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IV
L’ARCHITECTURE OGIVALE
Оглавление’ARCHITECTURE religieuse du moyen âge a fait le sujet de nombreuses études depuis quarante ans, et les idées qu’on avait à cette époque sur sa marche historique se sont beaucoup modifiées. Les archéologues allemands ont longtemps revendiqué pour leur pays l’origine et le développement du style ogival. Il est aujourd’hui démontré qu’il a pris naissance en France et que c’est dans ce pays qu’il a atteint son plus grand développement.
Le style roman a précédé le style ogival, et les monuments de la transition se trouvent surtout en France. En outre, les dates maintenant connues de la plupart des grands édifices religieux donnent à ceux de la France une antériorité évidente sur ceux de l’Allemagne.
A l’époque où les étrangers venaient par milliers à l’Université de Paris étudier sous nos professeurs, nos artistes allaient partout porter notre architecture. Ce fut aux frais des étudiants suédois que Étienne Bonneuil, tailleur de pierres de Paris, alla, en1227, élever la cathédrale d’Upsal. Celle de Prague, commencée en1343par Mathieu d’Arras, fut terminée en1386par Pierre de Boulogne.
L’Allemagne a fait aussi appel à nos architectes. L’église de Wimpfen-en-Val est due à un Français auquel il avait été recommandé de la bâtir en style français (opere francinego). La cathédrale de Cologne est un immense édifice dont le style savant et éclectique est composé d’éléments empruntés à des monuments antérieurs; le plan rappelle ceux des cathédrales d’Amiens et de Beauvais, tandis que les détails semblent par places calqués sur la Sainte-Chapelle de Paris. Les tours de la cathédrale de Bamberg sont une imitation de celle de Laon, et parmi les rares édifices de style ogival qu’on trouve en Allemagne, il en est bien peu dont on ne trouve l’analogue dans un monument bâti antérieurement en France.
Quel a été le rôle de l’Alsace dans cette importation du goût français en Allemagne? Strasbourg a été le centre de la franc-maçonnerie, et c’est à l’aide de cette institution que du XIIIe au XVe siècle les idées et le goût en art ont pu être transmis d’une contrée à une autre. Les francs-maçons d’Alsace allaient puiser dans l’Ile-de-France, la Normandie et la Bourgogne, des principes qu’ils appliquaient dans leur pays et apportaient ensuite au delà du Rhin.
Le mystérieux Albert de Strasbourg passe pour l’organisateur de la franc-maçonnerie, mais les traditions qui concernent ce personnage semblent légendaires plutôt qu’historiques. Fortement constituée déjà sous Erwin de Steinbach, la franc-maçonnerie prend son plus grand développement avec Dotzinger, et ne perd son principe actif qu’à partir de la Réforme. Ainsi les trois noms auxquels se rattache la franc-maçonnerie appartiennent à l’histoire de l’art en Alsace.
Les francs-maçons constituaient des associations laïques très-importantes; ils voyageaient par troupes, s’arrêtaient partout où il y avait quelque chose à construire et se communiquaient entre eux les secrets de l’art de bâtir.
L’art monacal était par son essence même incompatible avec le besoin de changements et de nouveauté qui caractérise toujours une société vivante. Mais il avait pour lui l’habitude, la foi et des légions de travailleurs parfaitement organisés. Les laïques, en se constituant, ne pouvaient faire mieux que de calquer leur organisation sur celle des monastères. L’apprentissage répondait au noviciat; le chef-d’œuvre exigé pour jouir des priviléges de la maîtrise prouvait la capacité. Les règlements étaient à peu près les mêmes dans toutes les villes, de sorte que ces associations, répandues partout, furent bientôt en état de tenir tête aux communautés religieuses, et ensuite de les remplacer.
Dès que l’art a commencé à être exercé par des laïques, ceux-ci, qui n’avaient pas l’humilité des moines, n’avaient aucune raison pour dissimuler leur nom, et étaient au contraire intéressés à ce qu’il fût connu. Aussi l’obscurité sur les artistes est beaucoup moins grande à partir de cette époque.
AURIGA ET SAVINE
LE nom d’Hermann Auriga est le premier qui apparaisse parmi les architectes laïques. On place son existence à la fin du XIIe ou tout au commencement du XIIIe siècle. Il a fait une nouvelle enceinte à la cité de Strasbourg et élevé les tours épiscopales qui commandaient les faubourgs. Il était donc employé aux constructions civiles et militaires; mais c’est en même temps le plus ancien architecte connu qui ait travaillé à la cathédrale de Strasbourg. On attribue généralement à Hermann Auriga la construction des parties romanes de la cathédrale, le chœur et le portail à arcades cintrées qui regarde le midi.
Ce beau portail a été élevé à l’époque où le style ogival commençait à germer, mais n’était pas encore entré dans sa période active. Au reste, si remarquable qu’il soit comme architecture, il doit surtout sa grande célébrité aux admirables statues qui le décorent.
L’Église et la Synagogue, personnifiées, sont placées de chaque côté. L’Église ou la Loi nouvelle (fig. 16) est figurée triomphante: elle porte le front haut et ceint d’une couronne, tient d’une main la croix, signe de la foi chrétienne, et de l’autre le calice de la rédemption.
L’Ancienne Loi ou la Synagogue (fig. 17), aveuglée par l’esprit du mal, a les yeux bandés et tient d’une main l’étendard brisé, tandis que l’autre laisse tomber les tablettes de la loi qu’elle ne sait plus comprendre; une couronne tombée à ses pieds indique la reine déchue.
Le pilier séparatif des deux portails montre Salomon (fig. 18) sur son trône et tirant le glaive du fourreau qui repose sur ses genoux. Le buste du Sauveur, tenant le globe dans la main gauche et bénissant avec la droite, est placé au-dessus de Salomon. Ces figures, qui avaient été détruites, ont été refaites d’après des documents anciens; mais l’Église et la Synagogue sont des figures du XIIIe siècle et de la plus admirable conservation. Ces figures représentent avec une singulière énergie les idées de nos pères sur l’ancienne Loi et la nouvelle.
On trouve dans plusieurs églises du moyen âge des statues qui reproduisent la même pensée, mais il est bon de noter que c’est exclusivement dans les villes où il y avait beaucoup de juifs, comme Strasbourg, Paris, Bordeaux, Worms, Bamberg, tandis que Chartres, Amiens, Bourges, villes où les juifs étaient relativement peu nombreux, sont dépourvues de ces représentations. Au reste, quoique répondant toujours à la même idée, les statues qui figurent l’Église et la Synagogue diffèrent entre elles par la manière dont l’artiste en a accentué le type.
Quelquefois le soleil et la lune accompagnent les deux figures symboliques, le soleil du côté de l’Église, la lune du côté de la Synagogue. Saint Augustin dit en effet que la lune est l’image de la Synagogue, parce qu’elle reçoit sa lumière du soleil, de même que l’ancienne Loi s’explique par la nouvelle. A Worms, l’Église est à cheval sur un animal pourvu de quatre têtes, aigle, lion, bœuf, homme, et portant la croix et le calice. Les animaux évangéliques figurent également à Bamberg, où la Synagogue est placée sur une colonne à laquelle est adossé un juif portant un diable sur sa tête. La Synagogue de l’église Saint-Seurin, à Bordeaux, a la tête entourée par un dragon et porte une bourse attachée à sa ceinture. A Notre-Dame de Paris, l’Église et la Synagogue, qui avaient été renversées en1792, ont été replacées récemment.
De toutes les figures de ce genre, les plus célèbres de beaucoup sont celles de Strasbourg. Elles passent dans la contrée pour être l’œuvre de la statuaire Savine ou Sabine, fille du grand architecte Erwin de Steinbach, ainsi que le pilier des anges, placé dans l’intérieur de la cathédrale.
La façade d’Erwin de Steinbach a été élevée dans la première partie du XVIe siècle et les statues attribuées à sa fille paraissent de cent ans plus anciennes par le style.
Comment la tradition a-t-elle fait de l’auteur de ces figures une fille d’Erwin de Steinbach, et pourquoi cette erreur, accréditée depuis trois siècles, a-t-elle encore cours aujourd’hui? C’est ce que Louis Schneegans, archiviste et bibliothécaire de la ville de Strasbourg, s’est proposé de démontrer dans un travail très-remarquable, publié par la Revue d’Alsace.
Fig. 16.–L’Église ou la Loi nouvelle. (Cathédrale de Strasbourg.)
L’attribution jusqu’alors admise des statues de la cathédrale vient d’une inscription ainsi conçue:
«Gratia divinæ pietatis adesto SAVINÆ
«DE PETRA DURA per quam sum facta figura.
ce qu’on a traduit par «Que la grâce de la miséricorde divine assiste SABINE DE STEINBACH, par laquelle, moi, cette figure, j’ai été faite.» Le premier traducteur allemand a trouvé dans stein (pierre) un analogue de petra, sans voir que dura n’avait aucun rapport avec bach (ruisseau)
Fig. 17.–La Synagogue ou Ancienne Loi. (Cathédrale de Strasbourg.)
Tous les écrivains qui ont parlé de Sabine ont copié le premier traducteur, sans prendre la peine d’examiner l’inscription originale, qui dit simplement: «Que la miséricorde divine assiste Sabine par laquelle de pierre dure je fus transformée en statue.» Les mots petra dura, au lieu d’être une qualification nominale de Sabine, sont simplement le complément de sum facta figura.
Fig. 18.–Salomon. (Cathédrale de Strasbourg.)
Fig. 19.–Le Pilier des Anges. (Cathédrale de Strasbourg.)
Louis Schenegans admet aisément que les statues de la cathédrale sont l’œuvre d’une femme appelée Savine, et il trouve même dans les traditions de fortes présomptions pour qu’elle soit la fille d’un architecte de la cathédrale. En effet, si l’admission d’une femme dans la corporation des tailleurs de pierre et imagiers est tout à fait contraire aux usages du moyen âge, il est tout naturel que la fille du maître de l’œuvre ait pu travailler sous la direction immédiate de son père; seulement son père ne peut pas être Erwin de Steinbach, et Louis Schneegans, par des assimilations de caractère et des rapprochements de date, incline à croire qu’elle doit être fille d’Hermann Auriga, l’architecte du portail où figurent l’Église et la Synagogue.
Reste la question de savoir si les figures qui décorent le pilier des anges (fig. 19) sont de la même main que celles qu’on admire au portail méridional. Au-dessous des anges qui tiennent la trompette sont placés les évangélistes, ayant en main des rouleaux dépliés, emblèmes des vérités lisibles pour tout le monde. Le caractère byzantin très-prononcé des figures du pilier des anges doit faire rejeter absolument l’hypothèse qui leur donnerait pour auteur la fille d’Erwin de Steinbach, dont le style appartient à une époque certainement postérieure. Mais si la statuaire Savine est réellement la fille d’Hermann Auriga, les figures du pilier des anges aussi bien que celles du portail méridional reprennent une date logique et tout à fait conforme aux exigences de l’histoire des styles.
HUMBRET ET GUILLAUME DE MARBOURG
PENDANT bien longtemps, Guillaume de Marbourg a été regardé comme étant l’unique architecte de la belle église de Saint-Martin, à Colmar. L’étude plus attentive des styles a fait reconnaître que cet édifice devait appartenir à deux époques différentes. Guillaume de Marbourg, qui est mort en1366, ne pouvait être l’auteur des parties les plus anciennes de l’église, qui remontent évidemment au XIIIe siècle. Les investigations des savants se portèrent donc de ce côté, et Louis Hugot, bibliothécaire de la ville, en étudiant le portail Saint-Nicolas, qui est la partie la plus ancienne du monument, découvrit non-seulement le nom, mais encore le portrait de l’architecte primitif.
Ce portail, de style ogival, repose sur trois colonnettes entre lesquelles des figures grimaçantes en demi-relief expriment les péchés et les vices (fig. 21). Le tympan, divisé en deux parties, représente en haut le jugement dernier, en bas la légende de saint Nicolas. Les premières nervures des arcs sont enrichies de feuillages; mais la dernière est peuplée de figurines superposées représentant des saints et divers personnages faisant de la musique ou tenant des instruments.
Fig. 20.–Maistre Humbret, architecte de Saint-Martin de Colmar.
Parmi ces derniers, le quatrième en partant de la base est l’architecte qui a élevé l’édifice (fig. 20). C’est un homme d’un âge mûr, portant de longs cheveux; et tenant en main les instruments de sa profession. Une inscription placée près de lui porte en toutes lettres son nom: «Maistre Humbret.»
Le transept et la nef sont l’œuvre de maistre Humbret et appartiennent au XIIIe siècle; l’inscription qui porte le nom de l’artiste étant écrite en langue française, plusieurs érudits ont émis l’opinion que cet architecte avait dû prendre naissance de ce côté-ci des Vosges. On ne possède d’ailleurs aucun renseignement précis sur sa biographie.
Fig. 21–Portail Saint-Nicolas. (Église Saint-Martin de Colmar.)
Guillaume de Marbourg est l’auteur du chœur et des parties de l’église qui remontent au XIVe siècle.
ALBIN WOELFELIN
ON ne connaît pas le nom des architectes qui élevèrent les grandes constructions militaires de l’Alsace, mais plusieurs d’entre elles paraissent devoir être attribuées à Albin Woelfelin, qui fut gouverneur de la province pour Frédéric II. Woelfelin, qu’un historien appelle le Thésée de l’Alsace, a délivré en effet ce pays des petites tyrannies locales et développé l’esprit municipal de la bourgeoisie. Colmar, Schlestadt, Kayserberg et bien d’autres villes lui doivent leurs enceintes. La légende s’est attachée à ce constructeur des villes alsaciennes, et le fait mourir étouffé par sa femme, qui aurait été l’instrument des rancunes féodales.
VOLMAR
VOLMAR est l’architecte qui a bâti le cloître des Unterlinden de Colmar. On ne sait absolument rien sur ce personnage dont le nom seul est parvenu jusqu’à nous. Nous ne pouvions nous dispenser de citer ici l’auteur d’un des plus gracieux monuments de la période ogivale. C’est dans le cloître des Unterlinden de Colmar qu’est installé le Musée de la ville.
ERWIN DE STEINBACH
PARMI les noms d’artistes que le moyen âge nous a laissés, aucun n’est plus populaire, non-seulement en Alsace, mais dans l’Europe entière, que celui d’Erwin de Steinbach. C’est à lui qu’on doit la magnifique façade de la cathédrale de Strasbourg, chef-d’œuvre qui certes suffit bien à sa gloire, qu’on a voulu grossir pourtant d’œuvres qui ne lui appartiennent pas.
Sa renommée s’augmente encore du mystère qui plane sur sa naissance. Une opinion qui, bien que n’étant appuyée sur aucun document, est fort répandue en Allemagne, veut qu’Erwin soit natif de Steinbach, village du duché de Bade.
Soixante villages environ portent le nom de Steinbach, mais le voisinage de Fribourg en Brisgau, dont le clocher était, disait-on, l’œuvre du même architecte, fit choisir le village badois. On a reconnu depuis que ce clocher n’appartenait pas à la même époque, et que cette opinion était dénuée de fondement. Mais quand l’archéologie du moyen âge était encore à ses débuts, la prétention allemande fut admise sans discussion. La France croyait alors aux confraternités internationales, et un sculpteur alsacien, André Friedrich, fit don d’une statue d’Erwin au village badois, où elle fut érigée en1845. Dès lors, la chose fut regardée comme suffisamment démontrée, et tous les guides s’empressèrent de l’adopter.
Cependant une opinion différente fut émise au Congrès archéologique de Strasbourg, tenu en1859, et un savant archéologue, M. le baron de Schauenbourg, y soutint que la véritable patrie d’Erwin était Steinbach, village alsacien situé entre Mulhouse et Thann. Il exprima le regret qu’un artiste alsacien ait contribué, sans le savoir, à dénationaliser dans l’opinion publique un grand maître que l’Alsace avait le droit de revendiquer.
L’opinion la plus accréditée aujourd’hui parmi les Allemands, est qu’Erwin est né dans la vallée du Rhin, mais qu’il a fait ses études dans les écoles de France, dont il a conservé les doctrines fondamentales. M. Gérard, toutefois, ne s’en tient pas là. «Pour moi, dit-il, je vais plus loin. Je crois qu’Erwin est un maître purement français, né en France, formé en France et venu très-jeune à Strasbourg. Le côté germanique de son talent, s’il y en a un, ne révèle point son origine, mais seulement l’influence qu’il a subie dans le milieu où il est venu se fixer. On dirait, ajoute M. Gérard, qu’Erwin a voulu laisser sur la cathédrale une signature qui permît à la postérité de le reconnaître, le blason même de sa nationalité. Comment interpréter autrement la présence sur le grand portail, au cœur même de l’œuvre d’Erwin, des armoiries françaises de saint Louis et de sa mère Blanche de Castille? N’est-ce pas un véritable acte de foi de l’artiste envers son souverain et sa patrie?»
Les insignes de la royauté française, suivant la remarque de M. Gérard, ne se trouvent pas seulement dans la cathédrale de Strasbourg, mais encore dans l’église d’Haslach, également attribuée à Erwin.
L’écrivain alsacien se demande en outre pourquoi Clovis et Dagobert qui, à cette époque, représentaient le sentiment français dans la croyance populaire, occupent une place d’honneur dans la façade, tandis que Charlemagne et Louis le Débonnaire qui, à la même époque, personnifiaient l’esprit germanique, n’y figurent même pas.
Le nom même d’Erwin n’apparaît pas dans la langue allemande avant l’illustre architecte de Strasbourg, et M. Gérard ne le croit pas vraiment allemand. Il y voit la transformation tudesque du nom de Hervé, connu en France depuis le Xe siècle, ou celui de Herpuin, plus ancien encore. De la même manière, le nom de Steinbach, qu’on y ajoute, pourrait être, comme le nom de l’artiste lui-même, la forme germanisée d’une expression de la langue romane. «Il y avait dans le Beauvaisis un village appelé Pierrefont, en latin du moyen âge Petra fons, Petræ fontes (le ruisseau pierreux). Le terme allemand de Steinbach en est l’analogue philologique, et mieux que cela la représentation rigoureusement exacte.» En outre, l’épitaphe du tombeau d’Erwin n’indique pas de lieu d’origine, et le nom de Steinbach apparaît pour la première fois dans une inscription fort postérieure à l’illustre architecte.
On voit que, sans être appuyée sur une preuve absolument décisive et irréfutable, l’hypothèse de M. Gérard repose sur des raisons sérieuses. Malheureusement la destruction systématique de la bibliothèque de Strasbourg par les Allemands, et de tous les documents qu’elle renfermait, oblige la critique à s’en tenir à de simples conjectures.
Le grand architecte était occupé depuis plusieurs années à la cathédrale de Strasbourg, quand un formidable incendie, survenu en1298, brûla tous ses échafaudages et la forêt de charpentes qui recouvrait la nef. Il fallut encore un temps fort long pour réparer le désastre. Erwin de Steinbach n’acheva pas l’œuvre gigantesque qu’il avait entreprise. Il demeura maître de l’œuvre jusqu’en1318, époque de sa mort.
Son plan ne comportait pas la hauteur énorme qu’on a donnée depuis au clocher et la conception primitive du maître était moins étonnante peut-être, mais plus harmonieuse. On est en effet frappé par la disproportion qui existe entre le peu de largeur de la façade et l’immense élévation de la flèche. La flèche, œuvre postérieure de Jean Hultz, de Cologne, est tout à fait étrangère à la conception d’Erwin de Steinbach.
Ce qui est bien son œuvre et qui assurément suffit à sa gloire, c’est la façade, un des plus splendides chefs-d’œuvre assurément qu’ait produits l’art chrétien.
Erwin de Steinbach a eu plusieurs fils qui apprirent de lui les secrets de son art et participèrent à la construction de la merveilleuse métropole alsacienne. L’un d’eux a été maître de l’œuvre de la jolie église de Nieder-Haslach.
JEAN HULTZ
JEAN HULTZ, de Cologne, passe pour être l’architecte qui a modifié les plans primitifs d’Erwin de Steinbach en élevant la fameuse flèche de Strasbourg. Une grande obscurité règne sur la construction de cette flèche, et la concordance des dates est si difficile à établir, que M. Gérard n’hésite pas à admettre deux architectes ayant porté le même nom et travaillé au même édifice.
Suivant cet écrivain, dont les décisions doivent faire autorité en cette matière, Jean Hultz le vieux aurait déterminé la figure de la tour octogone et conçu l’idée des quatre tourelles contenant les escaliers en spirale qui donnent tant d’élégance à la tour. Les Junckher de Prague menèrent l’exécution jusqu’au couronnement de la flèche, qui serait l’œuvre de Jean Hultz le jeune.
Cette flèche, percée à jour, et dont la hauteur prodigieuse donne le vertige, a été depuis qu’elle existe l’objet de l’admiration la plus enthousiaste. Au milieu de ce concert de louanges, quelques critiques se sont pourtant fait entendre. «La flèche de Strasbourg, dit M. Viollet-le-Duc, est courte, grêle, comparativement à la dimension de la tour. Comme structure, cette flèche est la plus étrange conception qu’on puisse imaginer. L’effet qu’elle produit est loin cependant de répondre aux efforts d’intelligence qu’il a fallu pour la tracer et pour l’élever. Il y a tout lieu de croire qu’elle ne fut pas entièrement exécutée comme elle avait été conçue, et il manque certainement à sa silhouette des appendices très-importants qui n’ont jamais été terminés... Il est entendu, nous ne prétendons pas le nier, que la flèche de Strasbourg est un chef-d’œuvre, mais cette admiration assez générale est surtout motivée sur la hauteur excessive de l’édifice. Pour nous, architectes, dont l’admiration ne croît pas avec le niveau des monuments, nous devons considérer la flèche de Strasbourg comme une des plus ingénieuses conceptions de l’art gothique à son déclin, mais comme une conception pauvrement exécutée.»
JOST DOTZINGER
JOST DOTZINGER, de Worms, fut maître de l’œuvre de la cathé-drale de Strasbourg à une époque où l’édifice était déjà presque terminé. Sa part dans la construction ne put donc être bien grande, mais il est l’auteur du joli baptistère exécuté en1453et qui est un bijou sculpté en pierre (fig. 22).
Jost Dotzinger a joué un rôle très-important dans la franc-maçonnerie; par son influence, l’institution établit son centre définitif à Strasbourg. Les loges de Zurich, de Cologne et de Vienne, commandant chacune à une assez vaste étendue de pays où elles réglaient les constructions des édifices religieux, furent surbordonnées à la loge mère dont le maître de l’œuvre de la cathédrale de Strasbourg fut le directeur suprême.
Le blason de la loge de Strasbourg fut la Vierge avec l’enfant Jésus dans une gloire, et un écusson portant une équerre et un compas. La suprématie de Strasbourg sur les villes d’Allemagne dura long temps, et nous voyons encore, en1705, sa loge régulatrice imposer des amendes à celles de Dresde et de Nuremberg qui lui étaient subordonnées; mais, en1707, la diète de Ratisbonne décida qu’aucune ville allemande ne devait recevoir la loi d’une ville française. A cette époque, du reste, la franc-maçonnerie n’avait plus beaucoup d’importance; ses formules symboliques cessèrent d’avoir leur raison d’être dès que l’architecture religieuse, abdiquant tout caractère propre, se subordonna aux caprices des architectes chargés des constructions civiles.
Fig. 22.–Baptistère de la Cathédrale de Strasbourg
JACQUES DE LANDSHUT
LA chapelle de Saint-Laurent, qui était une des parties les plus anciennes de la cathédrale de Strasbourg, tombait en ruine dès la fin du XVe siècle. Jacques de Landshut fut chargé des réparations nécessaires et éleva un portail nouveau qui regarde le côté du nord et est connu sous le nom de portail Saint-Laurent (fig. 23). Cette construction, qui bien qu’un peu maniérée ne manque pas d’élégance, marque la décadence du style appelé gothique et les derniers efforts de l’art ogival contre le goût néo-grec devenu prépondérant.
Fig. 23.–Portail Saint-Laurent, à Strasbourg.
Le portail Saint-Laurent a été élevé en1494; il est donc contemporain de la Renaissance. Les statues qui le décorent sont de Jean d’Aix-la-Chapelle, et leur style contraste avec celui des figures du grand portail de la façade qui sont d’une époque antérieure, et dont la belle simplicité produit une impression autrement grave.
La pierre est taillée et fouillée comme si c’était de la dentelle, et l’enchevêtrement des ornements déroute l’œil le plus exercé tout en le charmant par la délicatesse du travail. Grâce à ce portail, un des ouvrages les plus fameux du XVe siècle, la cathédrale de Strasbourg présente un spécimen de tous les styles de l’architecture religieuse pendant le moyen âge. Cette partie de l’église a été la plus endommagée par le bombardement des Allemands en1870.