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III
LES MINIATURES

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’ORIENT n’avait souffert que des dévastations passagères et les barbares ne s’y étaient point établis en maîtres. Il en résulte que les traditions léguées par l’antiquité avaient été complétement transformées par l’établissement du culte, mais n’avaient pas été anéanties comme dans nos pays par une cessation d’activité. Les vieilles légendes païennes étaient trop populaires pour disparaître absolument; mais, par la plus étrange des métamorphoses, elles se modifiaient juste assez pour s’adapter à la morale chrétienne et se fondaient souvent dans les histoires pieuses qu’on racontait sur les saints. C’est surtout dans les miniatures qu’on voit ce curieux mélange et qu’on peut étudier les origines poétiques des légendes du christianisme sur lesquelles sont venues se greffer tant de fables païennes plus ou moins défigurées.

Sous l’influence de Charlemagne et de ses successeurs, les artistes byzantins s’établirent en très-grand nombre dans les contrées rhénanes, et leur influence s’est manifestée visiblement dans l’école de miniaturistes qui s’est formée en Alsace vers le XIIe siècle.

De cette école, il reste, ou du moins il restait, une œuvre prodigieuse!–Hélas! les Allemands ont passé par là et il n’en reste plus rien aujourd’hui.–Cette œuvre, c’était un énorme volume, j’allais dire un monument: le Hortus deliciarum. Il était destiné à l’instruction des établissements religieux, et les innombrables miniatures dont il était orné formaient comme un cours de symbolique chrétienne, où les fables païennes se mêlaient aux idées personnifiées et aux récits bibliques de la façon la plus étrange.

L’auteur du Hortus deliciarum passe pour être Herrade de Landsberg, abbesse de Hohenbourg, sur laquelle l’historien de l’art alsacien du moyen âgenous donne les renseignements suivants: «Issue de la noble famille de Landsberg, dont le manoir féodal se dresse encore sur un des contre-forts de la montagne de Sainte-Odile, Herrade était entrée enfant dans le célèbre monastère de Hohenbourg, un des siéges vénérés de la sapience religieuse. L’on ne discerne point si elle était fille de Égelolphe ou de Conrad de Landsberg, tous deux vassaux et amis de Frédéric, duc de Souabe et d’Alsace, qui devint empereur sous le nom de Frédéric Barberousse. Nous n’avons guère de renseignements certains sur sa personne; mais sa longue administration abbatiale et l’époque où elle la prit permettent de placer sa naissance entre1125et1130.»

L’histoire nous apprend donc bien peu de chose sur Herrade; dans la tradition, elle apparaît comme le type accompli de l’abbesse pratiquant toutes les vertus et en même temps comme une encyclopédie vivante possédant et enseignant toutes les sciences et tous les arts. Les papes correspondaient avec elle, les évêques la consultaient, et elle, était pour tout le monde un objet de vénération. Outre les langues vivantes, Herrade parlait le grec et le latin; elle lisait les Pères dans leur langue originale, était familière avec les saintes Écritures, connaissait à fond Aristote, Platon et Cicéron, élucidait les questions théologiques les plus subtiles et enseignait aux jeunes filles confiées à ses soins la géométrie, l’astronomie, la grammaire et la dialectique. Grand poëte, elle composait des vers latins à la louange de Dieu; grande musicienne, elle faisait de la musique pour accompagner ses pieux cantiques; elle enseignait à ses élèves le chant religieux. et excellait à jouer de plusieurs instruments. Elle était peintre habile, ses miniatures en font foi. Elle a réformé la discipline de son couvent, bâti des chapelles, fondé des hôpitaux, aidé les pauvres, secouru les voyageurs. Sa science était incomparable, ses talents merveilleux, sa vie exemplaire. Voilà ce que la tradition nous rapporte sur Herrade.

Où Herrade de Landsberg avait-elle appris l’art de peindre la miniature? La tradition veut que Relinde, qui la précéda dans le gouvernement du monastère de Hohenbourg, ait été elle-même une artiste fort habile, et M. Gérard paraît croire qu’elles ont pu travailler l’une et l’autre aux miniatures du Hortus deliciarum. «Il existe, dit-il, dans l’ancien cloître de Hohenbourg, un monument qui nous rappelle l’abbesse Relinde. C’est un bas-relief du XIIe siècle, représentant Relinde et son amie Herrade à genoux devant la Vierge qui tient l’enfant Jésus dans son giron. Les deux abbesses soutiennent un livre, emblème de leur savoir et de leurs travaux, qu’elles déposent comme un hommage aux pieds de la Vierge. Ce témoignage de la double fraternité dans la science et dans la piété qui lia les deux saintes femmes a été posé par Herrade. J’y aperçois la preuve que Relinde a préparé avec Herrade l’œuvre qui a illustré sa jeune compagne. Ce livre, solennellement offert par la maîtresse et son élève chérie à la mère de Dieu, n’est-ce pas le Hortus deliciarum lui-même?»

Le Hortus deliciarum nous offre l’exemple le plus complet des traditions byzantines dans la miniature. Le grand nombre de compositions qu’il renferme se rattache à une multitude de sujets divers; on y trouve le type le plus ancien de plusieurs figures symboliques dont les variantes apparaissent sur divers monuments du moyen âge.

Les visions apocalyptiques dont les récits troublaient si fort nos pères, prennent, sous le pinceau d’Herrade, une grandeur surprenante. Voici d’abord la Cité de Dieu, où l’Église victorieuse, portant sur la tête un diadème étoilé. En relisant le passage on verra comment l’artiste a interprété le texte étrange de l’Apocalypse: «Il parut un grand signe dans le ciel, une femme revêtue du soleil et qui avait la lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne de douze étoiles. Elle était enceinte et elle criait, étant en travail et souffrant des douleurs de l’enfantement. Il parut aussi un autre signe dans le ciel; c’était un grand dragon roux qui avait sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes. Sa queue entraînait la troisième partie des étoiles du ciel et elle les jeta sur la terre; puis le dragon s’arrêta devant la femme, afin de dévorer son enfant, quand elle l’aurait mis au monde. Or elle mit au monde un fils, qui devait gouverner toutes les nations avec un sceptre de fer et son enfant fut enlevé vers Dieu et vers son trône...»


Fig. 5.–Sujet tiré de l’Apocalypse, miniature du Hortus deliciarum.


Fig. 6.–Sujet tiré de l’Apocalypse, miniature du Hortus deliciarum.

La femme peinte par Herrade (fig. 5) a la tête nimbée et les pieds, sur le croissant de la lune. Le soleil dont elle est revêtue apparaît derrière son dos, et de ses épaules partent les grandes ailes d’aigle que Dieu lui a donné pour échapper au dragon. Un ange enlève au ciel l’enfant qu’elle vient de mettre au monde, et à ses pieds sont le dragon dont la queue balaye les étoiles et le lion symbolique tenant le glaive dont il doit blesser les croyants.

Le même archaïsme monumental se retrouve dans une autre scène de l’Apocalypse: «Je vis une femme assise sur une bête de couleur écarlate, pleine de noms de blasphèmes et qui avait sept têtes et dix cornes. Cette femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, et parée d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle avait à la main une coupe d’or pleine des abominations et de la souillure de ses impudicités. Et sur son front était écrit ce nom mystérieux, la grande Babylone, la mère des impudicités et des abominations de la terre...»

Cette figure de la cité maudite (fig. 6), est remarquable par sa tournure étrange et grandiose, mais on remarquera que le visage, de même que celui de la précédente, est totalement dépourvu d’expression. L’artiste a été frappé par l’étrangeté de l’apparition et s’est uniquement préoccupé de la mise en scène.

Les sujets tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament sont nombreux dans le Hortus deliciarum, et empreints d’un caractère réaliste très-prononcé. La création de l’homme, par exemple, est représentée d’une façon presque brutale (fig. 7). Dieu le Père est un sculpteur modelant avec ses doigts une figure qui est Adam, et quand elle est terminée Dieu lui souffle dans la bouche pour lui donner la vie. Nous sommes bien loin du spiritualisme chrétien de Michel-Ange et de Raphaël, qui nous montrent le Père éternel, créant toute chose par la seule puissance du geste, mais il y a dans la conception d’Herrade comme un souvenir confus des monuments antiques. Dans la mythologie, c’est Prométhée qui fabrique l’homme avec de l’argile, et Minerve, l’intelligence divine, lui pose sur la tête le papillon, emblème de l’âme et de la vie. Cette scène figure sur plusieurs bas-reliefs antiques. La création de l’homme, sous sa forme matérielle et palpable, où Dieu façonne sa créature avec ses doigts, au lieu de la faire surgir par un simple acte de sa volonté, se retrouve dans l’art chrétien jusque vers la fin du XVe siècle.

Le personnage d’Abraham forme le sujet d’une représentation très-curieuse et souvent imitée au moyen âge (fig8). Abraham, de grandeur colossale, est assis sur un trône; les élus, sous forme de petites figurines, sont portés sur le sein du patriarche, au-dessus duquel rayonnent les couronnes de vie.


Fig. 7.–Création de l’Homme.

L’histoire de Saül et David, celle de Salomon et la reine de Saba fournissent des sujets assez nombreux, parmi lesquels un des plus curieux est assurément celui qui représente David tuant le géant Goliath (fig. 9).

Dans les sujets tirés du Nouveau Testament, nous voyons les anges apparaître sous différents aspects aux bergers (fig. 10) et aux laboureurs (fig. 11), ou bien former le cortège du Christ lorsqu’il apparaît dans sa gloire (fig. 12). On remarquera que le type de ces figures a persisté assez longtemps dans l’art et on en retrouve des traces jusque vers le milieu du XVe siècle. Mais ce qui dans le Hortus deliciarum est peut-être le plus curieux au point de vue archéologique, c’est la transformation des légendes païennes sous l’influence du christianisme.


Fig. 8.–Les Élus dans le sein d’Abraham,

Ulysse devient le sage qui évite les séductions du péché, et ses matelots les âmes faibles qui n’ont pas su y résister. La légende apparaît dans le Hortus deliciarum, mais défigurée à ce point que le vieil Homère ne s’y reconnaîtrait plus.


Fig. 9.–David et Goliath, miniature tirée du Hortus deliciarum.


Fig. 10.–L’Annonciation aux Bergers, miniature tirée du Hortus deliciarum.

Les sirènes, symboles des voluptés dangereuses, vêtues de longues robes, ont charmé l’équipage aux sons d’une musique délicieuse et sautent ensuite sur le navire pour massacrer les matelots endormis. Mais le sage Ulysse arrive au secours de ses compagnons, sur une barque dont le pilote est un moine et transperce les enchanteresses avec sa lance, après les avoir précipitées dans la mer (fig. 13). Le héros n’a pas le bonnet conique que lui donne la tradition, et les soldats qui l’accompagnent portent le costume du XIIe siècle.

Un fait assez remarquable à signaler, c’est que les sirènes sont caractérisées comme dans l’antiquité, par les ailes et les pattes d’oiseau. Les sirènes, dans la mythologie païenne, avaient été pourvues par Cérès d’ailes d’oiseaux, afin de voler à la recherche de Proserpine enlevée par Pluton. Elles étaient très-vaines de leur talent et portèrent un défi aux muses qui les vainquirent dans un combat musical et se parèrent de leurs plumes comme d’un trophée. C’est à tort que les artistes modernes représentent les sirènes comme des femmes-poissons, forme particulière aux tritonides, mais que n’ont jamais eue les sirènes dans l’antiquité. Les Byzantins, dépositaires des traditions de l’art antique, ont conservé aux sirènes leur véritable forme et les miniatures du Hortus deliciarum, sont conformes à l’idée qu’on s’en faisait encore au XIIe siècle.


Fig. 11.–L’Ange et le Laboureur, miniature tirée du Hortus deliciarum.

Les muses apparaissent aussi, car les chastes sœurs ne pouvaient manquer. de trouver leur place dans l’art chrétien primitif (fig. 14). Mais elles ont changé de caractère, et n’inspirent plus que de pieux cantiques. La vive Terpsichore et la souriante Érato seraient déplacées dans un couvent de jeunes filles, car la muse chrétienne n’a plus pour mission de chanter les allégresses de la vie. Mais si dans le fond des cloîtres l’âme, oubliant un moment la régularité des exercices de piété, veut s’élever dans les régions de l’idéal, les bienfaisantes déesses lui enseigneront les cadences du chant et les rhythmes exquis du langage.


Fig. 12.–Le Christ dans sa gloire, miniature tirée du Hortus deliciarum.

Apollon n’est plus le conducteur des muses et la lyre ne règle plus les harmonies de l’univers. L’artiste qui n’y peut renoncer tout à fait, continue à en faire la personnification du soleil qui nous éclaire. Une étrange miniature nous le montre conduisant son char, avec la tête tête radiée comme dans les monnaies de Rhodes (fig. 15).

L’idée première semble indiquer un vague souvenir des traditions antiques, mais non des monuments. Ce n’est plus le dieu brillant de la lumière dont l’éternelle jeunesse et la radieuse beauté ravissent tous les êtres comme un cri de joie de la nature; il est jeune à la vérité, mais entièrement vêtu et dans une attitude modeste qui n’implique pas le commandement. Il ne tient pas les rênes de son char, et ses chevaux qui, dans les monuments antiques semblent devoir parcourir le ciel en un moment, paraissent avoir la plus grande peine à traîner leur fardeau.

Dans les monnaies et les bas-reliefs grecs, les coursiers du soleil sont représentés au grand galop, avec les membres de devant jetés fortement en avant, pour indiquer la rapidité de l’astre. Herrade au contraire a fait des chevaux qui semblent gravir lourdement la pente d’une montagne, et comme elle devait en voir journellement dans les coteaux abruptes des Vosges où était son monastère. Évidemment ces coursiers-là, avec l’immense espace qu’ils ont à parcourir, n’arriveront jamais à l’heure voulue pour se jeter dans le fleuve Océan. Mais Herrade ne s’inquiète pas de cela, et elle a voulu les dessiner comme elle les avait vus.


Fig. 13.–Ulysse, vainqueur des Sirènes, miniature tirée du Hortus deliciarum.

Le génie antique n’apparaît pas seulement dans les souvenirs mythologiques: les Grecs étaient portés par les habitudes de leur esprit à donner un corps à leurs idées qui devenaient pour eux comme des personnages réels. Non-seulement les forces de la nature ont été personnifiées, mais les abstractions qui sembleraient les plus impersonnelles l’ont été également, et à côté de Zeus, qui représente physiquement la voûte céleste, nous trouvons sa fille Athéné qui est l’intelligence divine.


Fig. 14.–Les Muses.

Avec une croyance différente, les grecs de Byzance ont, comme leurs pères, fabriqué de toutes pièces des personnages de convention qui apparaissent dans l’art, sans se rattacher à aucune légende particulière, par exemple les vertus et les vices, qu’on voit si fréquemment dans les monuments du moyen âge et qu’on trouve déjà dans les miniatures du Hortus deliciarum, si complétement imprégnées du style byzantin.

Nous avons ici un combat en règle: la reine des vices, la Luxure, est le seul personnage qui ne soit point armé. Elle s’avance sur un char d’or enrichi de pierreries, et, couverte de vêtements somptueux, elle sème des fleurs sur son passage.

L’Amour, général en chef des soldats de la Luxure, est, comme dans l’antiquité, armé de son arc et de ses flèches, mais il est de plus vêtu d’une cotte de mailles. Les satellites de la corruption, la Volupté, l’Impudicité, le Plaisir, le Parler trop libre, l’Intempérance, la Paresse, le Faste, etc., sont des guerriers couverts de fortes armures et portant des casques et des boucliers. Ce sont eux qui combattent, et leur reine se contente de se montrer; il faut croire qu’elle exerce par son attrait une fascination singulière, car les vertus semblent hésiter. Mais dans la scène suivante, la Chasteté, qui commande aux vertus, a brisé le char de sa rivale, et les vices s’enfuient en désordre devant les vertus triomphantes.


Fig. 15.–Le Char du Soleil.

Les miniatures du Hortus deliciarum sont un des plus anciens monuments où la lutte des vertus et des vices ait été figurée en Occident. Mais ces sortes de représentations sont ensuite devenues très-fréquentes, et on les multiplia jusque sous la Renaissance dans les églises et même dans les châteaux. Dans l’art religieux, les vertus paraissent sous la forme de femmes symboliques, et à chacune d’elles on oppose toujours le vice contraire; mais le vice n’a pas les honneurs du symbole et il est habituellement figuré par une scène. Ainsi le vice opposé à la Foi est l’Idolâtrie qu’on présentait sous la forme d’un païen adorant une idole, le vice opposé à l’Espérance est le Désespoir, un homme qui se transperce de son épée, le vice opposé au Courage est la Lâcheté, caractérisée par un homme qui fuit à toutes jambes devant un lièvre, etc.

A mesure que les traditions byzantines importées dans les monastères ont été en s’affaiblissant, l’esprit plus positif des races latines a remplacé en Occident le vieil idéalisme des Grecs. Les idées personnifiées sont alors devenues des personnages historiques dont le caractère se rapportait à ces idées. Ainsi dans les châteaux du XIVe siècle nous voyons la Dissolution représentée par Tarquin, la Folie, par Sardanapale, l’Iniquité, par Néron, le Désespoir, par Judas Iscariote, l’Impiété, par Mahomet. A Pierrefonds, les vertus sont figurées par huit preux: César, Charlemagne, David, Hector, Josué, Godefroy de Bouillon, Alexandre et le roi Artus.

L’antagonisme du bien et du mal est un des traits distinctifs de l’art au moyen âge, mais c’est dans les miniatures empreintes de l’esprit byzantin, comme celles du Hortus deliciarum, qu’il en faut chercher l’expression la plus nette en même temps que l’origine typique.

C’est au même ordre d’idées qu’il faut rattacher l’Échelle du Salut, une des plus curieuses représentations du recueil. Dieu tient la couronne de vie en haut d’une vaste échelle où montent les humains; mais bien peu atteindront le but, et malgré le glaive que portent les anges pour combattre les démons, on voit que la pauvre humanité succombe toujours et finit par devenir la proie du diable.

L'Art en Alsace-Lorraine

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