiration firent trembler la salle. Jamais on n'avait vu un danseur pareil.

Les cordes tendues, vibrantes, chantaient, criaient, pleuraient sous les caresses folles du crin résineux. Tout à coup elles devinrent muettes. S'étaient-elles brisées?

Bancalou ne dansait plus.

Il venait d'entendre un cri, par la fenêtre:

--Le père Racinot se meurt!... le père Racinot va mourir!...

Une autre voiture avec moi!

Vite, sans dire une parole, sans saluer les gens de la noce, il s'élança dehors.

--Un drôle de corps, murmurait-on... un homme du cirque bien sûr... un...

--Le père Racinot se meurt!... Une autre voiture!...

Celui qui avait jeté ce cri était loin déjà, fouettant son cheval qui dévorait la route. Le "violoneux" mit son instrument sous son bras et sortit en courant. Tous les hommes le suivirent.

Il passa près de Bancalou qui marchait à grands pas.

--Après le plaisir, la peine, dit-il. C'est mon pauvre père!...

--Votre père! s'écria Bancalou, en prenant aussi le pas de course, es-tu donc le petit Adolphe?

Le joueur de violon se retourna surpris, pour regarder l'étranger.

--Pourvu que j'arrive assez vite pour recevoir mon pardon, murmura celui-ci en s'essuyant les yeux.

--Votre pardon?... répéta le jeune musicien rustique.

--C'est aussi mon père, à moi.

--Etes-vous donc mon frère Charles?

--Je suis Charles, ton misérable frère.

--Que le père sera heureux!

--Etait-il malade?

--Un peu chancelant depuis une semaine.

Ils couraient toujours et parlaient par phrases courtes, entre des souffles longs jaillis de leurs poitrines.

Ils arrivèrent. La maison était silencieuse. Une femme s'empressait auprès du malade, le lavant avec du vinaigre et lui faisant respirer de l'ammoniaque. Deux ou trois enfants pleuraient en étouffant tout bruit, parce qu'ils voyaient des larmes couler des yeux de leur mère. Le vieillard était couché sur un lit haut, garni de rideaux de toile. Il avait la face congestionnée et un râle léger sortait de sa gorge. C'était l'apoplexie. Allait-il mourir sans reprendre connaissance de cette première attaque du terrible mal? Personne ne le pouvait dire. Vite, bien vite, la maison s'emplit de monde.

--Mon mari s'habillait pour aller vous rejoindre à la noce, dit la jeune femme. Un quart d'heure plus tard j'aurais été seule. Il a pu l'aider à se coucher... Il court au docteur. Une autre voiture voudrait elle aller au devant?

--Il y en a deux de parties, fut-il répondu. Il nous a jeté un cri en passant...

--André Lecour et Flavien Lebel ont de bons chevaux, ils ne dormiront pas sur le chemin, observa quelqu'un.

Bancalou mit un baiser sur le front brûlant du vieillard. Il s'éleva un grand bruit dans la maison. Plusieurs se rappelèrent de lui alors.

--C'est Charles, son garçon

--Bancalou?

--Eh! oui... ses jambes...

Il paraît qu'il ne vaut pas grand-chose.

--Il passait pour un vaurien, dans le temps.

--C'est le bon Dieu qui le ramène. Il va peut-être se convertir, c'était le bourdonnement d'un immense guêpier, et les coups de dard accompagnaient les bruissements d'ailes. Adolphe, le violoneux, présenta Bancalou à la jeune femme, sa belle-soeur.

--C'est Charles, mon frère... Vous ne l'avez jamais connu, je crois.

--C'est Charles?... J'en ai bien entendu parler, fit-elle toute surprise.

--Je m'en doute, répondit Bancalou, en tendant la main à cette parente toute nouvelle pour lui.

Le malade ouvrit les yeux. Il sortait de son évanouissement. Il parut étonné d'abord, puis on vit qu'il cherchait à renouer le fil de ses idées.

--Vous sentez-vous mieux? demanda la jeune femme.

Il voulut répondre, mais sa langue embarrassée ne fit que balbutier. Il voulut porter une main à sa tête et le bras demeura immobile. L'autre main put toucher le front et faire comprendre que la souffrance était là.

--Me reconnaissez-vous? demanda Adolphe.

Il fit signe qu'il le reconnaissait.

--Reconnaissez-vous cet homme? demanda-t-il encore en montrant Bancalou.

Le vieillard fixa les yeux sur l'enfant prodigue. Une minute il parut ne rien se rappeler. Mais tout à coup ses paupières se mouillèrent et de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il essaya de parler et l'on devina qu'il disait!

--Charles... Charles!

Bancalou se pencha sur lui, l'embrassa de nouveau, puis tombant à genoux près du lit, il dit d'une voix navrée.

--Pardon!

Et la main du mourant se leva lentement pour pardonner le coupable et bénir le fils repentant.

Le prêtre et le médecin arrivèrent. Il s'empressèrent de donner tous les soins que réclamaient la maladie redoutable et l'approche du dernier moment. Cependant le vieillard ne mourut pas alors et on le vit pendant de longs mois, traîner une jambe paralysée vers la croix de bois qui marquait le milieu du village.

Bataille d'âmes

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