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VII

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Pour la septième fois s'arrêta le navire. Dans cette île où nous descendîmes pleins d'espoir et dont nous ne partîmes, longtemps après, que le cœur navré d'une horreur grandiose, pour beaucoup finit le voyage. Nous qui l'avons continué, laissant derrière nous tant de compagnons morts et d'espérances, nous n'avons plus jamais retrouvé les lumières splendides qui nous éveillaient jusqu'alors. Mais, errant sous un ciel morose, nous regrettions la ville, si belle malgré toutes ses voluptés, la ville royale, les palais d'Haïatalnefus aux terrasses qui nous faisaient craindre, lorsque nous nous y promenions, tant elles étaient belles, qu'elles fussent peu sûres. – Terrasses ! Miséricordieuses terrasses des Bactrianes, aux soleils levants ! jardins suspendus, jardins d'où l'on voit la mer ! palais que nous ne verrons plus, et que nous souhaitons encore ! – comme nous vous eussions aimés si ce n'eût été dans cette île !

Les vents étaient complètement tombés. Mais craintifs, à cause d'une certaine splendeur qui faisait vibrer l'air des côtes, quatre seulement descendirent d'abord. De l'Orion nous les vîmes monter sur un tertre couvert d'oliviers, puis revenir. L'île était large et belle, dirent-ils ; de ce tertre on apercevait des plateaux, de hautes montagnes fumantes, et, vers la côte qui se recourbait, les dernières maisons d'une ville. Comme rien de ce qu'ils avaient vu ne justifiait nos premières craintes, tous, et les marins de l'équipage, nous avons quitté le navire et nous sommes acheminés vers la ville.

Les premiers habitants rencontrés puisaient de l'eau près d'une fontaine ; ils vinrent à nous dès qu'ils nous aperçurent. Ils étaient vêtus d'une robe très somptueuse, pesante et tombant à plis droits ; une coiffure en forme de diadème leur donnait l'air sacerdotal. Ils offrirent leurs lèvres pour des baisers et leurs yeux souriaient de vicieuses promesses. Mais à l'horreur de nos refus, nous voyant étrangers, ignorants des coutumes de l'île, ces femmes, que nous n'avions d'abord pas reconnues, entrouvrant leur manteau pourpré, montrèrent leur sein peint de rose. Comme nous les repoussions encore, elles s'étonnèrent ; puis, nous ayant pris par la main, nous conduisirent vers la ville.

Dans les rues ne rôdaient que des créatures admirables. Dès leur enfance, celles qui n'étaient pas parfaitement belles s'exilaient, sentant sur elles une réprobation peser. Pourtant de très horribles ou très étranges demeuraient, choyées même, et servaient à des voluptés anormales. Mais nous ne vîmes aucun homme ; c'étaient des garçons seulement, aux visages de femme, et des femmes aux faces de garçon ; ceux-ci, sentant venir les inquiétudes nouvelles, fuyaient vers les plateaux de l'île que seuls les hommes habitaient. Depuis la mort de Camaralzaman, ils avaient tous quitté la ville. Et toutes ces femmes délaissées, s'affolant au désir des mâles, parfois sortaient dans la campagne, comme celles que nous avions rencontrées ; pensant que peut-être quelque homme descendu des plateaux viendrait, pour le séduire elles se déguisaient. Nous n'apprîmes pas cela d'abord, mais seulement après que, nous ayant conduits dans le palais, la reine vint nous dire qu'elle nous retenait prisonniers.

Captivité délicieuse, plus perfide que les dures geôles. Ces femmes voulaient nos caresses, et nous gardaient pour leurs baisers.

Du premier jour, les matelots furent perdus ; puis, un à un, tombèrent les autres ; mais nous sommes demeurés douze qui n'avons pas voulu céder.

La reine devint amoureuse de nous ; elle nous fit baigner dans des piscines tièdes et nous parfuma de mirbane ; elle nous revêtit de manteaux splendides ; mais nous dérobant aux caresses, nous ne songions qu'au départ. Elle pensa nous vaincre d'ennui, et les longues journées s'écoulèrent. Nous attendions ; mais sur l'Océan monotone ne se promenait aucun souffle ; l'air était bleu comme la mer ; et nous ne savions pas ce qu'était devenu le navire.

De midi jusqu'au soir nous restions à dormir dans de petites chambres ; une porte vitrée s'ouvrait sur un large escalier qui descendait jusqu'à la mer. Quand le soir venait jeter des rayons sur les vitres, nous sortions. L'air alors était plus tranquille ; il montait de la mer comme une fraîcheur parfumée ; à la respirer, nous restions quelque temps, ravis, avant de descendre ; à cette heure du soir le soleil tombait dans la mer ; d'obliques rayons sur les marches de marbre les pénétraient de transparences scarlatines. Lentement, tous les douze, alors, majestueux et symétriques, graves à cause de notre somptueuse parure, nous descendions vers le soleil, jusqu'à la dernière marche où la vague brisée mouillait d'écume notre robe.

D'autres heures ou d'autres journées nous restions assis, tous les douze, sur un trône élevé, chacun comme des rois, devant la mer, à regarder monter et redescendre les marées ; nous attendions si quelque voile peut-être ne paraîtrait pas sur les vagues, ou dans le ciel quelque nuée que gonflerait un vent propice. Par noblesse, nous ne faisions pas un geste et demeurions silencieux ; mais quand, le soir, notre espérance retombée s'en allait avec la lumière, alors un grand sanglot gonflait nos poitrines, comme un chant de désespoir. Et la reine accourait, pour s'amuser de nos détresses, pour savoir ; mais elle nous retrouvait immobiles, les yeux secs, fixés vers où le soleil avait fui. Elle voyait bien que nous pensions au navire, et nous n'osions lui demander ce qu'il était devenu.

Comme nous ne cédions toujours pas, mais que chaque jour elle nous sentait plus austères, la reine voulut nous distraire, pensant que dans les jeux et les fêtes nous oublierions notre voyage et nos destinées. Elles nous paraissaient très sérieuses et précises ; notre orgueil s'exaltait à cette résistance, et, sous la splendeur des manteaux, nous sentions grandir en nos cœurs un désir excédant d'actions glorieuses.

De fastueux jardins aux terrasses étagées descendaient du palais à la mer. L'eau marine entrait dans des canaux de marbre, et les arbres au-dessus se penchaient ; les lianes puissantes d'un bord à l'autre suspendues formaient des ponts tremblants, des balançoires. À l'entrée des canaux elles flottaient en un réseau si tenace qu'il résistait aux lames les plus hautes ; l'eau des canaux plus loin était à jamais calme. On s'y promenait dans des barques ; on y voyait des poissons nager dans une ombre mystérieuse ; mais nous n'osions nous y baigner, à cause des limules piquantes et des cruelles langoustes.

Sur la côte, presque sous la ville, s'ouvrait une grotte où nous mena la reine. La barque y pénétrait par une très étroite ouverture et qu'on ne voyait plus dès qu'on était entré ; le jour qui passait sous les roches, à travers l'eau bleue, prenait la couleur de la vague, et leur mobilité, sur les parois reflétée, y remuait de pâles flammes. La barque circulait entre deux colonnades basaltiques ; l'air et l'eau diaphane se mêlaient ; on ne distinguait plus l'un de l'autre ; on se perdait dans une lumière azurée. On voyait des colonnes descendre, et du sable, des algues et des roches du fond semblait venir la clarté indécise. L'ombre de la barque au-dessus de nos têtes flottait doucement. Dans les profondeurs de la grotte, du sable faisait plage, où de petites vagues clapotaient. Nous aurions bien aimé nager dans cette océanique féerie, mais nous n'osâmes pas nous baigner de peur des crabes et des chatouilles.

La reine ainsi nous promena ; nous ne cédions pas ; mais la vue de ces merveilles qu'elle aurait voulu séductrices ne laissait pas de nous emplir de lyrisme. La nuit, en barque, sur la mer, regardant les astres et des constellations à celles de nos cieux non pareilles, nous chantions : « Reine ! reine des îles chimériques, reine aux colliers de corail, vos que nous eussions aimée si vous fussiez venue à l'aube, reine de tous nos désespoirs, belle Haïatalnefus, ah ! laissez-nous partir ! » Elle disait alors : « Pourquoi faire ? » et nous ne savions que répondre. Elle disait : « Restez avec nous ; je suis amoureuse. Une nuit, savez-vous, vous dormiez dans vos chambres ; sans bruit je vins vous baiser sur les yeux, et votre âme a été rafraîchie du baiser que je vous ai donné sur les paupières. Restez ; les vents sont tombés, et vous n'avez plus de navire. Qu'allez-vous donc chercher ailleurs ? » Et nous ne savions que lui dire, car elle ne pouvait comprendre que tout cela ne remplît pas nos grandes âmes. Nous pleurions d'inquiétude : « Madame, ah ! que vous dirais-je ? les noblesses et les grandes beautés toujours nous arrachèrent des larmes. Si belle que vous soyez, Madame, vous n'êtes pas si belle que nos vies ; et nos vaillances, dans l'avenir, luisent devant nous comme des étoiles. » Puis, exalté par la nuit et par l'aisance de mes paroles, je déclamai, croyant voir dans le passé un reflet de nos futures vaillances : « Ah ! ah, si vous saviez, Madame ! nos jeunesses, les ambassades, les cavalcades d'autrefois ; les grandes chasses dans la forêt, les délivrances glorieuses et le retour, le soir, par le même sentier, dans la poussière, et cette joie d'avoir accompli nos journées ! Et les fatigues, ah ! Madame, et l'air triste que nous avions ! Comme nos vies sont sérieuses ! Et nos courses sur la montagne, quand, à l'heure où le soleil tombait et que dans la vallée montait l'ombre, parfois nous nous sentions si près de saisir nos chimères, que notre cœur en avait des tressaillements d'allégresse !... »

La reine me regardait toujours et ses yeux souriaient un peu, me disant :

« Est-ce vrai ? »

Mais moi j'étais si convaincu, que je lui dis :

« Oh ! oui Madame. »

Puis comme la lune passait je m'écriai :

« Si je suis si triste pour elle, c'est à cause de sa pâleur. »

La reine alors :

« Qu'est-ce que cela vous fait ? » me dit-elle. Et cela me parut soudain tellement égal que je fus bien forcé d'en convenir.

Et les jours s'en allaient ainsi ; en promenades ou en fêtes.

La reine, de la barque, un soir, avait laissé, par jeu, une de ses bagues tomber de ses doigts dans la mer profonde. C'était une bague sans prix, mais qui lui venait, comme toutes ses bagues de reine, de Camaralzaman, son époux. Elle était ancienne et portait, sur des fils d'or pâle tressés, en chaton, une aventurine. On la voyait encore, quand des herbes se déplaçaient, sur le sable bleu où, pensives et perdues, des anémones roses luisaient. Ayant revêtu des scaphandres, Clarion, Agloval et Morgain descendirent ; moi, je ne les suivis pas, – non par ennui, mais par trop grand désir au contraire, tant m'avait toujours attiré le fond mystérieux des ondes. Ils restèrent longtemps sous l'eau ; dès qu'ils furent remontés, je les questionnai instamment, mais de grands sommeils les saisirent, et lorsqu'ils s'en furent réveillés ils semblaient ne plus se souvenir de rien, ou ne pas vouloir me répondre :

« Trop d'obscurité m'enveloppait, dit Agloval, pour qu'il me fût possible de rien voir.

– Une torpeur engourdissante, dit Clarion, d'abord assoupit mes pensées, et je ne songeais plus à rien qu'au clair sommeil qu'on dormirait dans cette eau fraîche, couché sur les molles algues. »

Morgain restait silencieux et triste, et comme je le suppliais de raconter ce qu'il avait vu, il répondit que, lorsqu'il le voudrait, il ne savait pas les mots pour le dire.

Puis vinrent de nouvelles fêtes, des illuminations et des danses ; ainsi de nouveaux jours passèrent, et nous nous désolions à sentir nos belles vies s'écouler dans des occupations médiocres.

Nous songions au navire, et en nous grandissait un projet de fuite. En face du palais s'étendait la plaine, et le rivage découvert se recourbait en golfe ; on voyait bien sur la mer immense que l'Orion n'était pas là. Mais de l'autre côté du palais devaient s'ouvrir d'autres plages ; là devait être l'Orion. Les hauts murs des dernières terrasses s'avançaient dans la mer comme pour en interdire l'approche ; des allées secrètes devaient y mener, mais seule la reine en savait l'entrée. Par une nuit de mer si basse qu'elle quitta le pied des murs, Ydier, Hélain, Nathanaël et moi nous partîmes furtivement à la recherche du navire.

C'était encore le crépuscule, mais on n'entendait plus de bruits. Après avoir doublé les terrasses, nous nous trouvâmes derrière la ville ; de longues murailles s'étendaient, et devant elles un peu de sable où des égouts jetaient d'intolérables puanteurs. Nous nous hâtions à cause de la mer et de la nuit montantes, mais pensant pouvoir peut-être revenir par une autre route, si la marée couvrait celle-ci. Après les murs, ce furent des falaises basses d'argile ; l'espace qui les séparait de l'eau devenait toujours plus étroit, et les vagues enfin mouillèrent le pied des falaises. Nous nous sommes arrêtés, incertains, pour savoir ce que faisait la mer. Mais le flot ne montait pas encore ; marchant sur les roches émergées, nous avons repris notre route. Un promontoire s'avançait ; nous pensions plus loin voir la plage. Nos pieds glissaient sur les herbes molles ; l'eau qu'on ne distinguait presque pas, grise et pleine de crépuscule, clapotait faiblement entre les roches ; une inquiétude nous prenait, tant cette eau semblait indécise... Et soudain la falaise a cessé ; notre cœur s'est empli de crainte, car nous sentions que c'était là. La nuit maintenant était close. Sans bruit, encore quelques pas, et penchés contre l'extrême roche, alors, nous avons regardé.

La lune se levait sur une immense grève ; les sables azurés se mouvaient, ondulaient comme des flots. Sur l'eau flottait toute une escadre, formidable, vaporeuse, inconnue ; et nous n'osions plus avancer. Des formes mystérieuses passèrent ; tout cela nous parut si pâle, si peu sûr, que nous nous sommes enfuis, saisis d'une épouvante misérable, éclairés, affolés par la lune qui se levait par-dessus la falaise et, devant nous, sur les roches, sur l'eau, jetait nos ombres démesurées.

Notre délivrance vint d'une plus tragique manière. Déjà naissait, grandissait dans la ville, mais doucement d'abord, la peste horrible et lamentable qui laissa toute l'île, après, morne et comme un immense désert. Déjà les fêtes étaient troublées.

... Le matin, ces boissons fraîches que nous buvions sur les terrasses, les fruits, les verres d'eau froide après les marches au soleil ; et le soir, las de la fièvre de tout le jour, dans les jardins parfumés qui descendaient jusqu'à la mer, les glaces au cédrat sous les arbres, tout cela, – les bains trop tièdes encore et les rêveries près des robes insidieuses des femmes, – nous eût bientôt donné cette langueur qui précédait la maladie, si la crainte de trop de souffrances ne nous eût prévenus contre tant de plaisirs. Donc nous résistions aux sourires, aux appels qu'on entendait le soir, à ce désir des fruits qui désaltèrent, aux ombres des jardins, aux musiques ; même nous ne chantions plus, de peur de défaillir ; mais nous descendions au matin vers la mer, avant le lever du soleil, et, trempant nos membres nus dans l'eau saine, nous buvions avec l'air marin la vigueur et le réconfort.

Des égouts cachés, des lavoirs, montait au soir l'exhalaison pestilentielle, à cause des vases qu'y laissait la vaste incurie de la ville ; et ces vapeurs paludéennes promenaient des germes de mort. Les marins et les femmes en sentirent leur chair troublée ; c'était une naissante inquiétude ; ils se lavaient la bouche avec des baumes et l'odeur fade des aromates se mêlait aux chaudes haleines.

Ce soir, les danses et les musiques même étaient retombées trop lasses. Jamais les vents n'avaient soufflé plus tièdes ; les flots chantaient et toutes les âmes étaient folles de leur corps. Les corps étaient beaux comme des marbres ; ils luisaient dans l'ombre ; ils se cherchaient pour des étreintes, mais leur splendeur n'en était pas calmée ; leur fièvre en était attisée ; ils unissaient leurs deux brûlures. Leurs baisers étaient des morsures ; où leurs mains touchaient, ils saignaient.

Jusqu'au matin, ils usèrent leur fièvre dans de fausses étreintes, puis le matin les lava dans un bain d'aurore : alors ils allèrent vers les fontaines blanchir leur tunique empestée. Là, de nouvelles fêtes commencèrent ; comme ils étaient légers, ils riaient de fatigue, et les éclats de gaieté vibraient dans leur tête sonore. L'eau du lavoir s'était salie. Avec de grandes perches ils agitaient au fond la vase ; des nuages de boue s'élevaient ; des bulles montaient crever ; eux, penchés au-dessus des margelles, respiraient ces odeurs de marais sans horreur ; ils riaient, parce qu'ils étaient déjà malades. Ils revêtirent leurs tuniques mouillées, et, transis, se réjouissaient à l'illusion de sentir leurs chairs raffermies. Mais le soir leur fièvre changea de nature ; ils cessèrent de rire ; ils furent accablés de langueur et, couchés sur l'herbe des pelouses, chacun ne songea plus qu'à soi-même...

Des fleurs étaient dans l'île, dont les corolles froissées distillaient l'odeur comme d'une menthe glaciale. La plante poussait dans les sables ; ils en cueillirent des tiges fleuries, et les pétales qu'ils mâchaient le long du jour, posés sur leurs chaudes paupières, humectaient leurs yeux secs d'une fraîcheur délicieuse. Cette fraîcheur glissait sur les joues, puis, pénétrant jusqu'au cerveau, l'emplissait de rêves torpides. Ils sommeillaient comme des fakirs. Sitôt qu'ils se reposaient de mâcher, le frais qu'ils en avaient tiré se muait en brûlure, comme il advient d'épices ou d'herbes bénéolentes à la saveur poivrée. Altérés, ils buvaient dans des gobelets de métal une eau teintée de l'aigre jus des groseilles. Ils ne s'arrêtaient de mâcher que pour boire.

Quand leur manteau découvrait leur poitrine, on voyait sous le bras, près du sein, une tache mauve et meurtrie où germinait la maladie ; parfois tout leur corps se couvrait de sueurs violettes. Nous, silencieux tous les douze, et trop graves même pour pleurer, nous regardions nos compagnons mourir.

Ah ! ce qui fut terrible, ce fut l'arrivée des hommes ; ils descendaient de tous les plateaux ; ils espéraient trouver des femmes encore vaillantes et profiter de leurs désirs pour leur donner la maladie. Ils arrivaient courants, hideux, livides ; mais quand ils virent les femmes si pâles et qu'ils comprirent, pris d'une épouvante désespérée, ils jetèrent des cris dans la ville. Certaines les voulaient encore ; et l'assurance de la mort leur redonnant comme une sinistre vaillance, ils s'embrassèrent furieusement, ils sucèrent toute la joie qu'ils purent avec une soif, une rage, une espèce de frénésie, pour nous vraiment terrifiante ; il semblait qu'ils voulussent ainsi supprimer le temps de la honte. Et d'autres femmes sanglotaient parce qu'ils étaient venus trop tard.

Un léger vent commença de s'élever et, rabattant vers la ville la fumée lourde des volcans, jeta sur eux des cendres grises. Épuisés, ils s'étaient dépris pour vomir. Maintenant ils roulaient pêlemêle sur l'herbe, et leurs entrailles faisaient d'horribles efforts pour sortir. Ils moururent ainsi, sans posture, tordus, affreux, déjà décomposés ; et le silence entra dans la ville.

Des nuages alors se levèrent ; une pluie froide vers le matin acheva de glacer leur âme, et les couvrit d'un linceul de boue que l'eau faisait avec la cendre.

Et nous avons pensé aux grandes voiles, au départ ; mais après l'avoir si longtemps souhaité dans une attente si monotone, maintenant que plus rien n'empêchait, nous nous sommes sentis si las, si troublés, si sérieux de la gravité de nos tâches, si fatigués de tout cela, que nous sommes restés, avant de quitter la grande île, encore douze jours, assis sur la plage, sans une parole, pensifs devant la mer, sentant nos volontés incertaines et trop immenses.

Et ce qui nous a fait partir, c'est plutôt l'odeur insupportable des cadavres.

Oeuvres complètes de André Gide: Romans

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