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«A Monsieur l'Abbé Schertz

«Professeur de Chimie Biologique à l'institut Catholique

«Berne (Suisse)

«Cher ami,

«Vous avez mille fois raison de me reprocher ce long silence. Votre rappel me prouve que votre affection n'en est pas altérée, et c'est, avant tout, ce qui m'importe.

«Je vous remercie tout d'abord de l'intérêt que vous portez à la santé de ma femme. Depuis deux ans, elle n'a cessé d'être pour moi un sujet d'inquiétude. Son accident a eu des conséquences plus graves que je ne pouvais l'imaginer, lorsque je vous en ai fait part. Des troubles de tous ordres en ont dérivé. Après dix-huit mois de soins, elle en reste encore ébranlée, au point que nous devons peut-être renoncer à l'espoir de jamais avoir d'enfant.

«C'est pour elle une bien cruelle épreuve et qui a sur son moral un pénible retentissement.


«Ce n'est pas que je veuille chercher dans ces préoccupations privées une excuse à la rareté de mes lettres. Bien des fois j'ai voulu vous écrire; je ne l'ai pas fait, parce que je me sentais si éloigné des convictions religieuses que nous partagions autrefois, que je ne savais pas comment vous l'apprendre. Il faut se décider pourtant; nous sommes l'un et l'autre capables, n'est-il pas vrai? de mettre notre amitié à l'abri d'une divergence d'opinions.

«J'ai eu, dans ma vie religieuse, trois grandes étapes:

«A dix-sept ans, quand, pour la première fois, j'ai eu la notion que tout n'était pas clair dans cette religion «révélée»; quand j'ai compris que le doute n'était pas une imagination coupable, que l'on chasse en secouant la tête, mais une hantise tenace, impérieuse comme la vérité; une pointe fichée au plus profond de la croyance, et qui l'épuise, goutte à goutte.

«Puis, à vingt ans, quand je vous ai connu, quand je me suis accroché désespérément à votre interprétation conciliante du catholicisme. Vous vous souvenez, cher ami, avec quel frémissement j'ai saisi cette perche que vous me tendiez? Je vous dois quelques années vraiment sereines. Mon mariage, au début, n'a fait que consolider votre œuvre; au contact de la foi absolue de ma femme, je me suis trouvé tout naturellement enclin au respect des choses religieuses: votre conception symboliste m'offrait l'heureux compromis dont j'avais besoin, pour accepter le voisinage d'une orthodoxie, dont ma raison ne cessait de repousser les affirmations dogmatiques.

«Mais ce calme n'était qu'apparent. Une réaction inconsciente travaillait en moi.

«Comment ai-je été amené à tout remettre en question? Je ne le vois pas clairement.

«L'attitude que nous avions prise ne pouvait être définitive. Ce terrain symboliste est trop glissant: on ne peut y faire qu'un arrêt provisoire. A force d'enlever à la tradition catholique tout ce qui ne peut plus satisfaire les exigences de la conscience moderne, il ne reste bientôt plus rien du tout. Du jour où l'on admet que l'on puisse abandonner le sens littéral des dogmes—et comment ne pas admettre cet abandon, si l'on consent à réfléchir?—on légitime du même coup toutes les indépendances d'interprétation, le libre-examen, la libre-pensée toute entière.

Sans doute l'avez-vous senti comme moi? Je ne puis imaginer que vous trouviez encore la paix de conscience dans ce parti-pris équivoque. C'est jouer sur le sens traditionnel des mots; c'est une échappatoire... Il était trop fragile, votre lien entre le présent et le passé! Comment s'attarder à mi-chemin de l'affranchissement? Vouloir conserver la religion catholique pour sa valeur sentimentale, ou pour le groupement social qu'elle représente encore, ce n'est plus faire œuvre de croyant, mais de folkloriste! Je ne nie pas l'importance historique du christianisme: mais il faut loyalement avouer aujourd'hui, qu'il n'y a plus rien de vivant à tirer de ces formules,—pour ceux du moins, dont le jugement garde une activité propre.

«Aussi n'ai-je pas tardé à m'apercevoir que cette foi d'enfance et de race dont j'avais cru si longtemps l'armature nécessaire, m'était insensiblement devenue étrangère. Et c'est le dernier bienfait de votre action sur mon développement moral, de m'avoir permis d'atteindre sans déchirement la négation définitive. Je vous dois de pouvoir enfin regarder froidement ces dogmes morts, auxquels j'avais tant prêté de ma propre vie!


«Il faut aussi tenir compte de l'influence que mon entrée à Venceslas a pu apporter, indirectement, à la révision de mes croyances. Cela peut paraître paradoxal, puisque c'est un collège dirigé par des ecclésiastiques; mais les professeurs sont choisis dans l'Université, l'enseignement y est relativement très libre, et le cours que je fais ne subit aucun contrôle.

«J'avais brigué cette chaire, sans exactement me représenter les difficultés que j'affrontais. Je n'avais guère l'habitude de parler en public. Mais, dès les premières leçons, j'ai senti passer sur mes élèves ce frémissement d'attention qui ne trompe pas...

«Voici la seconde année que leur curiosité ne s'est pas démentie. Je leur consacre tout mon temps, et, je puis le dire, le meilleur de moi. Tout ce que m'apportent chaque jour, mes études, mes réflexions privées, passe dans mes leçons. Je veux que ceux qui suivent mon cours emportent de leur bref contact avec moi, autre chose que quelques connaissances exactes; je fais le rêve d'élever leur niveau moral, d'exalter leurs personnalités, de marquer à jamais ces âmes qui s'offrent à l'empreinte: et vraiment je crois obtenir un résultat qui n'est pas indigne de tout mon effort.

«Ce cours n'est donc pas ce que vous semblez croire, lorsque vous me demandez s'il me laisse le loisir de travailler pour moi. Il n'a rien d'une besogne professionnelle: c'est la grande joie de ma vie, c'est mon œuvre, c'est la consolation de tous mes ennuis. (Et, quoique je ne veuille pas insister sur la plaie secrète que mon affranchissement a creusée dans ma vie conjugale, vous devinez aisément que les chagrins de cet ordre ne me sont pas épargnés.)


«Voici, mon cher ami, ce qu'est mon existence. Où en êtes-vous, vous-même? J'espère ne pas vous avoir peiné en vous ouvrant toute ma pensée actuelle?

«Je n'ai d'ailleurs fait que mettre en pratique un passage de Saint Luc, que vous connaissez bien:

«Personne ne met du vin nouveau dans des outres vieilles; autrement le vin nouveau rompra les vieilles outres...

«Mais il faut mettre le vin nouveau dans des outres neuves; et l'un et l'autre seront conservés.» «Je vous serre très affectueusement les mains.

Jean Barois.»

«A Monsieur Jean Barois

«Professeur de Sciences Naturelles au Collège Venceslas

«Paris

«Très cher ami!

«Quelle indicible surprise et quelle douloureuse émotion a provoqué votre lettre, je ne saurais l'écrire! Il me semble que vous avez dû souffrir beaucoup pour devenir ainsi!

«Mais je garde encore confiance en votre jugement, et je pense que vous reviendrez un jour ou l'autre à des conceptions moins absolues. En effet, celui qui, comme vous et moi, n'est plus possédé par la foi intégrale, n'a devant lui que deux routes: ou bien l'anarchie morale, l'absence complète de toute règle et mesure; ou bien l'interprétation symboliste, qui concilie la tradition et l'intelligence contemporaine, et qui permet de conserver la haute et estimable organisation catholique. Notre religion constitue le seul ensemble auquel nous puissions relier nos élans individuels, le seul aussi qui donne à l'obligation morale une raison objective: en dehors du catholicisme, il n'y a pas de science, il n'y a pas de groupement philosophique, qui donne une raison satisfaisante au devoir.

«Pourquoi secouer les épaules, et vouloir échapper à toute autorité?

«Je refuse, comme vous, d'être un croyant automatique; mais est-ce qu'il faut pour cela refuser tout le catholicisme? Votre noble Renan l'a exprimé: «Garder du christianisme tout ce qui peut se pratiquer sans la foi au surnaturel.»

«J'ai regretté, pendant la lecture de votre lettre, l'enrôlement de votre ami Monsieur l'abbé Joziers dans les Missions. Il vous a bien manqué. Je sais que son orthodoxie est rigoureuse, mais il aurait aperçu la crise que vous avez traversée, et son cœur lui aurait inspiré le moyen de vous tendre la main avec efficacité.

«Je vous tends aussi la mienne, très cher ami, comme une fois déjà, avec tout mon encouragement. J'espère que vous ne la repousserez pas, et dans ce souhait je termine cette lettre, en vous adressant mes sentiments de dévouement et de fidèle amitié.

«Hermann Schertz.»

«P. S.—Vous avez incomplètement lu l'Évangile, car ceci est le verset suivant, qui est capital:

—«Et personne, ayant bu du vin vieux, n'en demande aussitôt du nouveau, parce qu'il dit: Le vieux est meilleur.»

«A Monsieur l'Abbé Schertz

«Professeur de Chimie Biologique à l'institut Catholique

«Berne (Suisse)

«Cher ami

«Vous comparez mon affranchissement au geste d'un gamin révolté contre une férule gênante... S'il est vrai que, depuis mon mariage, j'ai souvent eu à souffrir d'un contact plus direct et plus fréquent avec les exigences orthodoxes, croyez bien que je n'ai pas obéi à un sentiment aussi personnel, lorsque j'ai été conduit à rejeter définitivement ce qui me restait de catholicisme.

«Vous vous leurrez, en voulant interpréter au mieux de vos convenances individuelles, une religion, qui s'est nettement formulée elle-même, et qui, sans aucune ambiguité possible, rejette et condamne d'avance toute interprétation comme la vôtre. Car l'Église, avec une intransigeance préventive dont il faut bien reconnaître la logique, a pris soin d'expulser de cette communauté où vous revendiquez une place, les demi-croyants que nous étions—et que vous êtes encore...

«L'assurance de votre lettre m'autorise à vous rappeler certains paragraphes de la constitution «Dei filius» du Concile du Vatican de 1870, qui me paraissent particulièrement significatifs et que je viens de recopier à votre intention:

«Si quelqu'un ne reçoit pas dans leur intégrité, avec toutes leurs parties, comme sacrées et canoniques, les Livres de l'Écriture, comme le Saint Concile de Trente les a énumérées, ou nie qu'ils soient divinement inspirés: qu'il soit anathème!

«Si quelqu'un dit qu'il ne peut y avoir de miracles, et par conséquent, que tous les récits de miracles, même ceux que contient l'Écriture sacrée, doivent être relégués parmi les fables ou les mythes; ou que les miracles ne peuvent jamais être connus avec certitude, et que l'origine de la religion chrétienne n'est pas valablement prouvée par eux: qu'il soit anathème!

Si quelqu'un dit qu'il peut se faire qu'on doive quelquefois, selon le progrès de la science, attribuer aux dogmes proposés par l'Église un autre sens que celui qu'a entendu et qu'entend l'Église: qu'il soit anathème!

Enfin ceci, d'une limpidité cristalline:

«Car la doctrine de la foi que Dieu a révélée n'a pas été livrée comme une invention philosophique aux perfectionnements de l'esprit humain, mais a été transmise comme un dépôt divin à l'Épouse du Christ pour être fidèlement gardée et infailliblement enseignée. Aussi doit-on toujours retenir le sens des dogmes sacrés que la Sainte Mère Église a déterminés une fois pour toutes, et ne jamais s'en écarter sous prétexte et au nom d'un intelligence supérieure à ces dogmes.

«C'est donc, cher ami, l'Église qui nous ferme ses bras.

«Pourquoi se cramponner, par je ne sais quelle tendresse sentimentale qui n'est guère payée de retour, à cette vieille nourrice qui nous a repoussés, qui tient pour criminels les efforts que nous avons faits vers elle?

«Réfléchissez encore une fois à tout cela. Tôt ou tard, j'en ai la certitude, vous en viendrez à penser comme moi. Vous vous apercevrez que vous n'avez accompli que la moitié du trajet vers la lumière, et d'un bond, vous ferez le reste.

«Je vous attends dehors, à l'air libre.


«Croyez, cher ami, à toute ma fidèle affection.

Jean Barois.»

Jean Barois

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