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Une fin d'après-midi, en mai.


Jean rentre chez lui, dans le petit appartement qu'il habite depuis que son père a quitté Paris.

Sous la porte, une lettre de Mme Pasquelin:

«Buis-la-Dame, dimanche, 15 mai.

«Mon cher Jean,

«Je ne sais pas quelles nouvelles ton père te donne de sa santé, mais j'en suis assez préoccupée, je ne trouve pas qu'il aille bien...»

Jean courbe les épaules. Cette lettre, il voudrait maintenant ne pas l'avoir ouverte.

«Depuis le printemps, surtout depuis la petite crise du mois dernier, nous le trouvons bien changé. Il a encore maigri. L'entrain qu'il avait montré tout l'hiver est tombé. Il ne suit plus sérieusement son régime; il dit qu'il est fini, qu'il ne guérira pas. C'est navrant de voir un homme qui a été si actif, inoccupé tout le jour, et seul avec son domestique, dans cette grande maison pleine de souvenirs. Nous voulions l'installer ici, il aurait profité du jardin; mais il veut rester chez lui.

«Mon cher enfant, tout cela est bien triste. Je veux te parler franchement...»

Ses mains se mettent à trembler, ses yeux se brouillent.

«... Je crois bien qu'il faut dès maintenant prévoir le cas où ton père ne se relèverait pas, et c'est pourquoi je t'écris.

«Je sais combien vous avez tous souffert, dans la famille, de la froideur de ses sentiments religieux; et j'estime que c'est un devoir pour nous, ses plus vieux amis, ses plus proches voisins, de nous préoccuper de ce lamentable état de choses. Aussi depuis que ton père est auprès de nous, je m'efforce à chaque occasion d'amener la conversation sur ce grand sujet. Mais il faudrait que tu joignes tes efforts aux nôtres, en abordant avec précaution la question religieuse dans tes lettres.»

Son bras retombe avec lassitude. Une sourde animosité.

Il passe une page. Ses yeux tombent sur: «Cécile va bien...»

—«Cécile...»

Un regard vers la cheminée, où il avait mis sa photographie. Elle n'y est plus...

—«C'est vrai, je l'ai cachée depuis qu'Huguette vient ici... Huguette!... Six heures, elle ne va pas tarder à venir...»

Un malaise poignant: Cécile et Huguette confondues dans sa pensée; les deux noms ensemble sur ses lèvres...

Il passe nerveusement la main sur son front:

—«Ça ne peut pas durer...» Et, tout à coup, le sentiment très net que c'est déjà fini: ça ne pouvait durer que parce qu'il n'y réfléchissait pas vraiment...

«... Cécile va bien, elle a un peu grandi ces derniers temps, ce qui l'a fatiguée. Elle va plusieurs fois par semaine avec son ouvrage passer l'après-midi auprès de ton père. Elle s'emploie de son mieux pendant ces longs tête-à-tête...»

Son regard mécontent se fixe.

Il aperçoit le docteur, étendu près de la cheminée; le jour baisse, Cécile est assise devant la fenêtre; son petit front bombé penche obstinément sur son ouvrage; elle insinue des mots préparés d'avance...

Cette vision lui est odieuse.

—«Pourquoi employer Cécile à cette besogne?»


Il se lève, fait quelques pas à travers la chambre; puis il se dirige vers son bureau et ouvre un tiroir fermé à clef.

La photographie de Cécile...

Il s'approche de la lampe.

C'est une ancienne épreuve: Cécile accoudée à un dossier gothique, les mains croisées, la tête un peu de biais, les yeux souriants; elle est coiffée comme autrefois: un gros nœud sur la nuque.

Long, long regard. Exaltation croissante... Non, rien n'est changé; elle seule existe; rien autre ne compte!

Huguette! Pauvre Guette... Il sourit en pensant à la petite peine qu'elle aura, lorsqu'il lui dira:—«C'est fini, laisse-moi; reprends ta vie, je reprends la mienne... Je retourne vers celle que je n'ai cessé de porter en moi.»

Une demi-heure plus tard.

La pointe d'une ombrelle gratte à la porte.

Huguette, en toilette claire, un grand chapeau chargé de fleurs.

HUGUETTE.—Bonjour mon loup, ça va? C'est comme ça que tu me dis bonjour? Prends garde à mon chapeau...

Il la voit avec un recul inouï... Presque sans émotion.

Elle a jeté son ombrelle en travers du lit et se dégante posément.

HUGUETTE.—Ce n'est pas tout ça, mon petit... Je ne peux pas dîner avec toi. J'ai laissé Simone au Vachette, avec son nouvel ami, tu sais... Il a trois fauteuils pour ce soir à Cluny, et on dîne ensemble avant...

T'es pas fâché?...

JEAN.—Mais non...

Elle s'avance vers lui. La lampe, basse, éclaire les courbes lisses de sa robe. En haut, dans l'ombre, ses mains nues et sa bouche entr'ouverte, fraîche...

Ah, ce brusque désir d'elle! Souvenir brutal de telle place de chair plus pâle, plus satinée...

... Il la saisit, il enfonce son visage dans ses cheveux...

Il pense: «Non c'est impossible que ça finisse comme ça... Encore une nuit, et demain, demain...»

Elle s'échappe de ses bras, en riant.

HUGUETTE.—Laisse, que je me lave les mains...

Il la regarde aller vers le coin obscur de la toilette, relever soigneusement ses manches, et poser sans hésitation ses bagues dans un cendrier qui est là.

Une animosité soudaine... Il pense: «Comme elle est chez elle!... Ah, rompre, s'évader!... Tout de suite!... Ce soir!...»

Résolution définitive, qui l'apaise et l'éloigne d'elle.

Il soupire doucement. Il la regarde, attentive à ses ongles, le visage froncé, enlaidie.

C'est fini, irrémédiablement:—quelque chose de cassé, de tout à fait cassé...

HUGUETTE.—Accompagne-moi jusqu'au tramway?...

Ils sortent.


La rue de Rennes. Sept heures. Une cohue tumultueuse: la ruée des banlieusards vers la gare Montparnasse.

Jean marche devant, pour fendre le flot.

HUGUETTE.—Voilà mon tram'... Alors c'est convenu? Si tu ne viens pas me chercher à la sortie de Cluny, je rentre directement... A tout à l'heure, mon loup... Zut, le voilà qui file!

Elle bondit, bouscule des gens...

Il suit des yeux sa silhouette noire, qui saute sur la plateforme éclairée, cueillie par le geste arrondi du conducteur.

Il est pris d'un tremblement de tout le corps.


Le tramway s'éloigne dans la nuit piquée de lumières.


Il reste là, debout, devant la terrasse d'un café. L'odeur acidulée des absinthes. Des gens passent. On glapit les feuilles du soir.

Jean Barois

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