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II

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Huit jours après, un dimanche matin.

LE DOCTEUR (entrant dans la chambre de Jean).—Bonjour, mon petit. Comment allons-nous, ce matin? La fenêtre fermée, par ce beau soleil?

Il prend les mains de l'enfant, et le place devant lui, face au jour.

LE DOCTEUR.—La langue... Bon... As-tu bien dormi, cette semaine? Pas trop? Tu t'agites toujours dans ton lit? Tu te réveilles parce que tu as trop chaud? Ah... (Une tape sur la joue.) Déshabille-toi que je t'ausculte.

Jean: un gamin de douze ans, pâlot.

Des traits fins, sans caractère. Le regard est plus personnel: caressant, réfléchi, sans gaieté.

Un torse malingre; des traînées mauves, sur la peau mince, soulignent les côtes.

LE DOCTEUR.—Voyons, maintenant... Appuie-toi, le dos au mur, comme l'autre jour; les bras pendants... Lève le menton, ouvre la bouche... C'est ça... (Il retire son lorgnon.) Respire profondément, régulièrement... Recommence...

Il écoute, le masque douloureux, l'œil clignotant, isolé du monde par sa myopie et son attention crispée.

L'angoisse du père. L'insouciance de l'enfant qui bâille et regarde le ciel.


Longue auscultation.

LE DOCTEUR (simplement).—C'est bien, mon petit, tu peux te rhabiller... (Sourire très tendre.) Maintenant, voici ce que je te propose: nous allons descendre au jardin, tous les deux, et causer tranquillement, au soleil, en attendant que ta grand'mère soit revenue de la messe. Quoi?

JEAN.—Grand'mère ne doit pas être partie... (Timide.) C'est la Pentecôte, papa... J'aurais voulu...

LE DOCTEUR (doucement).—Non, mon petit, ce ne serait pas prudent. Il fait chaud en marchant, et l'église doit être très fraîche.

JEAN.—C'est si près...

LE DOCTEUR.—Et puis, il faut que je prenne le train de trois heures: une consultation, ce soir, à Paris... Je veux te voir un peu, tu comprends? (Changeant de ton.) J'ai à te parler, Jean, sérieusement, très sérieusement... (Un temps.) Descendons.

Le vieux logis des Barois est au sommet de la ville.

Le bâtiment du fond, adossé au clocher, étaye l'église; les deux ailes, basses, couvertes en tuiles, avancent vers la rue; un mur de prison les relie, que ferme un large portail.

L'espace ainsi clos est mi-cour, mi-jardin. Plusieurs fois par jour, le son des cloches s'engouffre dans ce puits sonore et l'emplit jusqu'à ébranler les murailles.

Le docteur emmène Jean sous le berceau de vignes vierges.

LE DOCTEUR (enjouement factice).—Allons, assieds-toi là... Nous sommes très bien, ici...

JEAN (prêt à pleurer sans savoir pourquoi).—Oui, papa.

Le docteur a son visage d'hôpital: le nez pincé, l'œil fureteur et grave.

LE DOCTEUR (fermement).—Voici ce que j'ai à te dire, Jean, en trois mots: «tu es malade»...

Pause. Jean ne bouge pas.

LE DOCTEUR.—Tu es malade, et plus que tu ne crois. (Nouvelle pause. Le docteur ne quitte pas l'enfant du regard.) J'ai voulu que tu le saches, parce que, si tu ne te soignes pas toi-même, énergiquement, ça pourrait devenir grave ... tout à fait grave...

JEAN (retenant ses larmes).—Alors... Je ne vais pas mieux?

Le docteur secoue la tête.

JEAN.—Alors, ce qui s'est passé à Lourdes? (Il réfléchit une seconde.) Peut-être que ça ne se voit pas encore...

LE DOCTEUR.—Ce qui s'est passé là-bas, moi, je n'en sais rien. Je dis seulement ceci: aujourd'hui, tel que tu es là, devant moi tu es ... très sérieusement atteint.

JEAN (demi-sourire).—Qu'est-ce que j'ai?

LE DOCTEUR (fronçant les sourcils).—Tu as... (Longue hésitation.)

Laisse-moi t'expliquer, écoute-moi, et tâche de comprendre ce que je vais te dire. Ta mère... (Il retire son lorgnon, l'essuie, et tourne vers Jean son regard myope.) Tu ne te rappelles rien de ta maman?

Jean, confus, fait un signe négatif.

LE DOCTEUR.—Ta maman, jeune fille, vivait ici, à la campagne; elle se portait bien, mais elle n'était pas très robuste. Après notre mariage, il a fallu qu'elle vienne habiter Paris, à cause de moi. Ta naissance l'a beaucoup fatiguée... (Aspiration.) C'est à ce moment-là qu'elle a commencé à être malade... (Insistant.) D'abord une bronchite infectieuse... Tu sais ce que c'est?

JEAN.—Comme moi?

LE DOCTEUR.—... Elle s'en est mal remise: elle passait de mauvaises nuits à se retourner dans son lit, avec de la fièvre... (Mouvement de l'enfant.) Elle sentait toujours un point douloureux, là... (Il se penche, résolument.) Tiens, là...

JEAN (angoissé).—Comme moi?

LE DOCTEUR.—Quand je me suis aperçu qu'elle était malade, j'ai voulu qu'elle se soigne. Je lui ai dit à peu près tout ce que je veux te dire aujourd'hui. Malheureusement, elle ne m'écoutait pas... (Une pause. Hésitant sur les mots, mais d'une voix très ferme.) Ta maman, vois-tu, était une femme très bonne, douce, dévouée ... et que j'aimais profondément... Mais elle était beaucoup plus jeune que moi ... excessivement pieuse... (Avec lassitude.) Je n'ai jamais pu prendre la moindre influence sur elle... Elle me voyait, tous les jours, conseiller, guérir des gens: pourtant, elle n'avait pas confiance... Et puis, elle ne se sentait pas vraiment malade. Moi, je venais d'avoir mon service à l'hôpital, j'avais une vie très occupée je ne pouvais pas la surveiller comme il aurait fallu. Je voulais l'installer ici, au bon air; elle refusait... La toux a commencé... Il y a eu des consultations... C'était trop tard...

(Une pause) Alors ... ça a été très vite... L'été ... l'automne ... l'hiver... Au printemps elle n'était plus là...

Jean fond en larmes.

Le docteur l'enveloppe d'un regard attentif et froid, sans un geste: il attend, au chevet d'un malade, l'effet d'une piqûre.


Quelques minutes.

LE DOCTEUR.—Je ne te raconte pas ça pour t'attrister, mon petit. J'essaye de te parler comme à un homme, parce que c'est nécessaire... Tu avais hérité de ta mère une prédisposition à être malade comme elle. Une prédisposition, tu comprends? rien de plus. C'est-à-dire que, si tu te trouvais dans certaines conditions défavorables, le même mal pouvait s'attaquer à toi.

Eh bien, tu en es là, exactement. Tu es, depuis cet automne, dans un état de ... faiblesse générale, qu'il est urgent ... très urgent de...

Jean, épouvanté tout à coup, glisse du banc et se jette au-devant de son père, qui le serre maladroitement contre lui.

LE DOCTEUR.—N'aie pas peur, mon petit, n'aie pas peur, je suis là...

JEAN (à travers ses sanglots).—Oh, je n'ai pas peur... J'ai déjà rêvé ... que j'étais au ciel...

Le docteur l'écarte d'un geste brusque, et le plante devant lui.

LE DOCTEUR (violemment).—Il ne s'agit pas de mourir, Jean, mais de vivre. Tu peux te défendre, défends-toi!

Le gamin, interloqué, cesse de pleurer. Il regarde son père. Il aurait aimé à être pris sur les genoux, câliné. Il se heurte à l'éclat froid d'un lorgnon.

Un sentiment nouveau: de la crainte, un peu de rancune; mais—l'ascendant de l'intelligence et de la force,—une confiance absolue, une foi.

LE DOCTEUR.—Tu ne sais pas... Un corps humain, ça nous paraît harmonieux, ordonné?... Eh bien, ce n'est qu'un vaste champ de bataille... Il y a là des myriades de cellules qui se heurtent et s'entremangent... Je t'expliquerai ça... Sans cesse, des millions de petits êtres nuisibles nous assaillent, et parmi eux, naturellement, la tuberculose, qui guette les prédisposés comme toi... Alors, c'est très simple: si l'organisme est fort, il repousse l'attaque; s'il est déprimé, il se laisse envahir...

(Saisissant le bras de Jean, et scandant les mots.) Il n'y a donc qu'un moyen, un seul: devenir fort, le plus vite possible, pour reprendre le dessus. La guérison est à ta portée, il suffit de la «vouloir»! Attelle-toi à cette besogne! C'est uniquement une question d'énergie, de persévérance... Comprends-tu?... L'existence tout entière est un combat; la vie, c'est de la victoire qui dure... Ah, comme tu t'en apercevrais bientôt, si tu «voulais» vraiment!

D'instinct, l'enfant est revenu se blottir contre son père.

LE DOCTEUR (l'entourant d'un bras).—Si je pouvais quitter mes malades, ma clinique, ma salle d'opération, et me consacrer à toi, mon petit, je te tirerais d'affaire, j'en réponds... (Avec force) Eh bien, ce que je ne peux pas, ce que je n'ai pas le droit de faire, tu le peux, toi, guidé par moi. (Au visage.) Veux-tu?

JEAN (dans un grand élan).—Ah, papa, je te promets... Je vais m'y mettre, va!...

Une pause.


Le docteur sourit.

JEAN (après réflexion, à mi-voix).—L'abbé Joziers va dire des messes pour moi...

LE DOCTEUR (avec douceur).—Si tu veux. Mais ça ne suffirait pas. Il y a plus pressé, pour l'instant.

Jean recule d'un pas.

LE DOCTEUR (lentement).—Comprends-moi, mon petit, et crois ce que je te dis... Je te répète que ta pauvre maman a succombé parce qu'elle n'avait pas eu confiance...

L'enfant se rapproche.

LE DOCTEUR.—Tu penses bien que je n'ai pas cherché à te blesser. Je compte même beaucoup sur ta piété pour te soutenir dans cette lutte. Seulement, vois-tu, il y a un proverbe: «Aide-toi, le ciel t'aidera.» Prie de tout ton cœur, mon enfant, mais n'oublie jamais qu'il faut subordonner tout,—même tes prières, tu entends?—au traitement d'hygiène que je vois te donner. (Avec une fougue persuasive.) Et ce traitement-là, Jean, si tu veux guérir, il faudra le suivre, je ne dis pas seulement avec bonne volonté, ni avec suite, comprends-tu, mon chéri...

A pleines volées, toutes les cloches de la Pentecôte annoncent l'Elévation.

Le docteur est obligé de hausser la voix, de crier, dans le vacarme trépidant.

LE DOCTEUR.—... je ne dis pas seulement avec courage, mais avec une passion, une ténacité enragées! Avec la volonté farouche de remonter le courant, de conquérir des forces, de repousser le mal, de repousser la mort! Avec le goût frénétique de la vie! Vivre, Jean... Si seulement, une fois, tu avais bien compris ce que c'est! Rester vivant, aimer encore ce que tu aimes, voir longtemps encore ce soleil là, sur la treille de ta vieille maison... Longtemps encore être assourdi et grisé par ces cloches... Regarde un peu autour de toi, cette lumière, ces arbres, le ciel, le clocher... (Il le secoue par les épaules.) Vivre, Jean!...

L'enfant, électrisé, frémissant, soulevé par une impulsion nouvelle, s'est dressé tout droit devant son père, le feu aux joues, les yeux étincelants.


Le docteur le toise longuement, gravement, et l'attire à lui.


Les cloches se taisent. Un instant encore leurs vibrations tourbillonnent dans la cour, avant de s'évanouir dans l'espace.


Silence.

LE DOCTEUR (pesant ses mots).—Trois choses: la nourriture, l'air, le repos... Il faut bien retenir tout ce que je vais te dire...

Jean Barois

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