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II

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A Buis.


Cécile est seule dans la maison du docteur. Immobile, au guet, l'épaule appuyée à la fenêtre entre-bâillée...

Jean et Mme Pasquelin ont surgi dans la trouée du portail.

—«Les voilà...»

D'instinct elle s'est rejetée en arrière, oppressée, le regard tendu, un sourire attendri aux lèvres...

Il marche vite... Il n'a pas changé... Il enveloppe la maison d'un regard vif, qui se heurte aux volets clos de la chambre du docteur.

Cécile court au devant de lui.

Adossée au départ de la rampe, les bras tombants, glacée, elle entend, derrière la porte, son pas fiévreux qui gravit le perron.

Il ouvre et s'arrête, tout pâle. Ses yeux n'expriment aucune joie: ils interrogent anxieusement.

CÉCILE.—Il est là-haut... il dort...

JEAN (la gorge moins serrée).—Il est là-haut? Il dort?

Son œil s'adoucit, s'émeut d'amour. Il tend sa main brûlante. Un long regard, enfin, extrêmement doux, plein de choses, où vient se fondre le regard souriant de Cécile.

MADAME PASQUELIN (ouvrant la porte du salon).—Entre là, puisqu'il dort...

Jean pense:» Ils disent: il...» Et c'est comme s'il pensait: «Mon père va mourir»...

MADAME PASQUELIN.—Assieds-toi donc. J'ai fait ouvrir le Salon; nous nous tenons là, pour qu'il n'entende pas de bruit... Ces dernières nuits, j'ai couché dans la chambre de ta pauvre grand'mère, pour être plus près... (Elle ne s'assied pas. Coup d'œil tendre.) Restez là, mes enfants, je monte. Dès que ton père sera réveillé, je viendrai te le dire.

(De la porte, avec une sorte de pudeur.) Cécile est bien contente de te voir!

Seuls.


Une seconde de silence gêné.

Cécile est debout, tête basse, une main appuyée à un guéridon, l'autre au corsage, piquant et repiquant une aiguille oubliée là.

Jean approche et prend sa main.

JEAN.—Nous payons cher le bonheur de nous revoir!

Elle relève son visage en larmes et porte à ses lèvres un doigt qui tremble.

Qu'il ne parle pas! Aucune parole ne peut dire...

L'embarras domine leur tendresse; ils se demandent s'ils ne s'attendaient pas à plus de joie...

Jean la guide vers le canapé. Elle s'assied, et reste droite, haletante... Il a pris sa main. Ils ne bougent plus.

Silence. Heure douloureuse et douce...

Jean pense:—«On a marché là-haut... Comment est-il? Très changé?...»

Il évoque le masque du docteur: son regard dur et fin; sa bouche, autoritaire jusque dans le baiser; son sourire décidé et courageux; mais tant de bonté secrète!

Il regarde les meubles du salon. Et, un à un, les souvenirs...

—«Ce fauteuil bas... Grand'mère un soir... Grand'mère qui est morte!—Et bientôt je dirai: Mon père habitait cette chambre, habitait cette maison, vivait... Et après, plus tard, ils diront: Jean habitait, vivait...» Il frissonne. Il oubliait cette présence tiède, toute proche... La confiance qu'elle a mise en lui, le pénètre tout à coup comme un cordial. Cette main qu'il tient abandonnée et moite, il la porte sans défense à ses lèvres. Plusieurs fois ... pieusement d'abord, avec recueillement; puis avec une émotion grandissante, un bouleversement, une violence irrésistible, accélérée, qui lui délie le cœur.

Cécile renverse la tête. Le front enivré vacille et glisse sur l'épaule de Jean.

Alors dévotement, les lèvres sur les paupières closes... Longuement, longuement...


Des pas, des bruits de porte.

Cécile ouvre les yeux, s'écarte.

MADAME PASQUELIN (d'une voix naturelle).—Jean... ton père est éveillé.

La chambre du docteur.


Mme Pasquelin, ouvrant la porte avec précaution, s'efface.

Jean hésite au seuil: une seconde d'atroce angoisse.

Il entre, seul.

Tout de suite, un allègement: le sourire de son père.

Le malade est soulevé sur des oreillers, les bras étendus. Pas très changé. La respiration est courte. Il regarde Jean s'approcher et lui sourit encore.

LE DOCTEUR (très bas, voix rauque).—Bien fatigué, vois-tu ... bien, bien fatigué...

Il tend la main. Jean, qui se penchait pour l'embrasser, avance la sienne. Le malade s'en empare, et soudain, les traits mortellement graves, il attire passionnément cette main, ce bras, tout son fils contre lui.

LE DOCTEUR (sanglot déchirant).—Mon petit!

Il tient ce visage d'homme entre ses paumes, et il n'y voit rien qu'un visage d'autrefois, un visage d'enfant. Il le palpe fiévreusement, il le serre fort, il l'appuie contre ses lèvres gercées, il le presse à droite, à gauche, contre le poil rude de ses joues.

LE DOCTEUR (retombant épuisé, avec un bref soupir).—Ah...

Il fait signe à Jean de ne pas bouger, de ne pas appeler; ce n'est rien... Et il s'immobilise, la tête en arrière, les paupières doucement closes, la bouche entr'ouverte, les poings comprimant les battements du cœur.

Jean, raide, le long du lit, regarde fixement son père. Une stupeur curieuse anime son chagrin:

—«Qu'est-ce qui le change à ce point? La maigreur? Non autre chose... Quoi?...»

Les pommettes du malade rosissent; il ouvre les yeux. Il aperçoit Jean: le front se plisse, la bouche se contracte. Puis les traits se détendent en un sanglotement paisible.

LE DOCTEUR.—Mon petit ... mon petit...

Ces larmes, ce balbutiement de tendresse... Un inexplicable malaise envahit Jean: est-ce qu'il ne reste plus rien de son père?

Quelques minutes passent.

Elles suffisent pour mettre le chagrin de Jean en déroute: la vie, plus forte que la mort. Malgré lui, devant ce lit, c'est à Cécile qu'il pense tout à coup: son arrivée, le choc de leurs yeux.. Un désir le saisit, impérieux, mais encore immatériel: aspiration vers il ne sait quelle étreinte des âmes, quelle pénétration intégrale et réciproque de toute pensée... Pourtant sur les lèvres il garde la tiédeur satinée de ses paupières! Un brusque goût de vivre le soulève et le heurte impatiemment contre ce lit, qui barre son élan... Puis un subit retour sur lui-même, et le rouge au visage!

Le docteur essuie ses joues mouillées; son regard naïf et tendre ne quitte pas le visage de Jean.

LE DOCTEUR.—Dis-moi... On t'a fait venir n'est-ce pas?... Mais si, je sais... Qui? le docteur?... non?... ta marraine?

Jean secoue la tête évasivement.

LE DOCTEUR (gravité soudaine et implacable).—Ils ont bien fait. Ça n'ira plus bien longtemps... Je t'attendais.

Jean, par émotion, ou par contenance, se penche vers la main abandonnée sur le lit, et l'embrasse.

Le docteur, l'air soucieux, dégage sa main pour se dresser sur les coudes: quelque chose d'important qu'il ne veut pas remettre...

LE DOCTEUR.—Je t'attendais. Écoute-moi mon petit... Je ne te laisse pas grand'chose...

Jean ne comprend pas tout de suite. Puis il ébauche un mouvement de recul.

Le malade fait signe qu'il se fatigue, qu'il ne faut pas l'interrompre.

LE DOCTEUR (avec de courtes pauses, les yeux fermés, comme s'il récitait).—J'aurais pu te laisser davantage. Je n'ai pas su. De quoi vivre tout de même. Et un nom honorable, c'est quelque chose...

Maintenant, écoute: Cécile et toi, n'est-ce pas?

Jean tressaille. Le docteur le regarde avec un sourire très tendre.

LE DOCTEUR.—Elle m'a tout raconté, cette petite. Elle te rendra heureux, je suis content. Toi, tâche qu'elle soit heureuse aussi, un peu... C'est plus difficile. Tu verras... Les femmes, on cherche à les comprendre, et c'est impossible, il faut seulement consentir à ceci: qu'elles sont autres... C'est déjà bien difficile!—Je me fais des reproches, moi, pour ta mère... (Long silence.)

Maintenant, ta santé. Tu as été ... oui... Et tu n'as pas fait ton volontariat. Mais c'est par excès de prudence. Tu es guéri, complètement, tu m'entends?—J'en ai parlé à ta marraine, en toute sincérité... Pourtant, mon petit, il faudra y penser quelquefois, ne pas te surmener, surtout plus tard, vers la quarantaine... Ça sera toujours ton point faible. Tu me promets?...

Une pause. Sourire paisible.

Rappelle-toi tout ça. C'est tout.

Il se laisse glisser au milieu des oreillers et allonge les bras avec un soupir de satisfaction. Mais bientôt, quelque chose le préoccupe à nouveau.

LE DOCTEUR (rouvrant les yeux).—Elle a été bien bonne pour moi, ta marraine, tu sais... Elle a fait beaucoup, beaucoup... Elle te dira.

Cependant il ne résiste pas au plaisir de l'annoncer lui-même.

Un sourire, d'abord esquissé comme avec souffrance, s'épanouit graduellement jusqu'à illuminer les yeux, le front, toute la face, d'un rayonnement ingénu.

Il fait signe qu'il veut parler de plus près. Jean se penche sur le lit. Le docteur lui prend le visage et l'approche de sa bouche.

LE DOCTEUR.—Jean... Ta marraine ne t'a rien dit? (Solennel.) Je me suis confessé, hier.

Il recule un peu la figure de Jean pour savourer sur ses traits l'émotion que cet aveu lui cause. Puis il l'attire à nouveau:

LE DOCTEUR.—Je devais communier aujourd'hui... Mais quand ils m'ont dit que tu venais, je t'ai attendu... Demain, avec toi ... avec vous tous...

Jean se redresse; il fait l'effort de sourire joyeusement, et détourne les yeux. Une déception confuse, irraisonnée, poignante...

LE DOCTEUR (avec un regard lointain, un peu craintif).—Tu sais mon petit, on a beau dire... (Secouant la tête.) C'est un x terrible...

Le lendemain.


La chambre du docteur. Aspect nu et grave.

L'office est terminé.


Mme Pasquelin, raidie contre toute émotion, remet en ordre la commode qui a servi d'autel.

Le malade est assis, soulevé sur ses oreillers. Le jour des fenêtres tombe à plein, écrase la figure, fait luire le blanc de l'œil. Le front se penche, les cheveux sont en désordre; la barbe est longue, les joues creuses. Le regard, sans lorgnon, clignotant et décentré, est pensif, exalté et puéril.

Cécile et Jean se sont approchés du lit.

Ce matin leur amour ne les tourmente plus; il fait partie d'eux-mêmes; il est absolu, définitif. Une certitude les possède, d'aimer l'un et l'autre pour la première et pour la dernière fois.

Depuis hier, dans l'état du malade, un inexplicable et indiscutable changement: un calme surprenant, une détente. Indice de mieux qui les épouvante!

Le regard lointain qu'ils examinent en silence, passe sur eux et s'arrête; mais ils ne se sentent pas atteints par lui; il les traverse, les dépasse, tendu au-delà, au-delà...

Puis un sourire affectueux, mais forcé, empreint d'un irrésistible éloignement.

LE DOCTEUR (d'une voix sans timbre et pourtant nette).—Vous voilà tous les deux là... C'est bien... C'est bien... Donnez-moi vos mains.

Son sourire se fige, conventionnel. Il semble tenir un rôle et s'en rendre compte, et se hâter pour en avoir fini.

Il joue avec les deux mains qu'il a rassemblées entre les siennes.

Mme Pasquelin s'est arrêtée au pied du lit, les traits altérés.

LE DOCTEUR (à Mme Pasquelin).—N'est-ce pas? C'est très bien... Les deux petits...

Cécile en larmes, s'abat sur l'épaule de sa mère, qui attire Jean contre elle. Ils forment un groupe enlacé.

Les yeux du mourant, qui vaguaient, effleurent lentement Cécile, puis Mme Pasquelin, et soudain se fixent sur Jean avec une hostilité catégorique, une lueur aigüe de rancune ... puis une supplication déchirante, aussitôt dissipée.

Jean a compris cet éclair:—«Tu vis, toi!...»

Une pitié sans bornes...

Il voudrait donner cette vie... Il se dégage, et passionnément s'incline vers le front blême.

Mais le docteur ne bouge pas. Son masque a repris sa sérénité, son indifférence. Tardivement, il semble s'apercevoir du baiser de Jean, et ses lèvres, avec effort, essayent un bref sourire, sans que ses yeux expriment une émotion humaine.

Jean se retourne vers Cécile et ouvre les bras.

Jean Barois

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