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II

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Le septième jour, nous abordâmes devant une plage sablonneuse, remuée de dunes arides. Cabilor, Agloval, Paride et Morgain descendirent ; nous les attendîmes vingt heures, ils nous avaient quittés vers le milieu du jour ; le lendemain, au matin, nous les vîmes revenir en courant et faisant des gestes. Quand ils furent tout près, Paride cria vers nous :

« Fuyons, fuyons, disait-il. Des sirènes habitent l'île et nous les avons vues. »

Lorsqu'ils eurent repris haleine, tandis que l'Orion fuyait à toutes voiles, ce fut Morgain qui raconta :

« Nous avions marché tout le jour parmi les chardons bleus, sur les dunes mouvantes. Nous avions marché tout le jour sans rien voir que des collines qui s'avançaient, dont le vent balançait la crête ; nos pieds étaient brûlés par le sable, et le flamboiement de l'air sec flétrissait nos lèvres et nos paupières douloureuses. (Qui dira votre pompe et votre plénitude, soleils d'Orient, soleils de midi sur les sables !) Quand vint le soir, étant parvenus au pied d'une colline très haute, nous nous sommes sentis si las... Nous avons dormi dans le sable, sans même attendre que se soit couché le soleil.

» Nous n'avons pas dormi longtemps ; le froid de la rosée nous réveilla bien avant l'aube. Pendant la nuit, les sables avaient bougé, et nous ne reconnûmes plus la colline. Nous reprîmes notre marche, montant toujours, sans savoir où nous allions, d'où nous étions venus, où nous avions laissé le navire ; mais bientôt derrière nous blanchit l'aube. Nous étions parvenus sur un plateau très large – au moins il nous sembla très large d'abord – et nous ne pensions pas l'avoir encore traversé, lorsque tout à coup, le terrain cessant, s'ouvrit devant nous une vallée pleine de brumes. Nous attendions. Derrière nous commençait l'aurore ; et tandis qu'elle montait les brumes s'écartèrent. – C'est alors qu'elle nous apparut, cette prodigieuse cité, non loin de nous, dans une immense plaine. Elle était couleur d'aurore et musulmane, aux minarets fantasques dressés ; des escaliers en enfilades menaient vers des jardins suspendus, et, sur des terrasses, des palmiers mauves se penchaient. Au-dessus de la ville flottaient des brouillards en nuages que déchiraient les minarets pointus. Les minarets étaient si hauts que les nuées y restaient prises, et l'on eût dit des oriflammes, des oriflammes tendues, sans un pli, malgré l'air fluide où ne remuait pas une brise.

» Or, telle est notre incertitude : devant les hautes cathédrales, nous rêvions aux tours des mosquées ; devant les minarets aujourd'hui, nous rêvions aux clochers d'églises, et dans l'air matinal nous attendions les angelus. Mais, par l'aube encore trop fraîche, rien ne bruissait que des frémissements inconnus qui se perdaient dans l'air vide, lorsque soudain, comme le soleil paraissait, un chant partit d'un minaret, du premier vers le soleil qui se lève, un chant pathétique et bizarre, et nous en eussions bien pleuré. La voix vibrait sur une note aiguë. Un nouveau chant jaillit, puis un autre ; et une à une les mosquées se réveillaient mélodieuses sitôt que d'un rayon les avait touchées le soleil. Bientôt toutes chantèrent. C'était un appel inouï que finissait un éclat de rire sitôt qu'un autre appel commençait. Les muezzins dans l'aurore se répondaient comme des alouettes. Ils jetaient des questions auxquelles succédaient d'autres questions, et le plus grand, sur le plus haut minaret, ne disait rien, perdu dans un nuage.

» Cette musique était si merveilleuse, que nous en étions demeurés immobiles, en extase ; puis, comme les voix baissaient et se faisaient plus douces, nous voulûmes nous approcher, insensiblement attirés par la beauté de la ville et par l'ombre mobile des palmes. Les voix baissaient toujours ; mais, comme elles retombaient, voici que la cité s'éloigna, se défit, chancelante avec une strophe ; les minarets, les palmiers grêles s'éperdirent ; l'escalier croula ; derrière les jardins des terrasses décolorées transparurent la mer et le sable. C'était un mirage en allé qui palpitait au gré d'un chant. Le chant se tut ; l'enchantement finit, et la cité miragineuse. Notre cœur affreusement serré s'était cru s'écouter mourir.

» A peine un bout de vision qui danse encore sur un trille, sifflement d'haleines, – et c'est alors que nous les vîmes, couchées dans les algues ; elles dormaient. Alors nous avons fui, si tremblants que nous pouvions à peine courir. Heureusement, nous étions très près du navire ; nous l'avons aperçu derrière un promontoire : seul il vous séparait des sirènes. Quel n'était pas votre danger si elles eussent pu vous entendre – et nous n'avons osé crier que déjà tout près de vous, de peur que le cri les éveille. Je ne sais pas la route que nous avons pu faire la veille pour avoir avancé si peu ; je crois maintenant que nous avons marché sur place et que ces collines mobiles qui se déplaçaient sous nos pas, que ce plateau, que cette vallée, étaient déjà l'effet de l'enchantement des sirènes. »

Ils discutèrent alors pour savoir combien elles étaient et s'émerveillèrent d'avoir échappé à leurs ruses :

« Mais, dites-nous, dit Odinel, comment étaient-elles ?

– Elles étaient couchées dans les algues, dit Agloval, et leurs cheveux ruisselants qui les couvraient tout entières, verts et bruns, semblaient des herbes de la mer ; mais nous avons couru trop vite pour bien les voir.

– Elles avaient des mains palmées, dit Cabilor, et leurs cuisses couleur d'acier luisaient, couvertes d'écailles. Je me suis enfui parce que j'avais grand-peur.

– Je les ai vues comme des oiseaux, dit Paride, comme d'immenses oiseaux de mer au bec rouge. N'est-ce pas qu'elles avaient des ailes ?

– Ô non ! non ! dit Morgain. Elles étaient pareilles à des femmes, et très belles. Voilà pourquoi je me suis enfui.

– Mais leur voix, leur voix, dites-nous, leur voix comment était-elle ? (Et chacun souhaitait les avoir entendues.)

– Elle était, dit Morgain, comme une vallée d'ombre et comme l'eau fraîche aux malades. »

Puis chacun parla de la nature des sirènes et de leurs ensorcellements ; Morgain se tut et je compris qu'il regrettait les sirènes.

Nous ne nous baignâmes pas ce jour-là, de peur d'elles.

Oeuvres complètes de André Gide: Romans

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