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I

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En 1878, à Buis-la-Dame (Oise).

La chambre de Mme Barois.

Pénombre. Derrière les rideaux, la lune strie de noir et de blanc les persiennes. Sa lueur sur le parquet, met en relief un bas de robe, une bottine d'homme qui bat silencieusement la mesure. Deux respirations; deux êtres s'immobilisant dans une même attente.

Par moments, dans la pièce voisine, le grincement d'un lit de fer; une voix d'enfant, sourde, entrecoupant des mots de rêve ou de délire. Dans l'entrebaîllement de la porte, un reflet mouvant de veilleuse.

Longue pause.

LE DOCTEUR (à voix basse).—Le bromure agit, la nuit va être plus calme.

Lourdement Mme Barois se lève et, sur la pointe des pieds, s'approche de la porte; appuyée au vantail, le masque inerte et douloureux, les paupières à demi baissées, elle regarde fixement dans la chambre éclairée.


Mme Barois: grande vieille femme, au ventre déformé, à la démarche pesante.

L'état cru de la veilleuse fouille impitoyablement son visage ravagé; la peau est jaune, distendue; des ombres soulignent la bouffissure des yeux, la chute des joues, le gonflement des lèvres, le fanon.

Une bonté rigide, un peu bornée; une douceur têtue; de la réserve.

Quelques minutes.

MADAME BAROIS (bas).—Il dort.

Elle ferme avec précaution la porte, allume une lampe et vient se rasseoir.

LE DOCTEUR (posant sa main sur celle de sa mère, et, par habitude, glissant les doigts jusqu'au pouls).—Vous aussi, Maman, ce voyage vous a épuisée.

Mme Barois secoue la tête.

MADAME BAROIS (bas).—Je sens que tu m'en veux, Philippe, d'avoir emmené Jean là-bas.

Il ne répond pas.


Le Docteur Barois: cinquante-six ans. Petit, alerte; gestes vifs et précis.

Le poil déjà gris. Un visage fin et comme aiguisé: l'arête du nez est coupante, la moustache darde deux bouts cirés, la barbe pointe; un demi-sourire, malicieux et bon, amincit les lèvres; l'œil mobile et perçant luit à feux brefs à travers le lorgnon.

MADAME BAROIS (après une pause).—Pourtant, ici, tous me l'ont conseillé... Et Jean, qui me tourmentait pour que je l'inscrive! Il avait le pressentiment, ce petit, qu'il reviendrait débarrassé de son mal. Pendant tout le voyage, il s'est fait répéter l'histoire de Bernadette...

Le docteur retire son lorgnon: regard myope, plein de tendresse. Mme Barois se tait. Leurs pensées se reconnaissent et se heurtent: tout un passé entre eux.

MADAME BAROIS (les yeux au ciel).—Oui, tu ne peux plus comprendre... Nous ne pouvons plus nous comprendre, toi et moi, mon fils et moi! Et voilà ce qu'ils ont fait de toi, à Paris, de l'enfant que tu étais...

LE DOCTEUR.—Ma pauvre Maman, ne discutons pas... Je ne vous reproche rien. Rien, sinon de m'avoir averti lorsqu'il était trop tard pour que je dise non. Jean n'était pas capable de supporter un pareil voyage, dans un train omnibus, en troisième...

MADAME BAROIS.—Est-ce que tu ne t'exagères pas son état, mon enfant? Tu l'as retrouvé ce soir, avec de la fièvre, avec du délire... Mais tu ne l'as pas vu tout cet hiver...

LE DOCTEUR (soucieux).—Non je ne l'ai pas vu, tout cet hiver.

MADAME BAROIS (enhardie).—Depuis cette bronchite, il n'a jamais repris sa mine, c'est certain... Il se plaignait d'un point, là... Mais enfin, il n'avait pas l'air d'un enfant malade, je t'assure... Souvent le soir, il était gai, trop gai même...

Le docteur remet soigneusement son lorgnon et se penche vers sa mère; il saisit sa main.

LE DOCTEUR.—Trop gai, le soir... Oui... (Secouant la tête.) Vous oubliez trop vite le passé, Maman.

MADAME BAROIS (têtue).—Là-dessus, mon enfant, tu sais ce que je pense. Jamais je n'ai voulu croire que ta chère femme ait été ... ce que tu crois. C'est Paris qui te l'a tuée: comme tant d'autres!

Le docteur baisse la tête. Il écoute à peine. A la lueur de la lampe, il vient d'apercevoir cette main qu'il caressait machinalement: lourde main, usée et molle, tachée de rouille, aux doigts déformés. Il touche, avec un recul subit à sa petite enfance, cette alliance amincie, prête à rompre, que la jointure enflée tiendra prisonnière maintenant, jusqu'à la fin... Et spontanément, pour la première fois de sa vie peut-être, avec la tentation lâche de pleurer, de fuir, d'échapper à l'impitoyable, il porte à ses lèvres cette vieille main méconnaissable, qu'il ne confondrait pourtant avec aucune autre.

Mme Barois, gênée, retire sa main.

MADAME BAROIS (avec âpreté).—Et d'abord, Jean est de notre côté, tout à fait... C'est ton portrait, voyons! Tout le monde le dit! Cet enfant-là n'a rien de sa mère...

Pause.

LE DOCTEUR (à lui-même, sombre).—J'ai été tellement occupé, tout cet hiver... (Il s'aperçoit qu'il n'a pas répondu à sa mère. Il se tourne affectueusement.) C'est dur, le métier, dans ces cas-là, Maman... Un fils malade, à quelques heures de Paris, et se laisser prendre son temps, tout son temps, heure par heure, pour d'autres... Chaque fois qu'on inscrit un rendez-vous nouveau, penser à cette feuille d'agenda qu'on ne peut garder blanche... Ah! si je pouvais quitter tout, m'installer là, près de lui, près de vous deux!... (Tranchant.) Mais je ne peux pas. C'est impossible.

Il soulève son pince-nez, l'essuie, réfléchit quelques instants, puis le replace avec décision. La parole devient brève, affirmative,—professionnelle.

LE DOCTEUR.—Il va falloir redoubler de surveillance, nuit et jour, combattre pied à pied le mal...

Mme Barois laisse échapper un geste d'incrédulité.

Le docteur s'arrête net, enveloppe sa mère d'un coup d'œil rapide. Une seconde de désarroi: ainsi, lorsqu'au cours d'une opération il doit brusquement renverser son plan. Puis l'œil s'aiguise, se fixe; une résolution nouvelle.

Long silence.

Jean Barois

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