Читать книгу L'Art en Alsace-Lorraine - René Ménard - Страница 12
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L’IMAGERIE SCULPTÉE
Fig. 27.
LE symbole, en tant que figure mystérieuse, commence à perdre sa vertu dès que l’art n’est plus pratiqué exclusivement par des moines. L’architecture emprunte alors ses motifs à la flore et à la faune: les tailleurs de pierre dessinent et sculptent d’après nature. Mais l’imagination réclame toujours ses droits, et l’allégorie satirique fait place en maint endroit au symbolisme religieux.
Les laïques employés à la construction des cathédrales n’ont pas comme les moines la connaissance des types consacrés et se livrent à mille caprices qui, dans certains cas, blessent la chasteté. Aussi les purs, les austères, les saints s’élèvent avec force contre ce mouvement qui bat en brèche les vieilles traditions monacales.
«Dans des cloîtres, s’écrie saint Bernard (1125), devant des frères occupés à lire, à quoi servent ces monstruosités ridicules, ces admirables difformités? Que font ici ces singes immondes, ces lions farouches, ces centaures, ces moitiés d’hommes, ces tigres tachetés, ces soldats combattant, ces chasseurs sonnant du cor? Vous pouvez voir plusieurs corps réunis sous une seule tête, ou plusieurs têtes sur un seul corps: un quadrupède à queue de serpent à côté d’un serpent à tête de quadrupède; un monstre, cheval par devant et chèvre par derrière; un animal à cornes traînant la croupe d’un cheval; enfin, de toutes parts, une variété de formes si étonnante qu’il est plus attrayant de lire les pierres que les livres... Grand Dieu! si l’on n’est pas honteux de tant futilités, comment du moins ne pas regretter tant de dépenses!»
Saint Bernard, qui passe pour avoir lui-même dessiné les plans du monastère de Lucelle en Alsace, a dù prêcher dans cette contrée sa doctrine artistique si conforme à la tradition byzantine. Si au XIIe siècle saint Bernard se récriait déjà contre les tendances naissantes de l’art laïque, qu’aurait-il dit s’il avait pu entrevoir les caprices du XIVe ou du XVe siècle?
Fig. 28.–Sculpture de la Cathédrale de Strasbourg.
Ici l’enfant Jésus apparaît couché parmi des bêtes horribles dont la présence ne trouble en rien son paisible sommeil (fig. 28).
Voici ailleurs un aigle qui regarde le soleil et semble inviter ses aiglons à faire de même (fig. 29): c’est une allusion à une vieille croyance de nos pères. L’aigle avait la propriété de se rajeunir en allant brûler ses ailes au soleil et en se plongeant ensuite dans une fontaine. A côté, un chasseur s’approche d’une licorne, qui, debout sur ses pattes de derrière, l’attend de pied ferme. Aucune force humaine ne peut venir à bout de la licorne, animal fantastique, non admis par les naturalistes, mais qui a une grande importance dans les monuments figurés du moyen âge. Quand la licorne voit une vierge, elle s’en approche et ne lui fait aucun mal, mais sans cette condition il est absolument impossible de s’en rendre maître.
Les représentations d’animaux dans nos anciennes églises ont une signification dont les bestiaires copiés et annotés par les moines pourraient seuls nous donner la clef. La présence d’une foule d’animaux réels ou figurés s’explique par le sens que nos pères y attachaient: ainsi le Pélican qui se déchire les entrailles pour ses enfants, le Phénix qui renaît de ses cendres, le Centaure qui symbolise les passions brutales, la Sirène, image des séductions dangereuses, étaient parfaite ment à leur place dans un édifice religieux; mais les associations d’ouvriers qui sous la forme du compagnonnage se mettaient au service des constructeurs n’étaient pas des théologiens. Les secrets qu’ils s’interdisaient de révéler aux profanes se rapportaient à la construction et à l’ornementation, mais non au symbole, que les ecclésiastiques peuvent seuls dicter et expliquer. De là vient l’incohérence des sujets qui, dans la période ogivale et surtout à partir du XIVe siècle, décorent les chapiteaux des colonnes, les bas-reliefs et les frises de nos églises.
Fig. 29.–Sculpture de la Cathédrale de Strasbourg.
Le père Cahier, dans ses nouveaux Mélanges d’archéologie a tenté de donner une explication de la frise de Strasbourg. Mais en niant absolument la fantaisie individuelle pour voir partout un symbolisme prémédité, le savant jésuite ne va-t-il pas un peu trop loin dans ses affirmations. Et quand il voit un code de morale dans toute l’imagerie de nos églises, n’y met-il pas un peu de complaisance? Voici, par exemple, un chien qui danse au son d’un tambourin: «L’air piteux du pauvre danseur, dit le père Cahier, et la corde qu’on lui tient passée au cou durant cet exercice agréable, font bien voir que sa volonté ne s’y prête qu’à demi, et la musicienne lui montre un visage qui signifie clairement qu’elle se sent sa maîtresse. Puissance d’une malheureuse habitude sur le cœur qui s’abandonne dans les voies de l’iniquité; il ne viendra plus à bout de briser la chaîne qui lui fait honte.»
L’explication morale peut être ingénieuse, mais est-on bien sûr que l’artiste ait pensé à cela? Un chien qui danse s’amuse en général assez peu, et si l’artiste lui a donné l’air piteux, c’est peut-être simplement parce qu’il a observé que cela se passait ainsi dans la nature.
Mais continuons: voici maintenant une femme arrachant les cheveux d’un homme tout nu, qui tient un pavé, et à côté une femme élevant la main, en manière de bénédiction, sur la tête d’un homme à genoux devant elle. La femme, nous dit le père Cahier, c’est la séduction qui asservit le pauvre homme, vainement armé d’une force redoutable, symbolisée par le pavé dont il ne se sert pas, et ensuite voilà le malheureux agenouillé devant son tyran qui lui pardonne son peu de résistance.
Fig. 30.–Sculpture de la Cathédrale de Strasbourg,
Je comprends parfaitement la moralité qu’on prétend tirer de cette sculpture; seulement, je me demande si elle était parfaitement claire pour les fidèles auxquels elle s’adressait.
L’archéologie chrétienne répondra que ce qui est lettre close pour une époque sans foi comme la nôtre pouvait être facilement intelligible pour nos pères. Cependant le père Cahier convient que saint Bernard ne comprenait rien à toutes ces singularités; mais il glisse un peu trop sur ce point, qui me semble avoir une importance capitale dans l’histoire de la sculpture chrétienne; saint Bernard ne se serait pas élevé avec tant d’ardeur contre cette imagerie naissante, s’il avait vu la signification morale qu’on veut lui prêter.
Les archéologues ne tiennent pas toujours assez compte de la marche logique que l’art suit dans ses transformations. Le Sphynx peut avoir eu dans une très-haute antiquité une signification symbolique, mais l’ouvrier grec ou romain qui fait un sphynx comme pied de table, pense à la forme décorative d’un support et nullement à un symbole. Il en est de même pour l’art chrétien: il n’est pas douteux que pendant les premiers siècles de l’Église, toute figure d’homme ou d’animal devait avoir une signification déterminée; mais quand, après la formation des communes, les ouvriers laïques ont travaillé de tous côtés à la décoration des églises, ils ont pu représenter encore par habitude des figures dont le sens leur échappait, mais il est fort probable qu’ils ont puisé beaucoup dans leur imagination, notamment pour les figures grotesques.
Fig. 31.–Sculptures de la Cathédrale de Strasbourg.
Le malheur de l’archéologie, c’est de vouloir appliquer à des époques postérieures les procédés d’investigation qu’elle a employés avec succès pour les temps primitifs; et le père Cahier, dont l’immense érudition a jeté tant de lumières sur l’origine de certains types de l’art chrétien, me semble s’égarer un peu dans l’explication qu’il donne de la frise de Strasbourg, qui est un ouvrage du XVe siècle, ou tout au plus de la fin du XIVe.