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IV

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Trois ans plus tard.


Une cellule carrelée derrière la sacristie. Éclairage bas d'un jour de souffrance. Deux chaises, deux prie-dieu. Au mur, un christ.


L'abbé Joziers: un visage jeune; le front haut, déjà découvert; des cheveux blonds, coupés courts et frisés. L'œil gai et pur: la paix d'une foi simple et active. La lèvre supérieure mince et grave; la lèvre inférieure charnue, d'une ironie un peu provocante, mais cordiale.

Dans le regard, dans le sourire, le joyeux défi de ceux pour qui tout est définitivement éclairci en ce monde comme en l'autre, et qui se sentent avec sérénité les seuls dépositaires du Vrai.


L'abbé Joziers clot soigneusement la porte et se tourne vers Jean, les deux mains tendues.

L'ABBÉ.—Eh bien, l'ami Jean, qu'y a-t-il donc? (Gardant la main de Jean dans la sienne.) Asseyez-vous d'abord.

Jean Barois: quinze ans.

Grand, souple et charpenté. Le buste large; le cou dégagé et solide.

Une tête vigoureuse; un front carré, bordé de cheveux bruns, drus et durs. Entre les paupières courbes, légèrement plissées, qui marquent une attention vigilante, luit un regard vif et direct: le coup d'œil pénétrant de son père.

Le bas du visage est encore d'un enfant. La bouche, peu formée, mobile, change à tout instant; le menton au galbe rond, dissimule la lourdeur de la mâchoire.

Une volonté tranquille et tenace, résultat de cette lutte acharnée: quatre ans d'obstination méthodique vers la résurrection, quatre ans d'épouvantes et d'espoirs. La vie pour enjeu!

Mais la bataille est gagnée.

L'ABBÉ.—Eh bien?

JEAN.—Monsieur l'abbé, j'ai beaucoup réfléchi, avant de me décider. Depuis longtemps j'en ai envie, et je remets cette visite... Voilà... (Un temps.) Il y a des questions que je me pose aujourd'hui, qui me troublent... Un tas d'idées qui me viennent à propos de la religion. Surtout depuis que je vais prendre ces répétitions à Beauvais... (Hésitant.) J'aurais besoin qu'on discute avec moi, qu'on m'explique...

L'abbé tourne son regard décidé vers Jean.

L'ABBÉ.—Mais, rien n'est plus simple. Je me mets entièrement à votre disposition, mon enfant. Il y a des sujets qui vous embarrassent? Lesquels?

Le masque de Jean prend une gravité inattendue. Il renverse un peu le front. La tension des muscles fait tomber les coins de la lèvre, qu'ombre un duvet brun. Le regard est fiévreux.

L'ABBÉ (souriant).—Allons...

JEAN.—Monsieur l'abbé, d'abord... Qu'est-ce que c'est au juste que les libres-penseurs?

L'abbé se redresse et répond tout de suite, sans une hésitation, avec un demi-sourire satisfait. Il s'exprime avec une énergie contenue, très particulière, les dents un peu serrées, en insistant longuement sur certains mots qu'il met exagérément en vedette.

L'ABBÉ.—Les libres-penseurs? Ce sont des naïfs le plus souvent qui s'imaginent que nous pouvons penser librement. Penser librement! Mais les fous seuls pensent librement. (Riant.) Est-ce que je suis libre de penser que cinq et cinq font onze? Ou que l'article masculin se met devant le substantif féminin? Voyons? Il y a des règles partout, en grammaire, en mathématiques.—Les libres-penseurs croient pouvoir se passer de règles; mais aucun être vivant ne peut se développer, sans être attaché à quelque point solide! Pour marcher, il faut un sol ferme. Pour penser il faut des principes stables, des vérités contrôlées,—que seule la religion détient.

JEAN (sombre).—Monsieur l'abbé, je crois que j'ai des tendances à devenir libre-penseur...

L'ABBÉ (riant).—Ah, diable! (Affectueux.) Non, mon enfant, n'ayez pas peur: de cela, je réponds... Comment pouvez-vous faire une supposition pareille!

JEAN.—J'ai changé. Autrefois, j'avais une vie religieuse tranquille, jamais je n'aurais eu l'idée de réfléchir, de discuter. Maintenant, ça me prend, je cherche à m'expliquer tout ça, je n'y arrive pas, et alors, j'ai des espèces d'inquiétudes...

L'ABBÉ (très calme).—Mais, mon enfant, c'est tout à fait normal. (Mouvement de Jean.) Vous êtes à l'âge où l'on entre vraiment dans l'existence, où l'on découvre quantité de choses que l'on ignorait. On arrive à la vie d'homme avec sa religion d'enfant; l'une n'est plus en rapport avec l'autre. (Le visage de Jean s'éclaire peu à peu.) Ce n'est rien. Il s'agit de franchir vite ce passage difficile, d'étayer votre foi avec des raisonnements solides, de l'adapter à vos nouveaux besoins. Je vous aiderai.

JEAN (souriant).—Rien que de vous entendre, monsieur l'abbé, ça me fait du bien. (D'un ton plus alerte.) Autre question: un péché, par exemple, un péché habituel, qu'on connaît à fond, qu'on est fermement résolu à ne pas commettre... Bien... On prie, on prend la résolution: on croit pouvoir être rassuré... Et puis, on a beau faire, l'habitude est plus forte que le bon Dieu!

L'ABBÉ.—Mon enfant, c'est pour cela qu'il n'y a rien de plus dangereux pour la foi que le péché fréquent, même véniel. Ce sont ces secousses répétées sur la sensibilité religieuse qu'il faut éviter à tous prix.

JEAN.—Justement, monsieur l'abbé... Mais pourquoi donc est-il possible que je succombe?

L'abbé fait un geste amusé, que Jean, le regard tendu, ne remarque pas.

JEAN.—Je me demande pourquoi toutes ces tentations, pourquoi ces épreuves? Quand on est petit, on trouve tout naturel qu'il y ait des heureux et des malheureux, des bien portants et des malades... C'est comme ça, voilà tout. Mais, en réfléchissant, on est épouvanté de tant de choses, qui sont par trop injustes, par trop mauvaises... Si encore on pouvait affirmer que le malheur, c'est toujours un châtiment mérité!

Il faut bien que Dieu ait eu ses motifs pour créer le monde tel que nous le voyons; mais vraiment...

L'ABBÉ (souriant).—D'abord Dieu n'a pas créé le monde tel qu'il est. C'est l'homme, qui, par sa désobéissance au premier ordre du Créateur, est responsable de ce dont il souffre depuis.

JEAN (tenace).—Mais si Adam avait été parfait, il n'aurait pas pu désobéir... Et puis, à l'origine du monde, Dieu avait bien créé le serpent?

L'abbé, devenu sérieux, avance la main pour couper court. Il enveloppe Jean d'un regard amical, où perce malgré lui la conscience de sa supériorité.

L'ABBÉ.—Vous pensez bien, Jean, que vous n'êtes pas le premier à être frappé par ces contradictions apparentes. C'est l'objection du mal. Elle a été réfutée, depuis longtemps, et de mille manières. Vous avez très bien fait de m'en parler. Puisque cette question vous préoccupe, je vous choisirai sur ce sujet des lectures qui vous tranquilliseront définitivement.

Jean se tait, un peu déçu.

L'ABBÉ.—Je ne voudrais pas toutefois méconnaître ce qu'il y a de bon dans votre indignation: c'est par la vision de la souffrance humaine que nous pouvons fortifier en nous l'instinct de charité, et, dans ce sens, on ne peut aller trop loin. (Lui prenant la main.) Pourtant, vous êtes à l'âge, Jean, où le cœur s'ouvre, tout neuf, plein de tendresse universelle, et où ces découvertes peuvent être si cruelles qu'il est bon d'être quelque peu prévenu. Méfiez-vous, en ces matières, de votre sensibilité: il y a dans le monde beaucoup moins de mal qu'il ne vous paraît au premier abord! Réfléchissez à cela: si la somme des maux était supérieure, ou seulement équivalente à la somme des biens, mais le désordre serait partout! Au contraire, que voyons-nous? Un ordre merveilleux, qui confond notre petitesse! Chaque jour, les nouvelles étapes des pionniers de la science, nous permettent d'approfondir davantage les perfections du plan divin. Qu'est-ce que les peines individuelles des pécheurs, auprès de tant de bonté? Et puis, les blessures humaines,—que je ne nie pas, hélas! puisque mon ministère est de les panser et si possible de les guérir,—ont bien leur prix, vous le reconnaîtrez vous-même un jour, puisque c'est par elles seulement que l'homme peut progresser dans le bien, et entrer plus avant dans la voie de son salut. Or, qu'est-ce qui importe? Est-ce la vie présente, ou l'autre?

JEAN.—Mais, il n'y a pas que l'homme... Et les animaux?

L'ABBÉ.—La souffrance de toute créature est voulue par Dieu, mon enfant, comme une condition, comme la condition même de la vie: et cela doit suffire pour courber votre orgueil qui se révolte. L'existence de l'Etre Parfait, infiniment bon et tout puissant, qui a fait de rien le ciel et la terre, et qui, chaque jour, nous donne mille preuves de ses sentiments paternels pour nous, est notre meilleure garantie de la nécessité du mal en ce monde, qu'il a créé au mieux de nos besoins. Et quand bien même Ses raisons seraient impénétrables à nos facultés imparfaites, nous devrions nous incliner et vouloir avec Lui cette souffrance que nous ne comprenons pas, mais qu'Il a voulue... «Fiat voluntas tua...».

Jean se tait, les sourcils froncés, cherchant à assimiler.

Dans une cellule voisine, des voix grêles accompagnent un harmonium poussif.

L'ABBÉ.—Je vois en vous, Jean, une tendance un peu trop prononcée à la réflexion. (Souriant.) Je ne veux pas rabaisser le mérite des spéculations de l'esprit. Mais, voyez-vous, plus je vais et plus je crois que l'intelligence n'a sa véritable valeur que lorsqu'elle vise un but extérieur à elle, lorsqu'elle cherche à s'appliquer pratiquement. L'intelligence doit vivifier l'action; sans elle l'action est vaine. Mais, sans l'action, comme l'intelligence est stérile! C'est la lumière qui brûle à côté du phare et se consume pour rien. (Avec émotion et recueillement.) Vous venez à moi, mon enfant, en quête d'une direction. Eh bien, je vous pousserai toujours à agir plutôt qu'à philosopher! Cultivez votre intelligence, soit: c'est plus qu'un droit: un devoir. Mais que ce soit en vue d'un résultat humain. Si le Maître vous a confié un petit trésor, des facultés supérieures à la moyenne, faites-les fructifier; mais que la grande famille humaine en profite. Ne soyez pas celui qui a enterré son talent. Enrichissez-vous, mais pour partager. Soyez de ceux qui se donnent.

J'ai été comme vous: j'ai eu mon heure de spéculation théorique... Dieu a permis que je reconnaisse bientôt mon erreur. C'est dans l'action, dans le don de soi, dans l'abnégation et le dévouement, qu'on trouve la vraie récompense, la santé physique et morale, le véritable bonheur. Croyez-moi. Notre bonheur, que l'on va quelquefois chercher si loin, il est tout près de nous, dans quelques sentiments naturels, comme la fraternité: et tout le reste n'est rien!

Venez un de ces soirs à mon patronage. Je vous donnerai les livres dont je vous ai parlé. Et puis (le visage transfiguré d'entrain et de fierté) vous resterez un peu avec nous, vous verrez vite quels cœurs il y a là, et quel plaisir on a à se donner de la peine pour eux. (Se levant.) Allez, Jean! Il n'y a que ça de vrai: sentir qu'on fait un peu de bien autour de soi... (se frappant la poitrine, gaiement) ... qu'on communique un peu de cette chaleur que le bon Dieu nous a mise ... là...!

Jean Barois

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