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LA MER DES SARGASSES

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Mer des Sargasses ; aube en larmes, et clartés tristes sur l'eau grise. Certes, si j'avais pu choisir, je n'aurais pas ramé vers ces parages. L'ennui ! pourquoi le dire ! Qui ne l'a pas connu ne le comprendra pas ; qui l'a connu demande à s'en distraire. L'ennui ! c'est donc vous, mornes études de notre âme, quand autour de nous les splendeurs, les rayons défendus se retirent. Les rayons sont partis, les tentations nous abandonnent ; rien ne nous occupe plus, hors nous-mêmes, dans les aurores désenchantées.

Sur les soleils décolorés tombent les cendres du crépuscule, et les petites pluies de l'ennui sur les grands souffles du désir.

Psychologie ! psychologie ! science de toute sa vanité, que l'âme à jamais te résigne ! Fruits de cendre où nous eussions mordu ; désirs où se fussent flétries nos gencives ; ô tentations déplorées, que nous redoutions autrefois ; désirs ! au moins à résister nos âmes s'occupaient-elles encore ; nous n'avons pas cédé ; nous souhaitions que les désirs s'en aillent, et quand ils sont partis, maintenant comme l'ennui s'étend sans fin sur la mer grise !

Sur la mer épaissie les fucus gélatineux se dévident. Les longues algues infinies, flottaisons, ligne vers l'horizon enfuie, à peine sinueuse, que, dès l'aube aperçue, nous prîmes d'abord pour un immense reptile ; elles n'étaient pas même cela ; rien au loin que les longues algues dociles.

Nous avons regardé la boussole, et notre foi diminuée laissait croître notre triste science. En relevant l'indication des latitudes, nous vîmes que nous étions arrivés à ce point de la mer, oléagineuse vraiment, que les marins appellent Pot-au-Noir, à cause de sa tranquillité.

La mer par places s'est prise de varechs, et bientôt nous avons navigué entre deux traînées de sargasses ; d'abord distantes et lâches, elles se sont coagulées ; elles se sont peu à peu resserrées, et dans l'étroit chenal que l'eau libre faisait entre elles, peu à peu diminué, l'Orion devenait felouque. On ne distinguait plus bientôt les longues branches des fucacées, mais un fouillis touffu de feuilles molles, une gelée végétale, une matière encore mais à peine mobile et qui bientôt, comme gonflée, s'est soulevée un peu hors de l'eau moins profonde en basses berges vaseuses. Le chenal ondulait entre leurs courbes.

Le troisième jour parurent les premières plantes fluviatiles ; la felouque remontait lentement un faible courant de rivière.

Le quatrième jour, sur les berges, des hérons couleur de fumée cherchèrent des vers dans la vase ; derrière eux s'étendait une pelouse nivelée. La nuit, sous les nuages reflétés, pâles d'un reste de jour, et à cause de toute l'ombre où les rives étaient cachées, la rivière semblait couler droite, et les rames de la felouque, aux tournants, se prenaient dans les joncs du bord.

Le septième jour nous rencontrâmes ma chère Ellis qui nous attendait sur la pelouse assise sous un pommier. Elle était là depuis quatorze jours, par la route de terre plus vite que nous arrivée : elle avait une robe à pois, une ombrelle couleur cerise ; auprès d'elle une petite valise avec des objets de toilette et quelques livres ; un châle écossais sur le bras ; elle mangeait une salade d'escarole en lisant les Prolégomènes à toute métaphysique future. On la fit monter dans la barque.

Le revoir fut assez morne, et comme nous avions cette habitude de ne nous parler que de ce que nous savions ensemble, à cause des routes différentes suivies nous ne trouvions rien à dire, et nous restâmes trois jours à regarder les berges en silence ; puis les nouvelles campagnes traversées nous redevinrent une occasion de paroles.

Le ciel était pâle, les campagnes décolorées. Sur les berges de vase glauque aux herbes vertes et cendrées, des cigognes placides étaient revenues de voyage. Ellis trouvait leurs pattes exagérées ; ainsi je constatai la fâcheuse incompréhension de son âme ; mais de son ombrelle couleur cerise dans le paysage éploré je ne lui dis pourtant rien, réservant la question des inadéquats pour des causeries ultérieures.

Les rives ternes, vert-de-grisées, si pareilles incessamment, entre lesquelles nous ramions encore, si planes, si calmes, si closes, ne montraient rien en elles qui motivât ici plutôt que là l'arrêt de notre monotone équipée. La barque sur le fleuve tranquille, entre les berges établies, en était l'unique épisode, et comme elle circulait avec nous, nous restions, ne sachant pas, si nous l'avions quittée, où descendre. Et quand un soir nous sommes pourtant descendus, vers une rive indifférente, c'est plutôt à cause de l'heure, du crépuscule qui tombait.

Un brouillard en lambeaux traînait sur l'eau morne et se prenait aux joncs du bord. Nous décidâmes de passer la nuit sur la pelouse ; Ellis devait garder la barque ; elle s'enveloppa de son châle à cause de l'humidité, mit la valise sous sa tête, et parmi les roseaux froissés s'assoupit, la barque amarrée.

Après une nuit sans rêves vint un réveil sans allégresse ; aucune aurore ne colora le ciel que blanchit, au matin seulement, une aube grelottante et navrée. C'était une clarté si noyée que nous attendions encore l'aube, quand le soleil déjà levé transparut derrière un nuage. Nous rejoignîmes Ellis ; assise dans la felouque, elle lisait la Théodicée. Irrité je lui pris le livre ; les autres se taisaient ; il y eut un moment de perplexité extrêmement pénible ; puis comme aucun devoir précis n'unissait plus nos destinées, dans l'incertitude des routes, nos volontés s'éparpillèrent, et, chacun de notre côté, nous nous aventurâmes vers les terres.

Je n'eus pas le cœur d'aller loin ; rien que vers un petit bois de hêtres : encore ne l'atteignis-je même pas, mais dès le premier buisson venu, me laissant choir à son ombre ; aucun des autres ne me voyant plus, comme je n'avais plus de forces et que je sentais le passé revenir, la tête dans les mains je pleurai misérablement.

Sur la prairie semée de pimprenelles le soir tomba ; alors je fis une petite prière, puis m'étant levé je regagnai la barque délaissée.

Ellis dans la barque lisait le Traité de la Contingence ; exaspéré, j'arrachai de ses mains le livre et, l'ayant jeté dans le fleuve :

« Ne sais-tu pas, m'écriai-je, Ellis malheureuse, que le livre est la tentation ? Et nous sommes partis pour des actions glorieuses...

– Glorieuses ? fit Ellis en regardant la morne plaine.

– Oh ! je sais qu'il n'y paraît pas ; je sais tout ce que tu peux dire ; tais-toi ! tais-toi ! » sinon j'aurais pleuré encore ; et pour lui cacher mon visage je regardais fixement l'eau du fleuve.

Les compagnons revinrent un à un, et quand tous dans la barque nous fûmes de nouveau rassemblés, nous sentîmes si bien chacun le désespoir de tous les autres, que nous n'osions pas demander si tel non plus n'avait rien vu ; mais chacun, par décence, déguisant d'une vaine phrase l'inanité de sa vision :

« J'ai vu, j'ai vu, dit Aguisel, des bouleaux nains en enfilade sur un tumulus ardoisé.

– Moi, dit Éric, dans une plaine de sable, des sauterelles broutant l'herbe amère.

– Et vous, Urien ? dit Axel.

– Un champ semé de pimprenelles.

– Morgain ?

– Des forêts de pins bleus sur le bord d'une mer.

– Ydier ?

– Des carrières abandonnées... »

Et comme cet interrogatoire n'était plus d'aucun intérêt, la nuit étant close, nous dormîmes.

Le lendemain je m'éveillai tard ; tous les autres déjà levés, je les vis assis sur la rive. Tous lisaient. C'étaient des brochures morales qu'Ellis avait distribuées. Je saisis la petite valise : on y trouvait trois agendas ; la Vie de Franklin ; une petite flore des climats tempérés, et le Devoir présent de M. Desjardins. Tout en fouillant dans la valise, je préparais une apostrophe ; quand tout fut prêt, je jetai la valise. Elle fonça dans la rivière. Deux grosses larmes coulaient sur les joues d'Ellis. Ce ne fut pas que je fusse touché, mais au sentiment de notre commune misère soudain tomba mon irritation, et ce furent au lieu de blâmes des plaintes :

« Ah ! certes, m'écriai-je, nous voici très malheureux. Notre voyage est vraiment bien mal composé. Que signifie notre plaine si morne à ce moment de notre histoire ? ou que signifions-nous dans la plaine ? Si le soupçon nous vient ici de quelque chose d'inutile, nos âmes aussitôt désolées vont laisser leur vertu se répandre. Seigneur ! pour quelque chose d'inutile, nous n'aurons plus foi ni courage. Maintenant nous allons défaillir, – ou faudra-t-il tomber dans la piété dévotieuse ? Nous avons vécu par orgueil, et nos noblesses s'exaspéraient à l'âpreté de nos victoires. Notre vertu, Seigneur, est toute faite de résistance ; mais autour de nous maintenant tout cède, tout se désagrège, et nous ne sentons plus nos courages. Voici que le tranquille passé en nous comme un regret monte. Nuit majestueuse et profonde où notre extase s'est éperdue ; textes de vérité, souvent où frissonnait une flamme métaphysique ; algèbres et théodicées, études ! nous vous avions quittées pour autre chose, ah ! pour autre chose vraiment. On se met en route un matin, parce qu'on a trouvé dans l'étude qu'il faut manifester son essence ; on s'en va chercher par le monde des actions révélatrices, – et qui dira quelle ténébreuse vallée joint au monde où l'on vit notre chambre haute où l'on rêve, – vallée si âpre et si mystérieuse que je pensais que j'allais y mourir, si ténébreuse que mes yeux, lorsque je parvins devant la grande mer souhaitée, prirent les flots pour des lumières. Depuis nous avons vu des plages, des végétations insensées, des jardins traversés d'eaux tièdes, des palais, des terrasses dominatrices dont le souvenir fait notre désespoir ; nous avons vu tous les sourires, tous les appels, et nous n'avons pas répondu ; et la reine fallacieuse Haïatalnefus, parfumée, n'a pas vaincu nos énergies. Nous nous gardions pour autre chose. Par une progression calculée, et dirai-je bien : esthétique, nos courages avec nos désirs s'étaient accrus par l'aliment que leur faisaient nos résistances ; et nous attendions, pour finir, une suprême péripétie. Puis voici que notre vaisseau s'en va s'enliser dans la vase. Ah ! vraiment notre histoire est mal, est bien mal, bien mal composée. Qu'est-ce qui peut venir ensuite ? tout nous devient indifférent, tant cet ennui sur l'avenir se prolonge ; nos grandes âmes vont succomber au désintéressement à leur tâche. Qu'il advienne n'importe quoi, ce sera toujours sans importance. Les enchaînements logiques sont rompus ; nous avons quitté les sentiers salutaires. Souvenons-nous des îles détachées ; elles flottaient désemparées sans plus d'attache avec le monde. C'est ce qui peut arriver de plus triste. Sur l'inutile on ne peut pas recommencer le nécessaire. Nous sommes perdus tout à fait. Nous sommes encore bien plus malheureux que ne vous le font sentir mes trop imparfaites paroles ; encore bien plus que nous ne le sentons, car l'apathie d'alentour commence à engourdir nos âmes. J'ai parlé beaucoup trop longtemps. À des choses inordonnées il faut des phrases incohérentes ; je terminerai par quelques allitérations – et laissant retomber ma voix soudain jusqu'à n'être plus qu'un murmure, je chuchotai pour la cadence :

... Chantera

la sauterelle

des sables. »

Tous assis sur la rive avaient écouté jusqu'au bout ; mais cette péroraison leur parut incongrue et un rire non dissimulé les secoua ; c'était ce que je souhaitais pour réveiller notre torpeur. Ellis n'avait rien compris ; je m'en aperçus à l'irritation qui soudain me prit contre elle ; mais je n'en laissai rien voir. Elle ouvrait de grands yeux interrogateurs ; elle attendait que je continuasse.

« J'ai fini, chère Ellis, lui dis-je ; marchons un peu. Vous êtes douce et délicieuse aujourd'hui. L'air des pelouses vous remettra. »

Je croirais fastidieux de raconter la promenade ; je parlerais bien d'une grotte dans laquelle nous pénétrâmes, mais une eau stagnante qui la remplissait en partie ne nous permit pas de nous aventurer très loin ; on voyait pourtant de hautes voûtes enténébrées, des galeries qu'on supposait fuir vers des profondeurs ; par places où les parois, moins verticales, plafonnaient, on voyait, comme des fruits de ces cavernes, prendre les chauves-souris léthargiques. J'en cueillis une pour Ellis, qui n'en avait pas encore vu. Ce que cette grotte eut de meilleur, ce fut, après ces pesantes ténèbres, de nous faire trouver le jour dehors un peu moins triste. Ce fut dans cette grotte qu'Ellis prit les fièvres paludéennes et que me vinrent les premiers doutes affreux sur son identité.

Tandis que les autres rentraient en barque, Ydier, Nathanaël et moi, ayant repris quelque désir de vivre, nous partîmes au soir vers les landes. Alors nous advint cette étrange aventure dont le mystère encore nous tourmente, car elle fut unique dans ce voyage et ne se rattachait à rien d'autre.

La nuit était tombée ; le vent glissait sur les joncs de la lande ; des feux flottaient sur les tourbières, et par crainte des fondrières nous ne marchions que lentement. Un tintement dans le silence nous fit nous arrêter, surpris. Comme une forme vaporeuse, une blanche femme naissait, se balançait aérienne, s'élevait au-dessus du marais ; elle agitait une clochette comme un calice dans sa main. Notre geste d'abord fut de fuir ; puis rassurés un peu à cause de sa délicatesse, nous l'eussions peut-être implorée, mais voici qu'elle n'était déjà plus qu'une vapeur défaite, soit plus haute ou soit très lointaine, et la petite sonnerie qu'elle faisait s'en allait se perdre avec elle ; mais elle persista toujours, et nous commencions à croire à quelque illusion de fatigue, lorsque marchant de ce côté nous l'entendîmes plus proche, de nouveau précise, rasant la terre, incertaine parfois, promenée, puis hésitante, puis plaintive, un appel, et penchés dans l'ombre pour voir, nous avons trouvé une pauvre brebis perdue sur la lande, perplexe, la laine humide des ténèbres. Elle portait au cou la clochette. Nous recueillîmes la brebis égarée, et lui défîmes sa clochette. – Mais un nouveau bruit s'entendit, et de nouveau se souleva des vases, comme une étoffe mortuaire, une femme lente et voilée ; le voile gris traînait sur la jonchaie, comme s'accroche aux joncs de la brouée. La tige de lys inclinée penchait le calice vers terre ; les sons tombaient comme des graines. Et, comme elle fuyait, je la vis, baissée vers un repli de l'ombre, au cou d'une brebis venue, suspendre son lys en clochette. Nous recueillîmes la brebis sur la plaine. – Une troisième forme parut ; le suaire couvrait son visage ; derrière elle flottait sa traîne, comme une étoffe déchirée, parmi les feuilles des roseaux. Et je l'ai vue mettre le lys, tandis qu'elle se défaisait, laisser à la brebis désolée la clochette à la laine attachée avec sa main qui s'évapore. – Ainsi douze femmes sont venues ; nous avons recueilli les brebis après elles, et nous guidions ce troupeau par la main, comme des bergers sans houlette, à travers la nuit sur la route inconnue, parmi les touffes de roseaux et les caïeux de renoncules.

Quand nous revînmes à la barque, l'aube commençait à luire ; Ellis était un peu souffrante et délirait légèrement. Je remarquai ce jour-là, pour la première fois je pense, que ses cheveux étaient complètement blonds ; blonds – et même il n'y avait rien de plus à en dire.

La felouque recommença de remonter les eaux du fleuve ; de longs jours ainsi s'écoulèrent, dont la monotonie ne se raconterait pas. Les rives demeuraient si pareilles qu'on ne pensait pas avancer. Le cours de l'eau insensiblement se ralentit, cessa, et nous ramâmes dans une eau stagnante, profonde et noire. Sur chaque rive une allée de cyprès s'était dressée ; de chaque branche tombait une ombre grave, pesante à nos âmes. On entendait en un rythme assourdi tomber nos rames sur le fleuve, puis l'eau par la rame soulevée retomber comme de lourdes larmes ; on n'entendait rien d'autre. Penché vers l'eau, chacun voyait sa face agrandie et enveloppée de ténèbres, car, à cause des cyprès qui étaient devenus gigantesques, l'eau ne reflétait plus le ciel. Nous regardions souvent l'eau noire, et souvent nos visages dans l'eau. Ellis divaguait dans le fond de la barque et récitait des prophéties. Nous comprenions que nous étions parvenus au point suprême de notre histoire. Et bientôt en effet les cyprès gigantesques décrurent. Mais nous étions trop accablés par le silence et par l'ombre pour nous étonner beaucoup d'une chose déconcertante : l'eau recommençait de couler, mais de couler dans l'autre sens. Nous redescendions maintenant le cours du mystérieux fleuve. Et comme en une histoire qu'on relit à l'envers, ou comme en le reflet du passé, nous reprenions notre voyage ; nous retrouvions les berges anciennes, nous revivions tout notre ennui. Les cigognes placides de nouveau pêchaient les vers de vase... Je ne redirai pas cette monotonie ; j'avais déjà trop de peine à la dire. Je ne déplorerai pourtant point le manque de proportions de l'histoire, car si ce fleuve léthargique fut aussi long à remonter qu'à redescendre, je ne m'en aperçus pas ; je ne regardais plus les rives et les eaux sans sourires couler ; la seule pensée d'Ellis me distrayait du cours des heures ; ou, dans une posture penchée vers ce que l'eau reflétait de moi-même et que je ne connaissais pas, je cherchais dans mes tristes yeux à comprendre mieux mes pensées, et lisais dans le pli de mes lèvres l'amertume du regret qui les plisse. Ellis ! ne lisez pas, je n'écris pas pour vous ces lignes ! vous ne comprendriez jamais tout le désespoir qu'a mon âme.

Mais le fleuve d'ennui finit ; les eaux redevinrent plus claires ; les berges basses se défirent, et ce fut de nouveau la mer. Ellis délirait vaguement dans la barque agrandie. L'eau de la mer devint peu à peu si limpide que les roches du fond parurent. Songeant à tout l'ennui d'hier, aux bains parfumés de jadis, je regardais la plaine sous-marine ; je me souvenais que Morgain, aux jardins d'Haïatalnefus, était descendu sous ses ondes, et s'était promené dans les algues. J'allais parler, mais j'aperçus, parmi les algues, sur le sable, comme une vision azurée, une cité dans la mer engloutie. Je restais dans l'incertitude ; je regardais, n'osant rien dire ; la barque avançait lentement. On voyait les murs de la ville ; le sable avait empli les rues ; pas toutes, certaines restaient, vertes entre les murs élevés, comme de profondes vallées. Toute la ville était verte et bleue. Des algues se penchaient des balcons vers les places où les fucus nains s'allongeaient. On voyait l'ombre de l'église. On voyait l'ombre de la barque flotter sur les tombes du cimetière ; calmes, des mousses vertes dormaient. La mer était silencieuse ; des poissons jouaient dans les flots.

« Morgain ! Morgain, voyez ! » m'écriai-je.

Il regardait déjà.

« Allez-vous regretter ? » me dit-il. Je ne répondis pas, par habitude ; mais grisé soudain d'un lyrisme excessif qu'il faudrait motiver par l'ennui traversé, la joie de revoir une ville et de la voir silencieuse, je chantai :

« Nous serions, ah ! si bien sous l'eau fraîche, au porche de l'église noyée ! Goûter l'ombre et l'humidité. Le son des cloches sous la vague. Et la tranquillité, Morgain !... Morgain, vous ne pouvez savoir ce qui me tourmente. Elle attendait, mais je me suis trompé ; Ellis n'est pas ce que je pense. Non ce n'est pas Ellis la blonde ; je me suis trompé tristement ; je me souviens maintenant que ses cheveux étaient noirs et que ses yeux brillaient aussi clairs que son âme. Son âme était vivace et violente, et sa voix très calme pourtant ; car elle était contemplative. Et c'est une frêle éplorée que j'ai recueillie sur la rive. Pourquoi ? Son ombrelle d'abord m'a déplu ; puis son châle ; puis m'ont irrité tous ses livres. On ne voyage pourtant pas pour retrouver ses vieilles pensées ; et puis elle pleurait quand je lui faisais observer ces choses. D'abord je me disais : ah ! comme elle a changé ! mais je vois bien maintenant que c'est une autre. Et cet épisode est encore le plus saugrenu du voyage. Dès que je l'ai vue sur la rive, j'ai senti qu'elle était déplacée. Mais que faire à présent ? car tout cela distrait du voyage ; et je n'aime pas, Morgain, les mélancolies sentimentales. »

Mais Morgain ne paraissait pas me comprendre ; alors je repris d'une façon plus douce...

Ce fut ce même jour, et peu de temps après cette conversation si grave, que parurent à l'horizon les premières glaces flottantes. Un courant les menait jusque vers les eaux tempérées ; elles venaient des mers glaciales. Elles ne fondaient pas, je suppose, mais se dissolvaient dans l'air bleu, insensiblement plus fluides ; elles se subtilisaient comme des brumes. Et les premières rencontrées, à cause des eaux encore presque tièdes, étaient devenues si futiles, diaphanes et déjà diluées, que la barque les eût traversées sans les voir, et nous n'en fûmes avertis que par la très soudaine fraîcheur.

Vers le soir, toujours plus nombreuses, il en vint de beaucoup plus hautes. Nous circulions au travers d'elles ; un peu plus denses, la barque y heurtait et ne les perçait plus qu'à peine. La nuit vint, et nous eussions cessé complètement de les voir, si la lumière des étoiles, au travers d'elles, n'eût paru plus large, plus pâle et lavée. C'est ainsi, par une transition insensible, – et qu'un récit bien trop précise, – à travers un climat morose, après les rivages splendides et les jardins sous le soleil, que nous devions enfin, par les mers glacées, aborder aux arides rivages polaires.

Et insensiblement aussi, languissante de maladie, Ellis chaque joue pâlie, plus blonde et comme évaporée, devenait toujours moins réelle et paraissait s'évanouir.

« Ellis, lui dis-je enfin, par manière qui la prépare, vous êtes un obstacle à ma confusion avec Dieu, et je ne pourrai vous aimer que fondue vous aussi en Dieu même. »

Et lorsque la felouque aborda vers une terre boréale, où les cabanes d'Esquimaux faisaient de légères fumées, lorsque nous la laissâmes sur la plage pour voguer aussitôt vers le Pôle, elle n'avait déjà presque plus de réalité.

Et nous y laissâmes aussi Yvon, Hélain, Aguisel et Lambègue, malades d'ennui, et qui semblaient près de mourir de somnolence – pour voguer aussitôt très calmes vers le Pôle.

Oeuvres complètes de André Gide: Romans

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