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LE CAHIER NOIR
ОглавлениеAinsi, dès maintenant, nous ne connaissons plus personne – selon la chair.
II Cor., V, 16.
Pro remedio animae meae...
Par-dessus les temps, les espaces, je t'adresse ces paroles rêveuses, pour que l'écho lointain t'en parvienne. Le savais-tu, Emmanuèle, le savais-tu que nous nous aimions ? – Ton amour a pris toute mon âme ; vers toi maintenant elle répand son parfum. – Je te rends maintenant ce que tu m'as donné : ta musique et ta poésie. Mon âme chante ; écoute-la : elle dit les choses passées – les choses anciennes, pour que tu saches enfin quel était notre amour vivace ; et, pour que lui aussi ne passe, je jette au vent de l'esprit ces pages folles écrites ; elles consommeront le chaste désir de nos âmes et chanteront la symphonie de leurs éternelles fiançailles.
1er juillet 89.
Étrange : – se mettre enfin à l'œuvre depuis deux ans rêvée.
Vendredi 5.
J'ai commencé un nouveau cahier que je veux réserver au livre ; j'en ai écrit hier le plan et jeté les principales lignes. Pourtant, j'ai laissé les conclusions vagues et flottantes, voulant m'imposer une déduction non prévenue et découvrir peu à peu, au fil de l'évolution patiemment découlée, – d'autant plus ne vois-je pas très bien jusqu'où je pourrai pousser le drame, ni comment l'arrêter, ni pourquoi.
Ici commencent les premières notes prises par André Walter pour la composition de son roman Allain. Nous avons cru devoir les publier afin de laisser le manuscrit dans son intégrité, mais comme elles n'ont qu'un rapport éloigné avec la suite du journal, nous les avons séparées du texte. – P.C.
§ Deux acteurs : l'Ange et la Bête, adversaires – l'âme et la chair.
Le matérialisme n'est point, non plus que l'idéalisme (littérairement parlant). Ce qu'il y a, c'est la lutte des deux. Le réalisme veut le conflit des deux essences : voilà ce qu'il faut montrer.
§ Non point une vérité de réalisme, contingente fatalement ; mais une vérité théorique, absolue (du moins humainement).
§ Idéale, oui ! comme définit Taine : idéale, c'est-à-dire d'où l'Idée apparaisse toute pure. Il faut la faire saillir de l'œuvre. C'est une démonstration.
Donc les lignes simples, – l'ordonnance schématique. Réduire tout à L'ESSENTIEL. L'action déterminée, rigoureuse. Le personnel simplifié jusqu'à un seul. – Et comme le drame est intime, rien n'en apparaît au dehors, pas un fait, pas une image, sinon peut-être symbolique : la vie phénoménale absente, – seuls les noumènes ; – donc plus de pittoresque et le décor indifférent ; n'importe quand et n'importe où ; hors du temps et de l'espace.
UN personnage seulement, et encore un quelconque, ou plutôt son cerveau, n'est que le lieu commun où le drame se livre, le champ clos où les adversaires s'assaillent. Ces adversaires, ce ne sont pas même deux passions rivales – mais deux entités (?) seulement : L'AME et la CHAIR ; – et leur conflit résultant d'une passion unique, d'un seul désir : faire l'ange ; découlant comme une déduction nécessaire, comme une conclusion des prémisses une fois posées.
§ Les prémisses :
Corps et âme : c'est l'Homme même. L'âme tend à monter – le corps pèse. Voilà tout.
§ L'ordonnance de Spinoza pour l'Éthique, la transposer dans le Roman ; les lignes géométriques. Un roman c'est un théorème.
§ Je voudrais la forme si lyrique et si frémissante que la poésie en profuse, malgré les lignes si rigides.
O ces lignes droites ! – des échalas ! mais je voudrais, s'enroulant autour, des volubilis et des folles vignes.
La forme lyrique, la strophe – mais sans mètres ni rimes – scandée, balancée seulement – musicale plutôt.
Et non point tant l'harmonie des mots que la musique des pensées – car elles ont aussi leurs allitérations mystérieuses.
Que le rythme de phrases ne soit point extérieur et postiche par la succession seule des paroles sonores, mais qu'il ondule, selon la courbe des pensées cadencées, par une corrélation subtile.
L'orthographie ! j'ai d'abord cru qu'il fallait s'y plier, mais j'ai bientôt regimbé sous ses fausses entraves : – alors j'ai désiré m'en faire maître, mais elle n'a pas voulu se soumettre – et comme aucun des deux ne voulait céder, que je me souciais fort peu d'elle, je l'ai laissée enfin : je me suis fait une langue à mon gré. En Français ? non. je voudrais écrire en musique.
§ L'âme.
La vertu de ce mot s'épuise à force de le répéter : il faudrait dire l'ange, – et malgré l'étymologie : qui la sait ?
§ Pour l'ange, le désir toujours plus grand de monter ; il lui faut un but. et qu'il y tende : c'est vers toi. Emmanuèle. idéalement supérieure. (Et là. tout le roman impossible.)
Pour la chair, il n'en est pas besoin : c'est la seule force de la pesanteur. Quod pulvis est, qui ravale l'essor de l'ange. – Mais il faut une progression.
La vérité voudrait, je crois, qu'il n'y ait pas de conclusion : elle doit ressortir du récit même, sans qu'il soit besoin d'une péripétie qui la fasse flagrante. Jamais les choses ne se concluent : c'est l'homme qui tire les conclusions des choses.
Lundi 8.
Hier j'ai marché. J'étais las de travail. L'âme s'affaissait sous le poids du corps.
Se col tuo grave corpo non s'accascia
J'ai marché la nuit pour que rien ne me distraie ; sur la route. Le ciel était sombre ; le vent soufflait de la rosée fraîchissante.
J'ai réfléchi, pour la première fois, que tu vivais encore : je n'en ai pas eu plus de joie ; – et qu'un autre te possédait : je n'en ai pas été jaloux. Jaloux de quoi ?
Et, comme toujours nos pensées, en même temps, avaient été les mêmes, je me demandais si les souvenirs de pensées seraient peut-être les mêmes aussi –
si tu te souvenais, Emmanuèle ?
Certes ce n'est pas en ce si peu de temps que ta pensée s'est pu déjà distraire du pli familier qui l'entraînait vers moi ! Quand tu n'y prends pas garde, les rêveries accoutumées reparaissent peut-être. Mon souvenir reste attaché à tant d'images fortuites, futiles pour les autres, pour toi seule évocatrices – évocatrices du passé.
Tout te parle de nous, sans trêve, et te rappelle ; un parfum, une fleur que je t'avais cueillie : un mot, une lecture ; un geste, une caresse. Oh ! tu te souviens, Emmanuèle ! tu te souviens et tu m'aimes. Une chose n'est pas bien morte, qui n'est pas encore oubliée ; tu ne peux pas oublier notre amour. Tu m'aimes encore, Emmanuèle – et malgré toi, car le devoir présent s'oppose aux souvenirs et la raison que tu voudrais qui te protège s'évertue à couvrir la plainte de tes tendresses violentées.
Si je savais ce que tu fais, j'imaginerais ce que tu penses.
Mardi soir.
Les ombres ont grandi et se sont étendues. Les grands rayons ont ébloui la plaine. Le soleil s'est couché – les chants du soir – comme autrefois. Autrefois... notre âme s'illuminait aux mutuels reflets de notre extase ; j'écoutais en toi l'écho de mes adorations silencieuses.
Puis la nuit est venue. – Je commençais :
« Entends, ma chère...
Et toi tu comprenais :
« Entends la douce nuit qui marche. »
– le refrain des littératures apprises, qui remonte du passé avec les souvenirs.
« Pâle Vesper, lumière dorée De la belle Vénus Cythérée... ... O claire image de la nuict brune ! »
C'était la nuit, une même nuit de printemps, que nous étions tous les deux dans ta chambre – je me souviens ; nous regardions la même étoile, tous les deux – et nos regards éperdument fixés se retrouvaient dans ce lointain mirage – l'immatériel baiser des âmes confondues.
Et d'autres nuits, après, bien qu'éloignées, regardant cette étoile, nos âmes contemplaient encore ; l'une pensant à l'autre, savait que l'autre regardait, avec une pareille pensée, et croyait la retrouver presque.
O le rendez-vous enfantin de ces deux anges crédules ! Croyez-vous ! dans un regard !
Eh bien ! je te regarde encore, claire image de la nuit brune.
Et d'autres nuits, – te souviens-tu, sœurette ? il y a trois ans, au S***, après que, tout le jour, nous avions ri, au milieu de la gaîté des autres ; de bien bons rires pourtant, mais toujours le rire froisse quelque tendresse au fond de l'âme. – Le soir, rentrés chacun dans notre chambre, par je ne sais quel relent de tristesse, nous pleurions et priions bien avant dans la nuit, épouvantés de la joie précédente, songeant à Lucie, à tous les aimés en allés ; désolés comme l'Ecclésiaste que nous méditions longtemps, l'esprit exalté par des pensées trop hautes, désorientés par la vanité des désirs, et le cœur brisé d'un amour infini qui se répandait en larmes et en prières.
Je ne savais pas que tu priais, et tu ne savais pas que je pleurais, mais nous le sentions vaguement par une étrange intuition de l'âme. Et, le matin, sans nous rien dire, le regard plongé dans le regard, transparent, mais pour nous seuls, jusqu'à l'âme, nous lisions tous deux que dans une longue veille nous avions pleuré et prié.
Non, les corps ne sont pas d'indispensable interprètes ; il est des communions plus subtiles, des baisers qu'il ignore, et les plus suaves caresses s'échangent au delà des espaces, – quand ils reposent.
Ce soir, j'ai regardé l'étoile – et toi peut-être aussi, Emmanuèle ! te souvenant des soirs passés, tu rêves à des nuits nouvelles.
Pourquoi me plaindrais-je, et qu'ai-je perdu ?
Vendredi 11.
Fini la première partie du Monde et, à propos du second livre, relu en prenant des notes la Logique de Kant et le Traité du Syllogisme.
La logique ne doit pas être étudiée pour elle-même : c'est un jeu captivant où l'esprit prend des forces. Stuart Mill était excellent pour cela dans son Système, mais je ne l'ai pas ici.
« Ce qui connaît tout et n'est connu de personne, c'est le Sujet. Il est donc le support du monde »...
Quelles exaltations. Crier à pleine voix cette phrase et se plonger dans cette pensée orgueilleuse.
Au piano.
La nuit – très faiblement, une mélodie douce et comme ensommeillée berce la rêverie – se la figurer présente – oublier les choses – rêver.
Je suis resté longtemps dans cette sorte d'ivresse énervante. L'air était chaud pour la première fois, et les parfums de l'acacia m'arrivaient par la fenêtre ouverte.
12 juillet.
Le meilleur, c'est d'écrire au hasard – mais cela je ne sais plus le faire, car la vision de l'œuvre me poursuit : j'y subordonne toutes choses. Elle est déjà passée, l'heureuse époque où j'écrivais sans autre souci que d'écrire et parce que ma tête se fatiguait de contenir la pensée turbulente. –
Maintenant tout se coordonne, le but est précis : tout y converge... adieu les refrains jetés au vent et tant pis s'ils se perdent.
Pourtant il faudra voir ; le printemps naît à peine et déjà mon cœur frissonne comme sentant venir des extases inconnues ; – des chants nouveaux vont peut-être jaillir.
On sort sans autre but que de sortir. VERLAINE.
Une inquiétude de toute la chair, un énervement tel que je suis sorti – pour sortir ; errant de mon travail à la fenêtre, souhaitant des campagnes étendues au loin, des détours de vallée qui tentent, des pelouses qui convient.
Que vais-je devenir, mon Seigneur, si le printemps ainsi m'agite ? Je croyais être délivré... Certes la pureté est belle et sa splendeur me tente – ah ! fit du reste ! Mais si je brûle tout entier et si le rêve me consume...?
N'est-ce donc pas possible ce que vous demandez, Seigneur ? – Aucune tentation ne vous est survenue qui n'ait été humaine, et Dieu qui est fidèle vous enverra en même temps les forces pour la surmonter.
Dimanche.
La campagne est en fleurs.
Placatumque nitet diffuso lumine cœlum...
Il faut faire une pièce – alexandrins – strophe de 5, rime f. rappelée au dernier vers de 8 syl. seulement :
« Assez d'amour, grand Dieu ! j'en ai l'âme obsédée ! »
Dire, sans éclats de voix, – plain-chant – l'écœurement de se sentir pris aussi dans cette aveugle poussée des sèves nouvelles ; puis le désir – mais sans déclamation – de se réfugier dans la pensée pure, la vie noble des spéculations abstraites,
§ J'ai repris ma grammaire grecque et mon algèbre ; – contre ces ardeurs importunes, les mathématiques sont un souverain remède. Il faut s'absorber tout entier dans l'étude pour que les appels du dehors ne puissent vous distraire.
« Sei ruhig Pudel ! renne nicht hin und wieder ! »
Mardi.
Le nombre a son vertige. C'est l'absolu qu'on entrevoit, l'on y touche ; la volonté s'excite et se talonne à la poursuite du problème ; elle sait que le repos est après, le tranquille apaisement dans l'immuable. Mais, sitôt qu'elle va le saisir, elle s'effraie de son silence, et toujours irrassasiée s'élance à de nouvelles poursuites. La contemplation du résultat en lui-même est étourdissante : c'est là qu'est le vertige, et dans cette curiosité inquiète que la trouvaille excite au lieu d'assouvir.
Il est dans l'équation bien ordonnée une eurythmie tout esthétique qui me séduit pour elle-même.
J'ai repris l'Ethique : je recopie le quatrième livre en négligeant les scholies pour mieux saisir dans son ensemble et posséder la suite des propositions.
18 juillet.
Spinoza. – Ma raison s'étourdit dans la sérénité de ton génie. O merveilleuse architecture où tu t'es enfermé ! Tu voyais le monde au travers de ton œuvre et t'absorbais dans la contemplation sans fin de ta pensée projetée.
Tous, ainsi, nous vivons dans notre rêve des choses ; une atmosphère émanée de nous enveloppe notre âme et colore inconsciemment notre vision des choses. Et, comme elle est impénétrable, elle nous entoure de solitude. – Et, comme elle est diversement colorée, chaque vision des choses est individuelle ; – l'on ne voit jamais que son monde et l'on est seul à le voir ; c'est une fantasmagorie, un mirage, et le prisme est en nous, qui fait la lumière diaprée.
De ces visions particulières aucune ne peut être dite vraie absolument ; l'intransigeance est une folle arrogance. – Mais, s'il n'en est pas de fausses, il en est de préférables, et non point en elles-mêmes, mais pour les émois qu'elles suggèrent : on reconnaît l'arbre à ses fruits.
Le repos divin de Spinoza n'est accessible qu'aux âmes d'élite ; ce que j'admire en lui n'est point tant la raison elle-même : c'est la puissance, c'est le nombre, la volonté surtout, puis le rythme dans l'ordonnance ; je l'admire comme l'Iliade et sans souci que ce soit vérité.
Mais, pour moi, il me fallait plus d'âme, des choses vibrantes, moins expliquées, où le cœur aime, où l'âme frissonne, où l'esprit s'inquiète... Puis l'action, la lutte, quelque chose de fou, où l'imagination tue le doute, où l'esprit mate la chair, – quelque chose de musical et d'où la poésie profuse.
Quand j'aurai lu Schopenhauer, je prendrai l'Origine des espèces. J'ai fini les Mémoires de Berlioz et le second volume de l'Histoire de France de Michelet.
Ah ! que je l'aurais aimé, cet homme.
L'admirable cri de douleur : Pour moi ma passion a commencé du jour où mon âme tomba dans ce corps misérable que j'achève d'user en écrivant ceci...
Que d'ivresses ! – je vis dans une surexcitation perpétuelle. Dehors tout est fleuri ; l'été ruisselle de lumières.
Samedi.
L'ennui d'écrire, car écrire quoi ? Pourquoi plutôt une que l'autre de toutes ces émotions qui réclament leur forme ; et pourtant le besoin d'écrire, car enfin ma tête en éclate de la pression des émotions accumulées.
.....
, .. Ce qui m'empêche d'écrire, fût-ce des notes très hâtives, c'est la complexité inextricable des émotions plus encore que leur multiplicité ; – car si j'avais des choses fixes à dire, je saurais bien les formuler, mais les moindres perceptions du dehors ébranlent en moi des systèmes compliqués à l'infini de vibrations qui se répondent au physique comme dans l'âme, – qui réveillent des conceptions dormantes, latentes, et dont l'écho longtemps résonne au travers des émotions nouvelles.
... Souvent me prend le désir d'une atmosphère ambiante toute de noir et de silence, de calme muet ; une lampe auprès de moi qui ne ferait pas d'ombres sur les murs ; – le temps, le temps sans sablier ni pendule, le temps, indéfini, pour contempler et transcrire...
.....
Minuit.
Que le souffle des nuits est doux : une caresse
Est éparse dans l'air ; un murmure d'amour. –
... Ils sont allés sous les ombrages, deux à deux, les adolescents pâles – et l'air, avec les senteurs du feuillage, apporte aussi jusqu'à moi des échos de baisers et de rires, quelque chose de leurs caresses.
Je ne sortirai pas, je m'enfermerai dans ma chambre ; je lirai, je prierai, jusqu'à ce que le sommeil vienne.
Éternel ! je cherche en toi mon refuge ; que jamais je ne sois confondu ! Mais toi, ô Éternel ! jusques à quand ? jusques à quand me laisseras-tu ? jusques à quand lutterai-je sans te sentir auprès de moi pour que je vainque ?... et après ?... comment finiront-elles, les luttes ?...
Dimanche soir.
J'ai dans tout le corps et dans l'âme une inquiétude infinie. Je rêve ; – les caresses éparses alentour m'enfièvrent : je pleure, je ne sais pas pourquoi. Ces parfums me grisent comme un vin tiède ; – j'ai sommeil ; mon âme s'alanguit d'un désir de tendresses. – O ma tête sur ton épaule ; et ta main fraîche : –
« O leave your hand where it lies, cool Upon the eyes whose lids are hot... »
Autrefois !...
Je suis seul :
Je me souviens des jours passés, des jours anciens, et je pleure. Le souffle des souvenirs me berce, et la pensée
me prend comme une mer. –
§ Oh ! l'émotion, quand on est tout près du bonheur, qu'on n'a plus qu'à toucher – et qu'on passe.
Que l'âme reste désireuse, toujours ; qu'elle souhaite. C'est dans l'attente qu'est la vie ; dans l'assouvissement elle retombe : – Que les vierges sages restent attentives. La tristesse des regrets est si douce, surtout quand on n'a pas possédé ; elle est évocatrice, appelle au souvenir ; on y revient sans cesse et l'on désire encore après que c'est évanoui.
Les soirs d'été, les nuits de fête, sous les marronniers comme à l'ombre des antiques térébinthes, dans les chants, les rumeurs d'ivresse – les courtisanes ont appelé, les courtisanes errantes ; de loin j'entendais leur sourire... mais nous avons fui les amours faciles.
Alors : la lampe et la porte fermée, l'étude solitaire.
§ Je me souviens aussi quand on rentrait la nuit de chez Ar***, après le parler franc et les rires, et les plaisanteries fatiguées qu'ils criaient dans la rue déserte. – « Viens-tu ? disaient-ils, on va s'amuser ! » – Je les quittais ; je regagnais tout seul ma chambre ; puis, au piano, je jouais bien avant dans la nuit, bercé d'une langueur songeuse ; et longtemps encore, avant de m'endormir, la tête appuyée au chevet de mon lit, assoupi à demi de lassitude ou de tristesse, je pleure – non pas des regrets... mais j'aurais voulu savoir ce qu'ils disent.
§ Chasteté !
... Et pour cela l'âpre jouissance dans la douleur : Surgit dulce aliquid...
J'ai fait mon voyage en Auvergne, seul, à pied, et par unique désir d'une mortification poursuivie, – pour maîtriser l'inquiétude d'une puberté vagabonde. – Les longues marches au soleil, à la pluie, dans la poussière des routes ; l'esprit inerte, le corps tranquille : la chair contente – et la nuit, le sommeil tout de suite, brutal et sans rêve.
Et, le matin, partir encore ; poursuivre le repos de soi dans une fatigue épuisante.
§ Quand la première fois je suis parti pour voir la Chartreuse, la grande, – j'ai longtemps erré, tout auprès, sur la route de Saint-Laurent à Saint-Pierre ; je regardais sans cesse le repli de vallée où je la savais enfoncée, invisible, et le chemin pour y mener – mais je ne m'en suis pas approché, par crainte de déflorer peut-être un rêve si longtemps choyé. Le soir j'ai redescendu la route ; je suis reparti, délicieusement triste, rêveur plus que jamais.
Oh ! l'émotion, quand on n'a plus qu'à toucher – et qu'on passe...
Juif-Errant !
– « Allons – viens ! disais-tu ; il faut quitter tout cela ! »
A R*** la veille du départ, au soir, j'étais monté sur la colline. J'allais quitter tout cela et je regardais dans la vallée de Thônes, devant moi, la route inconnue, s'enfuyant au loin, et que j'aurais pu prendre – plus loin ! Plus loin c'étaient de nouveaux ruisseaux, des montagnes, des neiges aperçues, des forêts, des villages ; et leurs noms, je me les redisais pour ma tristesse plus amère : Sallanches, la Giettaz ; – Bluffy, le nom de fiord, frileux, boréal, bleu de brumes... et puis je suis parti sans plus rien voir ; laissant derrière moi, comme une traînée de tendresse.
Oh ! que l'amertume est douce du regret des choses que l'on n'a pas connues ! –
Comme la nuit est calme ; on croirait qu'elle prie.
J'ai sommeil ; – à tes pieds couché, sur tes genoux, oh ! je voudrais poser ma tête.
... Ces chères mains qui furent miennes... O ces mains, ces mains vénérées... Leur ombre fraîche sur mes yeux... Leur silence sur mes pensées...
m'endormir ; – les plis épais de ta robe.
Rêver – oublier qu'on est seul...
... Emmanuèle.
Lundi 22.
Pour Allain, – parallélisme des passions.
Les émotions sont perpétuellement dans une réciproque dépendance, elles évoluent parallèlement : amour pieux, amour pour Elle qui souvent tous deux se confondent ; tout au moins est-il entre eux une corrélation constante – ainsi que pour la ferveur des pensées, de l'étude, – et, qui plus est, pour l'ardeur de la chair insoumise ; peut-être même tout dépend de cette dernière ; puis elle-même dépend des printemps, et que sais-je ?
Philosophie de la raison, – il faut pourtant bien la connaître – mais, après, l'ignorer sciemment ou bien l'oublier, à l'instant même de l'émotion présente : – Laisser à la raison ce qui n'est que de la raison.
§ Donc, pour Allain, l'évolution des passions doit être si savamment ordonnée qu'elles se révèlent l'une à l'autre et s'éclairent réciproquement comme par un mutuel reflet.
Ne pas écrire une page de ci, une page de ça, mais synthétiser de telle sorte que... un fragment révèle l'ensemble... qu'il suffise d'une page détachée pour réédifier... etc. (Cuvier).
Au moins j'aimerais savoir si la chair excite l'esprit ou si c'est l'esprit qui déprave – et pour lutter enfin, auquel des deux il faut d'abord se prendre.
Puis, ce que j'écris pour Allain, il faut aussi que je me le dise – mon amour pour toi croîtra parmi les prières dévotes : les âmes pieuses sont les âmes aimantes.
La religion est de l'amour.
La connaissance intuitive est la seule nécessaire. Par delà les phénomènes aux pluralités contingentes, contempler les vérités ineffables. – La raison devient inutile ; il faut la répudier pour qu'elle ne vienne pas, fallacieuse, devant nos yeux hallucinés, lever ses arguments troubles. Les sciences sont dangereuses, car elles exaltent la raison : après, elle parle haut et se veut autoritaire ; les lectures l'enorgueillissent... et de quoi ? Quand l'esprit lit, le cœur sommeille, – et sa ferveur tiédit sous les poussières érudites.
Donc, ne plus lire, sinon beaucoup la Bible, – et relire doucement quelque sage classique.
Jeudi.
῾Ιερουσαλήμ, ῾Ιερουσαλήμ – ποσάκις ἠθέλησα έπισυναγαγεῖν τὰ τέκνα σου, ὅν τρόπον ὄρνις ἐπισυνάγει τὰ νοσσία έαυτῆς ὑπὸ τὰς πτέρυγας ; καὶ οὐκ ἠθελήσατε. Mat., XXIII, 37.
Le souvenir des communions d'autrefois :
« Je ne sais pas – je ne sais rien. – Tu m'as demandé : je suis venu.
Je ne te connais pas ; je ne sais pas qui tu es ni même si tu es ; mais je suis venu à toi, pour que ton divin cœur ne se dolente pas à cause de moi, si parfois tu étais et que tu me désires. »
Et encore :
« Si je t'avais connu ; Seigneur, je t'aurais aimé de toute mon âme. – Et je t'aime encore, quoique ne te connaissant pas ; je t'aime même si tu n'es pas ; car tout au moins dans ma pensée tu existes, et ma pensée devant moi projette ton image que mes adorations environnent. – Si je t'avais connu, Seigneur, je t'aurais bien aimé. »
Sophistique du cœur pour se persuader de croire quand on ne peut pas autrement. – La vraie foi ne se sait pas méritoire – elle croit que c'est tout simple de croire.
§ Il faut que la volonté se tue elle-même, s'annihile volontairement. La vertu réside en la lutte seule et seulement dans l'effort pour vaincre. Les premières ferveurs ne sont pas méritoires, je le comprends bien maintenant ; tant que la raison n'a pas parlé, il n'y a pas de luttes pour croire. Il suffit d'aimer : l'on adore.
O les premières ferveurs, à l'heure où la puberté grise ! l'extase, – je le sais bien qu'elle est souvent sensuelle ; eux aussi le savent, et pour cela les cierges et l'encens et les orgues. Car il est souvent presque lâche, leur abandon voluptueux dans les bras du divin Crucifié.
Le culte austère, les chapelles inhospitalières m'ont gardé de ces fausses prières.
Je n'ai pas adoré d'images.
Dimanche.
Quia absurdum.
Ne jugez point.
Et non plus soi-même que les autres.
– Non plus les choses que les êtres.
LA VIE SPONTANÉE
LA CONNAISSANCE INTUITIVE
LA FOI.
Lundi 29.
« De la musique avant toute chose... De la musique encore et toujours... »
Elle occupe la rêverie et la promène et la balance. – La raison s'endort, le cœur veille – et l'âme ? – l'âme frissonne tout entière.
Voilà ce qu'il faut : engourdir la raison et que la sensibilité s'exalte.
Pourtant, pour que la volonté demeure attentive et que l'effort toujours subsiste, ce sera l'étude encore. – Les gammes sont trop espiègles – mais les arpèges envolés et les syncopes haletantes, mais les accords rompus, les cadences, scandent la pensée commencée et la rythment et la conduisent. – L'étude plutôt que la mélodie vague et complaisante où les nerfs s'alanguissent ou s'exaspèrent.
Ah ! Paolo et Francesca ! pourquoi c'était l'infini supplice, cette étreinte éternelle de l'ombre de leur corps ? – parce qu'ils ne se désiraient plus. La possession durant la vie, qui d'abord avait soûlé leur chair, maintenant écœurait leur âme...
Je te désirerai toujours – aussi, cette fuite errante de ces deux âmes confondues, pour moi c'est l'infini bonheur que je rêve.
Mais ton corps la retient captive, et ton esprit dominateur... à moins qu'en rêve peut-être, quand le corps se relâche et que l'esprit s'endort...
Mardi 30.
Le tumulte amusé de ces notes bavardes s'éveillant sous les doigts devenus plus agiles.
J'ai travaillé forcément : les harmonies agitées entourent d'une atmosphère toute vibrante. Puis l'effort constant et surtendu : en ces trois jours derniers j'ai retenu deux préludes et deux fugues nouvelles du Clavecin bien tempéré.
Malgré que la raison sommeille, quelle activité de pensée ! et dans l'irréel, quels voyages !
1er août.
Schopenhauer.
Perdre le sentiment de son rapport avec les choses, de sorte que la représentation se dégage toute pure et qu'aucune connaissance extérieure ne distraie de la connaissance intuitive et de la vision commencée tout à coup ne s'éveille.
Si j'arrivais à contempler la chimère avec assez de fixité pour que mes yeux éblouis du mirage n'aient plus un seul regard pour les réalités ambiantes, la chimère inventée m'apparaîtrait réelle ; et si c'est une image évoquée d'autrefois, j'oublierais que c'est autrefois, je la ferais toute présente, usurpatrice des réalités. Ce qui manque, c'est la puissance d'attention continue : elle est trop souvent défaillante, et l'image évoquée redevient aussitôt mirage.
Il faut que la musique intervienne.
Hier soir, j'ai joué, longtemps, jusqu'aux heures silencieuses où seules les cordes frémissantes faisaient tressaillir l'air tranquille. Peu à peu, sans y penser, je m'enivrais d'extase et la nuit s'éclairait devant mon œil visionnaire. « Ici chimère ; arrête-toi ! »
La musique est évocatrice ; c'est la souveraine enchanteresse ; elle soutient l'essor du rêve.
Et je me figurais ceci : tu serais venue m'écouter, comme un soir, – et puis tu restais là, pensive et sans rien dire ; en arrière, en me penchant un peu, je sentais sur mon front ton haleine. Et tu disais, mais sans paroles, car c'était moins qu'une pensée : « Pourquoi pleurais-tu ? Me voici. Les jours passés s'en sont allés ; – ce qui est maintenant demeure. »
Dans la mélodie ailée, malgré les larmes écoulées, rayonnaient les nouveaux sourires. Les souffles du printemps venaient par la fenêtre ouverte. Si je m'étais retourné, je t'aurais vue...
Sur les bois endormis la nuit s'est étendue.
Tout repose ; les chansons du soir se sont tues.
Les oiseaux sont couchés ; tout sommeille... La nuit...
Sur les lisières abritées et les clairières enchantées.
Dans les clartés silencieuses,
Les âmes défuntes s'en sont allées
Par les sentiers qu'elles avaient suivis
Lorsqu'elles étaient amoureuses.
Lorsque les amants meurent, ils ne vont pas d'abord au ciel. Longtemps encore leur âme se promène, quand vient la nuit mystérieuse, par tous les lieux qu'elle avait aimés.
Quand vient la nuit, elles s'élancent, – par couples indistincts, immatériellement embrassées ou solitaires et désireuses. – Dans les clartés silencieuses, les âmes trépassées circulent comme des brises.
Sur la route du ciel, elles se sont attardées ; leurs amours passées les attirent. Comme des brises vagabondes, elles circulent – dans les campagnes par les sentiers d'autrefois ; et sans parler, elles se souviennent ; – les souvenirs qu'elles revivent leur font comme des amours nouvelles avec leurs anciennes amours.
La nuit, les prés ont des pentes plus douces, les bocages sont plus profonds ; les vallées s'argentent de brumes.
Oh ! que pour contempler, les nuits sont plus tranquilles, – les belles nuits, que les jours d'autrefois.
Les tendres lueurs des étoiles ont de plus secrètes caresses ; et, dans l'obscurité pâlie, leur amour luit comme une étoile.
Les âmes trépassées errent sur la bruyère ; d'autres, près des étangs, cueillent comme en un rêve des gerbes de fleurs endormies, ou bien, dans les allées solitaires, effeuillent d'imaginaires chrysanthèmes.
Les chères âmes amoureuses attardées loin du ciel promis, – elles ont trop aimé sur la terre, – elles ne peuvent plus se quitter.
... Où l'un est tout amour et l'autre toute grâce.
... Je me souviens qu'elle avait l'habitude – d'appuyer sur sa main sa tête, quand elle lisait. Elle était souvent inclinée – la tête un peu sur son épaule. – Mais je la vois aussi penchée sur moi et comme tutélaire. – Je levais les yeux pour la voir, et je rencontrais son regard abaissé.
Se la représenter.
Et quoi de plus ? – Les souvenirs passés, la méditation, la prière, les joies douces de l'âme pieuse, et puis t'aimer toujours plus...
Oh ! si ton âme n'était captive !...
(La page suivante est laissée blanche dans le manuscrit.)
4 août.
*
Des larmes, des parfums, des prières, des fleurs.
O répandez des fleurs, des fleurs blanches.
Sur la terre remuée, effeuillez des guirlandes
Et puis, chantez, chantez ; je veux m'endormir.
, .. Les parfums montent comme des prières.
Pleurer sa forme aimée que je ne verrai plus...
... Ton âme échappée, maintenant libre...
Gefühl ist alles : Name ist Schall und Rauch Umbebelnd Himmelsgluth.
6 août.
Le silence plutôt : les mots sont profanes. Pourquoi parler ? Qu'importent les phrases ?
... Puis, en écrivant, je ne serais pas sincère, je grossirais une émotion aux dépens des autres ; ce que j'ai senti, ce que je sens encore, ne peut pas se dire. – Je simulerais involontairement des tristesses que je n'ai pas éprouvées. Il ne faut pas vouloir écrire quand même... Pourquoi fixer cette tendresse ? Il est beaucoup plus doux que l'émotion divague.
Je suis resté toute la nuit immobile, oublieux de mon corps, je n'étais ni triste ni gai, je ne pensais pas, mais j'avais des aperceptions extraordinaires.
Vers le matin, j'ai lu de ma Bible, je me suis approché du piano, mais je n'ai pas osé jouer : les harmonies sont trop précises.
Mercredi soir.
Le recueillement après la lecture pieuse, puis la prière, et la douceur de se sentir un cœur candide, la bonne paix et la sécurité d'une âme qui veut tout doucement croire. – A quoi bon, le reste ? A quoi bon ?
Puisque je t'aime encore malgré que disparue...
Jeudi matin.
Ce qu'il faut, c'est la foi très humble, crédule et toute simple. Après tout, est-ce bien sûr qu'elle s'aveugle et que croire en Jésus ce soit une folie ? Est-ce bien sûr qu'il faille s'aveugler pour te voir et qu'en regardant bien, au contraire, on ne te contemplerait pas, ô mon Dieu !
Thomas s'est convaincu quand il a voulu se convaincre. Pourquoi toujours chercher encore de nouveaux doutes ? Ils le connaissaient bien déjà, les Juifs, quand ils demandent à Jésus : « Si tu es le Christ, dis-nous-le franchement ? » Et Jésus répond : « Vous l'avez dit. »
C'est tout simple.
J. soir.
L'espérance et la charité, – le cœur attentif et qui veille, – l'âme fidèle, – la bonne volonté, et la pensée toute pieuse.
Le psaume – et l'espérance, après qu'on a prié, de voir exaucer sa prière.
Et sa pensée – vivre avec elle – l'aimer et se perdre en l'extase...
Vendredi 9.
Mon cœur est affermi, ô Dieu ! mon cœur est affermi. Je chanterai, je ferai retentir mes instruments d'harmonie.
Réveille-toi, mon âme ! réveillez-vous, mon luth et ma harpe ! Je réveillerai l'aurore !
... En toi, Seigneur, mon âme se confie. Je cherche un refuge à l'ombre de tes ailes.
... Espère en Dieu, car je le louerai encore. Il est mon salut et mon Dieu.
10 août.
La convoitise des yeux, la convoitise de la chair et l'orgueil de la vie...
ἡ ἑπιθυμία τῶν ὀφθαλμῶν, ἡ ἐπιθυμία τῆς σαρκός. – καὶ ἡ ἀλαςσνεία τοῦ βίου
– Le monde passe et sa convoitise... Pourquoi désirer autre chose ? Ce seraient encore des affections nouvelles, et de nouveaux deuils, des déboires, – et l'oubli du passé...., , · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Non : la prière et la solitude, le chaste amour des âmes fidèles. –
Et, quand tous les aimés sont partis, que voulez-vous donc qu'elle fasse ?
Rester fidèle.
Dimanche.
τὸ μὲν πνεῦμα πρόθυμον, ἡ δὲ σάρξ ἀσθενής
Il faudra donc lutter encore ! ô Seigneur, je croyais être délivré. Ne se taira-t-elle donc jamais, cette chair faible et ne suffit-il pas que l'esprit soit prompt ?
Il faut lutter continûment.
Ce seront alors les pratiques réglées et les prières rituelles, pour occuper la chair songeuse. – Aussi bien dois-je y recourir, pour que mon esprit vagabond ne se distraie pas, ni n'ergote, car ce vieux ferment de passion l'exalte. Il cherche des ferveurs où ce faudrait la componction ; alors, pour régler ses ardeurs : les pratiques raisonnables.
La foi tranquille et non pas les élans de foi.
Lundi.
Seigneur – ayez pitié de moi. – Voici que tout retombe, – ayez pitié de moi qui suis pécheur – ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi...
Plutôt que de brûler...
Mais que faire ? – Dans mon horreur de ces choses, je m'en suis toujours détourné – je ne sais rien – je suis ridiculement ignorant de cela.
Alors où ? dans la rue, une de ces femmes errantes vous accoste et vous emmène – et là, chez elle ou autre part – elle se donne à vous, froidement ; on la paie, on la regarde faire. Et, après tout cet écœurement, il vous reste encore des désirs ?
– Oui, l'étreinte rapide où les sens étourdissent ; – mais cette lente et coutumière besogne !
– Puis après – quoi ? – de nouveau ? ô quelle honte !
Mardi 13.
Se lever le matin avec un brouillard triste dans la tête ; dans la confusion brumeuse des idées, une torpeur pleine de larmes me transit. Les chansons d'hier à mon oreille frémissent encore, comme assoupies et venues d'un écho lointain ; et, dans le néant des courages sombrés, les larmes coulent douloureuses, – et l'écœurement de mon péché me monte aux lèvres.
Eripe me de luto.
κύριε, σῶσον ἡμᾶς, ἀπολλύμεθᾶ
Et je pensais que jamais plus peut-être, je n'entendrais, par les nuits de printemps, chanter les espoirs en mon âme...
14 août · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
15.août. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Vendredi 16.
Et les sommets des montagnes reparurent. – Conduis-moi sur ce rocher où je ne puis atteindre.
Samedi 17 août.
L'œuvre de chacun sera manifestée. (I Cor., IV, 12.) L'œuvre de chacun ! – malheur à moi !
Que fais-je ici ? enfoui dans cette solitude, absorbé dans la contemplation de mon rêve, – je me consume moi-même ; il n'en surgira rien.
Stériles, les grands espoirs ! stériles, les pensers, les recherches et les travaux qui font que le front se relève ; – stériles mes tendresses aussi : mes larmes coulent sur moi-même, elles n'auront consolé personne.
Stérile aussi ma chair, stérile volontairement, péniblement, dans la poursuite d'une chasteté vaine.
Inutile – tout entier ; n'avoir rien fait – ne rien faire... ô les ambitions d'autrefois ! – toujours le rêve des choses sublimes et la réalisation d'aucune.
Et maintenant des désespoirs ; c'est ça – des regrets lâches !
Réveille-toi ! toi qui dors et te relèves d'entre les morts !
Allain est là. Travaille et regimbe – et ne regarde plus en arrière...
Samedi soir.
Je ne sortirai d'ici que quand j'aurai fini mon livre : il faut y travailler forcenément.
– Mais qu'il est difficile de ressaisir une pensée échappée.
Dimanche matin.
Pour que rien du dehors ne puisse me distraire, pour qu'aucun bruit, aucune image... dans ma chambre j'ai fermé les rideaux des fenêtres ; – la lampe allumée quoique ce soit le jour, mais pour l'illusion du travail nocturne où tout, autour de soi, dort – tous les bruits, toutes les images.
L'atmosphère tranquille et comme conseillère, et pour que plus encore : la pendule et la montre arrêtées – c'est l'heure indifférente ; c'est le travail dans l'absolu sans plus de temps ni d'espace. – Ce qu'il faut pour manger, pour dormir – n'importe quand, puisque l'heure est passée ; – et de l'huile encore pour la lampe, de peur qu'elle ne s'éteigne au milieu d'une nuit.
– Pas d'ombres sur les murs ; l'obscurité est ambiante où la pensée projetée s'illumine...
§ ALLAIN. – Plan de l'amour.
Tout se dessine.
Aimer par l'âme seule une âme qui vous aime de même, et que les deux, devenues si pareilles par une lente éducation, se soient connues jusqu'à se confondre. Elles n'auront besoin d'abord pour se parler que d'un langage tacite, le corps les gênera plutôt, car il aura d'autres désirs.
Comme l'âme est immatérielle, elle saura se passer des choses ; quand le corps dormira, elle s'échappera dans les rêves, – et l'âme amie la connaîtra sans que personne ne s'en doute ; puis, quand le corps s'éveillera, la raison rappellera la fugitive. Cela, ce sont les jours et les nuits d'autrefois, – quand nous nous aimions tant, Emmanuèle. Pourquoi parler de ton mariage ? Tout cela, c'est passé maintenant ; ce qui demeure, c'est notre amour.
Puis la mort vient qui te délivre. Et, comme l'âme est immortelle, les chers amours continueront. Tout le reste est parti ; l'esprit et la raison ; ce qui demeure désormais, c'est ta volonté amoureuse, – rien ne la retiendra plus. –
Je serai tout amour et toi toute tendresse.
Les âmes mieux que les corps peuvent s'étreindre avec délire. (Flaubert).
Donc Allain d'abord connaîtra l'âme par le corps – puis il l'aimera seule et se passera de lui ; tant que le corps vivra, l'amour sera contraint, mais, sitôt la mort venue, l'amour triomphera de toutes les entraves. L'esprit seul est vivace, la chair ne sert de rien :
Τὸ πνεῦμά ἐστιν τὸ ζωοποιοῦν, ἡ σάρξ οὐκ ῶφελεῖ οὐδέν.
Elle meurt ; donc il la possède... Oui, mais Allain vit encore : il demande le surhumain, la chair se vengera. Son âme désirera des communions toujours plus étroites, mais le corps la désolera par l'inquiet désir d'embrasser – et plus son vol sera sublime, et plus la chair l'avilira :
Avec cela, tous les doutes. L'ennui de la réalité le maintiendra prisonnier dans son rêve : il n'en sortira pas.
La folie est au bout.
IL N'EN SORTIRA PAS...
– N'importe ! allons jusqu'au bout.
– Ma mère me disait : « Tu ne peux pas faire la vie à ton rêve ; il faut que tu te fasses à la vie. »
Eh bien ! quand on ne peut pas s'y faire, à la vie !...
J'ai été un insensé ; Vous m'y avez contraint. (II Cor., 11).
Lundi.
– « Tu ne peux pas faire la vie à ton rêve. »
N'importe ! il faut lutter : la lutte est belle même sans la victoire. Les combats désespérés sont les plus nobles ; puis une saveur de victoire se goûte déjà dans l'audace de les avoir tentés. Il faut que l'âme proteste de la contrainte des choses : ne céder qu'à soi-même et qu'à Dieu... et encore ? Jacob a bien lutté contre l'ange – et a été vainqueur ! quoique meurtri dans sa chair. C'est cela : la chair humiliée sous l'âme triomphante : La chair murmurera, mais elle sera domptée par la ferveur de l'esprit.
La volonté régissant les actes, cela est déjà bien ; mais dirigeant jusqu'au rêve, – voilà l'admirable ! Le rêve soumis à la volonté et la vie dans le rêve. Je ne me laisserai pas dominer par quoi que ce soit.
Plus fort que la vie... Et que la mort aussi : l'amour l'a vaincue, l'amour de l'âme désireuse. La chair seule est mortelle ; l'âme est vivace.
ποῦ σου, θάνατε, τὸ κέντρον ;
ποῦ σου ᾄδη, τὸ νῖκος ;
O mort ! où est ton aiguillon ? O sépulcre ! où est ta victoire ?
Parce que je te rêve. – Puissance de la chimère !
Dominer toute chose et par la seule ferveur de l'âme.
Il faut être superbe.
Philosophieren.
... Soit aussi manifestée dans notre chair mortelle. (II Cor., IV, 11).
Nous vivons pour manifester, point pour vivre. – Fin et moyen : là est la différence. La morale consiste à reconnaître ce qui doit être cherché pour soi-même et ce qui nous est un moyen d'y atteindre.
La vie n'est qu'un moyen, pas un but : je ne la rechercherai pas pour elle-même.
Nous vivons pour manifester ; mais souvent involontairement, inconsciemment, et pour des vérités que nous ne savons pas, car nous sommes ignorants de notre propre raison d'être.
– Puis l'action est-elle nécessaire ?
Marthe s'agite, Marie contemple ; quand, de leur barque, Pierre et Jean voient le Seigneur sur le rivage, Pierre s'élance, – Jean reste et prie : Marie était la Madeleine, Jean le disciple aimé du Christ.
Console-toi, mon âme ; souviens-toi de tes adorations.
Les phénomènes sont le langage divin.
La variété des phénomènes n'est qu'apparente ; leur succession dans le temps et l'espace n'existe que pour notre raison. Au delà de leur multiplicité transitoire paraissent les vérités qui, par eux, s'expliquent et se développent. Nous-mêmes, quand nous ne sommes pas seulement spectateurs, devenons d'involontaires acteurs d'une pièce dont nous ne savons pas le sens. Nous ignorons la seconde signification de nos actes ; leur portée dans l'immatériel nous échappe ; ils ne s'arrêtent pas où nous croyons. – La moindre vibration d'une âme agite longtemps les espaces autour d'elle ; les moindres cris éveillent des retentissements très lointains. On n'altère pas impunément les rapports mystérieux des êtres ; rien ne s'éteint, rien ne meurt de ce qui a une fois commencé ; tout se succède et se propage à l'infini – les frémissements s'amplifient comme des ondes.
C'est le refrain de quelque premier chant d'extase qui m'emporte ainsi l'âme vers des adorations inconnues...
Mardi, 20.
L'ennemi est en nous : voilà le terrible. La fuite n'est pas possible. On s'inquiète, on erre, on se désespère. – On s'enferme dans sa chambre ; l'ennemi s'y enferme avec vous. – Alors l'affolement vient de ne plus savoir que faire... Ou bien des tristesses infinies, un abandon très lâche, le désir d'en finir.
Le péché se couche à ta porte et ses désirs le portent vers toi.
Mais, toi, domine sur lui. (Genèse, V, 7).
Mercredi.
Une des pires angoisses est de ne pas savoir ; personne qui me guide, qui me conseille et me console.
Ne pas savoir si le but désiré est humainement possible – l'ignorance de tout, du mal et des remèdes. Lutter seul contre un ennemi inconnu !
J'écrivais :
« Ah ! ah ! le sel de la terre !
J'ai l'horreur de moi-même ! Car si le sel perd sa saveur...
J'aimerais surtout fuir les caresses des autres et ces paroles amies qui me montrent qu'ils ignorent. Et je souffre de leur erreur autant que de la solitude de mon mal. – Sans que personne le sache !
Oh ! être seul à souffrir !...
Le relèvement me paraissait impossible, car je devais cacher à tous mes longs efforts ; pourtant je sentais bien qu'une parole amie m'aiderait, me soutiendrait dans la lutte..,
Mais marcher dans la vie en souriant toujours ; causer, plaisanter, jouer son rôle, parce qu'il ne faut pas qu'aucun se doute de cette agonie de l'âme qui se sent mourir et mourir tout entière.
Continuer ses tristes études, sentir le temps s'échapper dans la stupide besogne d'un homme qui semble avoir plusieurs vies devant soi, et songer que demain, peut-être, tout finira, s'affalera dans ces ténèbres. Oh ! mourir tout entier. Pitié, Seigneur !
Quand tant de chansons chantent encore dans ma tête lassée !! Seulement jeter un grand cri... que l'on entende ! »
J'écrivais encore :
« Que ne donnerais-je pas, pour savoir si d'autres, si ceux que j'aimais, ont souffert comme moi du mal qui me tourmente. – Oh ! non ! je l'aurais vu dans leur regard, je l'aurais senti dans leurs paroles... ils ne parleraient pas comme ils font de ces choses, avec cette insouciance ; ils ne riraient pas comme ils font !...
... C'est pourquoi j'aimerais enfin, dans ce livre, crier ce que j'ai dans mon cœur – pour moi tout seul, – ou bien peut-être, s'il en est, pour ceux qui souffrent les angoisses que j'ai souffertes et qui comme moi se désespèrent, en croyant qu'ils sont seuls à souffrir.
Et de toutes mes forces fouailler ceux qui rient de la chasteté comme d'une sottise ; qui se moquent de la vertu comme d'une faiblesse...
Il faut oser dire ces choses. »
Enfant que j'étais, de croire que tout pouvait se dire ! – Mais les mots mêmes n'existeraient pas. Le langage n'est que pour les émotions moyennes ; les extrêmes se dérobent à l'effort pour les révéler. Toujours excessif en toutes choses, comment pourrais-je parler ? Lorsque je le pourrais, pourquoi parlerais-je ? ils ne comprendraient pas. – On dirait « il est fou », on rirait, on se détournerait en haussant les épaules... Ce n'est pas que l'audace me manque, mais aussi je contristerais peut-être quelques faibles qui me sont chers, et je serais pour plusieurs un objet de scandale... Pourtant ces choses, je les ai dans l'âme ; ce qu'ils veulent, c'est ignorer : il leur semble ainsi qu'ils suppriment.
Alors se taire, se retirer en soi-même, sourire aux autres ; ils préfèrent le masque ; au bout d'un peu de temps, ils le croient la réalité !
et s'emmurer dans la solitude
et se désespérer...
§ Faciles, les premières ferveurs, enthousiasmes spontanés de l'âme ; faciles, les premières extases ! Combien les ont eues qui maintenant blasphèment.
Mais une foi qu'on ressaisit après qu'on l'a quittée, que la volonté reconstruit après que le doute a saccagé... et cette foi, la garder haute malgré que la raison se moque, que la chair regimbe, que l'orgueil se dépite de s'y sentir emmuré... c'est là une foi noble, une foi consciente d'elle-même, une foi volontaire ; voilà qui est superbe.
ASCÉTISMES.
– « Car cette sorte de démon ne se vainc que par la prière et par le jeûne. »
Que l'esprit domine sans cesse ; qu'il ne perde pas pied un instant ; tant qu'il est fervent, la chair est soumise – mais veille bien qu'il ne faiblisse – « Veillez et priez de peur de succomber. » Dans la nuit, quand le regard s'hallucine, ô Luther jetant son écritoire contre le démon maraudeur.
Jeudi, 22.
Traitez durement votre chair.
Les crins du cilice et de la haire chatouillent voluptueusement l'âme ; la tête allégée par le jeûne a des étourdissements très proches de l'extase ; la ferveur – et quand la chair faiblit, alors l'eau froide et le linge humide fouaillant les reins débiles ; et puis, les nerfs brisés, le corps tranquille, assoupi de douleur, – ah ! s'endormir enfin au sein d'un divin songe.
« Vous ne vaincrez pas si vous ne vous faites pas violence. » (Imit., I, 22).
23 août.
N'importe ! c'est sublime cette lutte dans le noir – seul à seul, corps à corps... et l'orgueil parfois me souffle au visage d'arrogantes ivresses après les victoires. Quand elle ne prosterne pas, elle est étrangement grandissante, cette lutte ; c'est l'épreuve souveraine qui consume ou qui magnifie.
Quelle fierté, Seigneur, que vous m'en ayez jugé digne !
Dimanche, 25.
O Seigneur ! je suis pur ! je suis pur ! je suis pur !
Lundi, 26.
Elle secoue si fort ses entraves qu'elle les brise ou bien qu'elle est brisée. Le ciel la tente, et l'inaccessible ; elle rêve des essors toujours plus sublimes ; oublieuse des liens, elle s'élance... Et les plumes s'envolent au vent de l'esprit, de ses grandes ailes déchirées et qui retombent.
Ce sont les chansons, les plumes qui s'envolent, de sang et de larmes éclaboussées – les plumes mélodieuses.
§ Ah ! ils voudraient des noblesses ! Ils prêchent la vie haute : Sursum corda, disent-ils. Mais des âmes nobles, quand il en vient, elles ne naissent pas viables ; vivre les rebute ; elles sont condamnées d'avance.
Heureusement qu'il en est bien peu, car elles périssent.
Tes hommes s'en vont, ô Éternel, Dieu des combats, les vaillants succombent.
– Mais il faut lui rogner les ailes tout d'abord ; c'est un oiseau de basse-cour, raisonnablement.
Et ce qui vaincra son esprit, ce ne sera pas l'Esprit, de peur qu'il ne s'en glorifie, ni l'ange de Jacob.
Mais Thécla l'impudique, parce que Dieu a choisi les choses viles de ce monde pour confondre les sages.
« Il faut lutter continûment. » – Continu et continuel existent, – continuellement oui, mais continûment ? Je ne sais pas, – j'aurais besoin d'un dictionnaire...
Douloureusement, – emphatique, trop espagnol – du dehors – pas d'intimité – il faut douleureusement, qui bien plus discrètement pleure.
Mercredi, 28.
Des choses plus haletantes, plus criées et puis au hasard – tant pis ! Je trierai dans la suite ; ce sont trop des « morceaux » que je fais là. Je cherche trop à me connaître : il me faut redouter l'analyse de soi.
Oui – des cris de passion, que la phrase ne vienne point parfaire – je veux que les angles, les cassures, les âpretés y restent – et sans avoir la préoccupation d'expliquer comme à quelqu'un qui ne comprendrait pas aussitôt : synthétique, quoi qu'en dise D...
Puis se laisser guider par l'émotion nouvelle et ne point la ranger dans des limites préconçues.
§ Sujet – Verbe et Attribut.
Il faut y revenir toujours ; c'est le rapport inévitable. Pourtant cela ne satisfait pas : toutes choses ne sont pas dans une si fatale dépendance ; il est des corrélations plus subtiles.
Cette syntaxe brutale les souligne ; il les faudrait indiquer tout à peine.
Pas la couleur, rien que la nuance.
C'est alors dans le rapport des mots, non plus dans la phrase entière :
Kühl bis ans Herz hinein...
Connexion des deux essences – parfait.
Mais plutôt encore le rythme allitéré, l'ondulement de la période – et le rappel interrompu des assonances.
Et quand la syntaxe proteste, il la faut mater, la rétive – car lui soumettre sa pensée, je trouve cela très lâche.
Il ne faut pas céder aux choses. –
Et pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
Voilà ce que la prose ne peut pas : les césures violées dans une métrique normale ; sous une apparence insoumise, la règle pourtant suivie, fait saillir le rythme fantasque.
... Et calme, et grave, elle a
Par ces allitérations blanches et noires jusqu'à trois fois alternées, l'impression de pas lents qui s'en vont dans un éloignement immuable ; puis, avec les deux derniers mots précédents, ressaisis, le vers s'étend, sans même une césure, comme en une longueur de quatorze syllabes...
Elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
C'est la ligne indéfinie des horizons d'outre-tombe, entr'aperçue dans SA parole.
Mais en prose, il faudrait des règles, pour pouvoir les enfreindre après qu'on les a possédées.
Minuit.
Je jouais – et le piano surmené frémissait de toutes ses cordes ; mais, à trop vibrer, soudain une s'est rompue. – Je m'arrêtai tremblant à l'incisif éclat de cette corde métallique. – Elle s'est tue, mais comme une onde harmonieuse ondulant sur tous les degrés, longtemps ont répondu, douloureusement émues, les plus lointaines harmoniques. Puis l'onde aérienne soulevée s'est épandue plus subtile. – Tout se rendort. Le silence un instant déchiré se referme, qui m'enveloppe de peur et de ma solitude.
Je suis resté tremblant, craignant, sur le clavier muet, de réveiller les deuils de la note défunte. J'ai tâché de lire, rêver – et maintenant que j'écris, sans cesse encore dans la nuit j'écoute un sanglot – la corde d'un luth qui se brise.
Étant environnés d'une si grande nuée de témoins.
Hébreux, XII, 1.
MÉTAPHORIQUE ; HUGO.
D'invisibles clartés flottent autour de nous, dans ce que nous croyons la nuit noire ; les âmes luisent comme des cierges, les âmes mortes déjà ou qui ne sont pas encore nées ; l'immatériel espace frissonne de lumières – et l'homme est entouré de légions infinies qui s'échelonnent jusqu'à Dieu...
(Trop de jour, rhétorique, le mot plus gros que la pensée ; – par rapport à l'homme ; – il faut la pénombre où l'on sente vaguement transparaître le mystère.)
SYMBOLIQUE... Sur champ d'azur, de grands anges penchés qui contemplent...
Pour les âmes, de même, il est des lois de résonance. Le frémissement d'une seule émeut aussitôt alentour toutes celles capables d'un parfait unisson. Les vibrations de subtils accords les agitent ; elles sont dans un constant rapport harmonieux – peut-être bien mathématique ; – chacune rend un son distinct, car chacune a ses harmoniques. Et Dieu les connaît à ceci : comme un cristal très pur. l'âme la plus exquise a des sons tout lucides.
Et c'est ce qui fait que parfois nous nous sentons émus de mystérieuses tendresses : c'est qu'un accord épars dans l'air aura fait frissonner notre âme ; un chant subtil, imperceptible, en elle aura réveillé quelque allitération latente.
Vendredi 30.
Il faut une Providence ; un Dieu ne suffit pas, il faut qu'il vous voie ; cela ne suffit pas encore, il faut qu'il aime ; après, tout le reste est égal. On sacrifie toute chose une à une ; par amour d'un devoir, on peut mutiler son bonheur ; on devient vertueux, sublime ; on consent que très peu le sachent, – que toi seule, fût-ce que toi morte, – encore l'on s'en passe ; c'est le sacrifice absolu de soi-même... mais que Dieu demeure au moins, dernier refuge, après que tout le reste a sombré – et que Dieu vous voie et bénisse l'effort ; sinon, c'est le néant de toute sa vie – et, quand on l'a compris, c'est le cri d'épouvante éperdue dans le noir :
« Éternel ! Éternel ! que de fois j'ai crié à toi comme un enfant crie vers son père, et tu ne m'as pas répondu. »
Les trois stades de l'extase :
La nuit, mes mains se sont tendues sans se lasser ; Mon âme refuse toute consolation ; Je me souviens de Dieu et je gémis ; Je médite et mon esprit est abattu.
Éternel ! mon Seigneur ! ah ! faites-vous connaître ! – L'on reste à genoux très longtemps, et le corps s'inquiète pendant que l'âme cherche de nouveaux accents de prière, et parfois elle s'épouvante de son éternel monologue. – Oh ! n'entendre rien vous répondre ; croire toujours ; la foi sans rien qui vous assure ; – attendre, prier et savoir déjà que cette espérance vous leurre – et prier encore, malgré tout, parce que peut-être...
§ Alternative 1o : ... ὡρἑξατο χερσὶ φίλῃσιν, οὐδ᾽ ἔλαβε.
Ou bien, quand l'âme parvient à s'illusionner de chimères, c'est le corps qui se désespère de ne rien pouvoir embrasser, et qui désole jusqu'à l'âme. – « Noli me tangere »... je ne peux pas, Seigneur ! il faut que je vous touche ; tout mon corps vous souhaite ; le désir de vous me tourmente ; mes bras se tendent dans la nuit, mais se referment sans rien prendre ; mes mains se rejoignent désespérées... ayez pitié de moi : je suis bien malheureux !
§ 2o Ou bien l'oraison assagie et les mains sur les yeux pour que rien ne distraie du divin rêve ; sentir Dieu qui vous environne –... puis tout à coup l'on se retourne, on se sent seul – le sentiment que tout cela c'est une lugubre moquerie... mais non ! l'on veut se reprendre, recommencer l'extase – on prie plus fort, à haute voix : mais c'est le doute qui vient, c'est l'ironie, l'esprit languit, les nerfs se crispent, et la prière agonise sur les lèvres balbutiantes. – Allons, c'est fini pour ce soir ; il faut se coucher sans son Dieu ; il est deux heures. Ah ! que ma tête est lassée de toujours chercher l'Invisible ! – et pleurer maintenant les larmes... et la raison tout bas qui se moque de l'âme, disant : « Il ne te fallait pas prier si longtemps : ça m'ennuie. »
ALLAIN.
Il demande à la religion plus qu'elle ne peut lui donner ; c'est par là qu'il faiblit et que le doute l'assaille :
– Le doute au milieu de l'extase : « et rester à genoux, ne sachant plus... etc... »
– INFLUENCE DE LA NOURRITURE SUR L'ÉTAT RELIGIEUX, – EXTASE ARTIFICIELLE, – LA CHAIR ENTREMETTEUSE OBLIGÉE, – CAUSES NERVEUSES.
(à faire)
Mais aussi quelle joie, quand enfin vient l'extase, comme une douce récompense à ses efforts persévérés ; quand l'adoration succède à la prière ; quand, après le dur combat de la nuit, on s'endort au matin, bercé d'un refrain d'oraisons.
1er septembre.
Allain songe :
« Emmanuèle n'est pas la seule ; ma mère encore et Lucie, toutes les âmes aimées errent autour de moi et me contemplent. »
Il en a une grande joie. Il peuple sa solitude des êtres disparus aux regards familiers.
Que cette pensée le soutienne.
Père ! mon désir est que, là où je suis, soient aussi ceux que tu m'as donnés ! – Oh ! être digne ! pour sentir, après la victoire des luttes, leur doux sourire éclairer l'ombre. Être vaillant pour qu'ils s'en réjouissent et qu'après, plus tard, ils me disent :
Tu as bien combattu – Dieu t'a trouvé fidèle – en toutes choses.
Lundi 2,
La nuit, devant la glace, j'ai contemplé mon image. Comme surgie de l'ombre, la fragile apparition se modèle et s'immobilise ; autour de moi, dans l'ombre éclairée, des profondeurs de ténèbres s'enfoncent. Je plonge mes yeux dans ces yeux : et mon âme flotte incertaine entre cette double apparence, doutant enfin, comme étourdie, lequel est le reflet de l'autre et si je ne suis pas l'image, un fantôme irréel ; – doutant lequel des deux regarde, sentant un regard identique répondre à l'autre regard. Les yeux l'un dans l'autre se plongent, – et, dans ses prunelles profondes, je cherche ma pensée...
Allain a jeté sur l'image un grand drap étendu ; – dessous elle est emprisonnée, – je ne la vois plus – mais je la sens vivante encore sous le drap, derrière le verre ; – par crainte de son regard, je n'ose soulever le voile et je la sens quand je me tourne, qui me regarde ; c'est un souffle entre les épaules.
Exaspéré, il la crèverait, – mais la peur le retient de trouer aussi le fantôme et que le néant n'apparaisse derrière l'apparence brisée.
HALLUCINATION – TAINE.
Il suffit que les centres nerveux soient ébranlés ; ce ne sont plus seulement les sens qui les ébranlent alors, la perception extérieure, – mais bien l'intime volonté qui, par eux, crée l'image.
Longtemps elle s'éduque, s'exerce sans résultat, car elle est trop consciente d'elle-même et perd difficilement la notion de l'effort ; mais, tout à coup, alors qu'on n'y songe plus, en vertu de l'habitude prise par cette lente éducation, par une association d'abord artificiellement provoquée et maintenant naturelle – l'image évoquée surgit spontanément.
Voilée de noir, au crépuscule, je t'ai vue accoudée au chevet de mon lit, telle qu'une ombre, silencieuse. Contre ta main, ta tête était appuyée, comme lasse – elle était couverte d'un crêpe.
J'eus peur, et la vision s'évanouit.
Jeudi 5.
« Un baiser doux et savoureux Ai pris de la rose erramment. Moult est guéri qui tel fleur baise ; Et cependant j'ai maint ennui Souffert et mainte male nuit, Depuis qu'ai la rose baisée. »
Le souvenir de ta caresse me tourmente...
C'était au soir, près du piano, tu venais m'écouter – et puis voici ta main, ta main fraîche, qui doucement sur mon front me caresse – pourquoi ?
Ce soir qu'il fait si doux, je pleure ; la caresse de l'air m'a rappelé ta caresse ; le souvenir de ta main sur mon front m'alanguit ce soir jusqu'à l'âme.
Vendredi 6.
Le manteau blanc, la cuculle blanche... et qui sait ce qui dessous s'agite dans ce cœur toujours clos, dans cette vie toujours muette ? Tout se passe entre l'homme et Dieu ; rien ne transparaît au dehors, des sublimes combats et des ferveurs suprêmes.
Les chartreux ont prié ; puis vient la mort : ils se reposent.
Maintenant, c'est la veille ; il est minuit ; dans la chapelle illuminée, sous les arches sombres du cloître, les chartreux chantent des cantiques. O sainte paix des monastères ! repos des couvents ! paix des cloîtres !
« Heureux qui s'agenouille et n'a pas combattu. »
Lundi 9.
Se lever tôt : les aurores sont radieuses ; – la fraîcheur des matinales prières. Se coucher tard : la tranquillité des nuits est conseillère : – l'extase aux heures silencieuses.
Pour éviter l'ennui des après-midi mornes, se coucher au milieu du jour, quand la chaleur accable. Ou bien s'endormir vers le soir, et qu'une sonnerie, tout à coup, au milieu de la nuit vous réveille en sursaut ; on se lève, on se met à genoux aussitôt ; la prière est alors très pure, car l'esprit, engourdi de rêves, oublie de douter ; on lit, on travaille, on attend le matin, – et, l'aurore venue, on se rendort bien sage.
C'est ce que j'ai fait ces trois nuits dernières ; quand je me suis couché, le ciel était rose.
Mercredi.
La vue seule s'hallucine ; l'ouïe parfois – mais quand je veux toucher, la vision s'évapore.
Ne pas pouvoir saisir ton ombre ! J'ai froid de cette solitude ; c'est, dans mon cœur et dans mon âme, comme un frisson frileux des tendresses absentes. Oh ! me blottir auprès de toi, m'asseoir à tes pieds, dans ta chaleur enveloppante, ma tête sur tes genoux, dans le pli profond de ta robe, et sur mon front sentir la douceur de ta tiède haleine.
Jeudi 12.
Oh ! parle-moi ! chère âme – je suis tout seul, tu sais, – et n'ai rien qui me guide, que cette foi toujours qui retombe lassée. Vivre de souvenirs et d'espérance, sans jamais rien qui ranime l'amour, que l'ardeur de mon âme fidèle.
Oh ! parle ! afin que je sache.
Heures nocturnes.
Dans la nuit, par la fenêtre penché, de l'air ! ah ! j'étouffe ; – de l'air ! ah ! j'ai la fièvre ; – de l'air froid, ah ! qui fraîchira plein ma poitrine haletante. Ma tête brûle ; ah ! le front contre la vitre et la paume des mains contre les pierres humectées. – Ah ! je respire.
Mélancolique apaisement de la nuit étendue, après la chair qui sue et qui pantelle, – l'accalmie.
– Que tu la fasses plus rêveuse, – toi la silencieuse amie, à tes rayons pâlis, glissés de tes nuages.
– Que tu la fasses plus abandonnée, – toi la lointaine, – aux courbes lentes des nuées que tes lueurs argentent.
– Que tu la fasses plus extasiée, songeuse encore plus qu'assoupie. – par tes silences, – taciturne, – sur tes clartés aériennes.
Ce serait le sommeil au gré de tes berceuses.
Dans la nuit, par la fenêtre penché, je regarde la nuit étendue, le pâle enchantement des ombres au clair de lune romantique.
Oh ! quand l'âme saura...
Silence. –
⁂ Quand l'âme a su, elle s'est écriée :
« O que tu sois maudite encore. – chair avilie. O maudite ! maudite sois-tu ! »
Puis elle a gémi de ce qu'elle ne trouvait plus de prières – et s'est désolée pareillement de ce que les mots pour prier dussent sortir de ces mêmes lèvres qui tant avaient souhaité des caresses abhorrées. Les mots se souillent au passage ; la prière ne monte plus.
Elle dit :
« Voici ! Voici ! je t'ai reperdue, fraîche et blanche pureté, si ardûment de nouveau regagnée. Elles s'en sont allées, les promesses, et de Toi les remémorances affectueuses, en allées ! en allées ! »
Puis elle s'est morigénée :
« Que t'en allais-tu donc aussi, vagabonde ! – vers tes rêvasseries toujours ! Il te fallait rester près du corps et veiller. – Te voilà maintenant honteuse. Lamente et pleure lâchement. »
Et s'est lamentée alors et a pleuré parce qu'elle s'est sentie malheureuse.
Samedi 14.
J'ai prié toute la nuit, à genoux, sans me retourner. Je n'ose pas dormir – ô l'effroi des sombres ténèbres ! deuil des visions disparues. La terreur des témoins qu'autrefois j'invoquais. – Se cacher... ô leur regard qui se courrouce contre le faible enfant de la terre ! Comme il est triste, leur regard ! comme il est triste ! – La paix de leur front qui se ride...
Toute la nuit j'ai pleuré : les larmes sont pieuses ; seule prière qu'on ose, après qu'on a beaucoup péché et qu'on a honte.
O les larmes qui tombent dans l'ombre...
Il se terrifie de cette grande nuée de témoins qu'il évoquait.
« Éternel ! aie pitié de moi ! J'ai peur de la nuit ! Ils sont partis tous les aimés, ceux qui peuplaient mes veilles – ils m'ont laissé tout seul ; ils m'ont abandonné. J'ai peur de la nuit ; le silence frémit d'imaginaires alarmes. Je n'ose pas me retourner ; j'ai peur ! j'ai peur, mon Dieu – oh ! je suis un enfant ! un petit enfant. » – Il sanglote.
... Parce qu'elle ne possède pas la pleine lumière et que toutes ses affections sont malades. (Imit., III, 55.)
Il faut travailler.
15 septembre.
L'évolution est toujours la même. L'esprit s'exalte ; il oublie de veiller : la chair tombe. On se réveille ; puis vient un travail excessif pour distraire des mauvaises pensées. Le travail fatigue, on se dit : à quoi bon ! on prie, on recherche l'extase, – et l'évolution recommence.
Quand on en a plusieurs fois fait le tour, on n'a même plus de surprises : c'est désespérant. Pourtant ce n'est pas un cycle, mais une spirale qui s'élargit toujours et dont les anneaux s'écartent toujours plus du centre et se distendent ; les sauts sont plus brusques ; les élans, plus forcenés.
Lundi 16.
Il pense :
Rousseau travaillait dix-huit heures. –
Balzac de minuit à huit heures. –
Flaubert... etc.
Il tâche de veiller ; – la chair est faible... (admirable) : dire le sommeil qui, malgré qu'il résiste, arrive – il s'endort le coude sur la table...
« de ma tête lassée. »
Le corps dira :
« Voici, ramène-nous en Égypte ! nous y mangions des oignons succulents, nous y vivions dans l'abondance ; – mais tu nous fais errer dans un désert aride et sans eau, où nous manquons de tout et souffrons de bien des choses. »
... c'est, dans la chair plaintive, l'écho mal endormi des voluptés passées où traîne encore quelque refrain qui vous rappelle, – et l'image surgit, évoquée malgré soi, l'image corruptrice.
Mardi soir.
Méditations métaphysiques.
« Le temps et l'espace n'existent que pour la raison de l'homme. » – Se pencher sur ces profondeurs et les fixer jusqu'au vertige. Le charme lent des tristesses passées ; – la douleur présente, se la représenter déjà lointaine en arrière, se regarder en souffrir sans penser que c'est soi qui souffre, et la tourner en une exquise tristesse, comme d'un souvenir de douleur · · · · · · · · · · · · l'illusion des phénomènes. Car la mort n'est un accident que pour des raisons survivantes ; mais l'âme sitôt la mort ne s'aperçoit plus de la mort et l'oublie, car la mémoire d'autrefois s'en est allée avec la raison morte. L'âme traverse la mort, indifférente.
Ce qui change, c'est le corps seul : il retourne en poussière – (encore que phénoménalement). La mort n'est pas une conclusion ; le roman ne s'arrête pas là, – qui sait seulement s'il s'arrête ?... et s'il commence avec la vie ? – qui sait seulement s'il commence ? – si l'âme n'est pas éternellement voyageuse, et ne poursuit pas, au travers de formes sans cesse nouvelles et qui s'écoulent, au travers de multiples vies, d'inquiètes migrations pour manifester son essence ?... peut-être c'est ce qui lui fait ces lassitudes infinies, toutes les vies antérieures ; – peut-être aussi qu'elle est encore très jeune, et c'est ce qui lui fait ces désirs infinis.
Ah ! quand nous connaîtrons ! – ah ! quand ce sera la lumière ! Car jusqu'à ce jour le même voile demeure. – Mais, après, nous connaîtrons comme nous aurons été connus,
§ Oui ! mais quand nous connaîtrons, nous n'aurons plus la raison pour le savoir, non plus que pour le désirer ; nous connaîtrons sans nous en douter, sans enchantement de surprise ; nous ne nous en apercevrons pas. Ce sera la résolution d'un accord trop longtemps suspendu, sans plus d'oreilles pour l'entendre ; – et nous n'aurons plus d'yeux pour voir l'éblouissement des grandes clartés qui se lèvent. Nous serons plongés dans l'infini bonheur, sans plus cette douloureuse résistance du moi qui seule pourrait nous le faire sentir.
§ Alternative ; un nirvâna prodigieux, où le « moi » tout entier se fondrait, s'abîmerait en extase et garderait pourtant la volontaire conscience de son évanouissement ; ce serait comme un néant voluptueusement perceptible.
⁂ Spéculations abstraites : poursuite de vent, course après la chimère – ô le mirage, pendant la vie, des choses d'au-delà de la vie...
Mercredi 18.
Il ne faut surtout pas que la ferveur faiblisse, – sinon tout retombe aussitôt ; il ne faut même pas y songer de peur que la pensée du néant de toute sa vie ne vienne à effleurer mon âme, – mais la maintenir toujours brûlante par le désir incessant des extases nouvelles.
Jeudi.
Je travaille excessivement : Allain avance ; c'est superbe ! Puis chaque jour naissent des projets nouveaux que je voudrais aussitôt écrire – des contes philosophiques surtout, puis le traité des Refuges – le poème du Juif Errant...
Ma pensée est si vivement active, que le moment de s'endormir lui fait mal comme physiquement. C'est comme une cessation d'être ; l'idée seule en est insupportable. Je retarde chaque jour le moment du coucher – et, sitôt dans le noir, c'est une angoisse épouvantable ; je ne veux pas m'endormir, et ma raison dit qu'il le faut ; progressivement la pensée s'arrête, s'alentit – elle va mourir, mais de brusques ressauts de vie la secouent longtemps encore ; – elle sent trop l'évanouissement lent qui la gagne, et s'effraie. – Ou bien ce sont les obsessions énervantes.
Les nuits viendront que je chercherai le sommeil et que je ne le trouverai pas.
⁂ Musique : Schumann et Bach seulement. – (Wagner accable trop). – L'obsession du nombre.
Dans Bach, la fugue obstinée – dans Schumann, le rythme têtu qui brutalise la mesure et persiste en dépit des temps ; puis devient une angoisse. – La basse proteste par syncopes, les altos se déchirent, et, quand les parties se raccordent, il en reste quelque chose de lassé qui fait mal.
Dimanche.
Voici comment cela commence :
Dans le silence de la nuit, sitôt couché, la bougie soufflée, au lieu du sommeil, ce qui vient c'est une mélodie, une mélodie courte, simple et capable d'être fuguée. D'abord elle se développe simplement, puis, à la reprise, il en surgit, comme un écho, une adjacente qui se développe en canon parallèlement à la première ; puis une troisième se greffe à la troisième mesure... une quatrième veut s'élancer ; elle grimpe sur la première, à l'unisson mais avec un timbre différent ; je les distingue, – elles pressent, – tout s'embrouille. – C'est à recommencer. – La première hasarde une fioriture ; la seconde suit ; puis la troisième ; – la première se hâte ; – les autres suivent scherzando... Bientôt c'est une obsession insupportable ; je me lève, et, pour la taire, je plaque très fort sur le piano des accords au hasard ; – et, la mélodie agaçante chante si fort, qu'elle fait heurtant l'accord plaqué, une dissonance RÉELLE.
– Ou bien une marche chromatique, qui s'élève implacablement, malgré moi, durant des gammes entières.
Chaque nuit, c'est une obsession nouvelle.
Hier, – une gamme qui fuyait indéfiniment, parcourant tous les registres jusqu'à des hauteurs inadmissibles ; elle continuait encore ; elle devait par un saut brusque en arrière se ramorcer plus bas pour recommencer à nouveau sa montée – mais où ? car la gamme semble ininterropue – et mon oreille attentive s'agace à chercher le degré précis de cette secousse en arrière ; – elle va trop vite, elle presse furieusement – je veux l'arrêter – je me cramponne – enfin elle m'emporte avec elle dans un étourdissement de vertige : c'est le sommeil. –
⁂ La double rime – le dernier vers dans l'indécision de la mesure et les deux précédentes syllabes, flottantes, comme l'arrêt incertain de l'escarpolette après l'élan en avant qui soulève, mais que bientôt la chute retombe. C'est pour l'impression du balancement des ramures sous les brises. –
« Dormir. Dormir. »
Saules, osiers, courbez, tout autour de ma tête,
Étendez vos rameaux lentement balancés
Par une haleine, oh ! très discrète ;
Sous le mystère obscur des feuillages. – lancez
Les caresses de vos ombrages.
*
Je souffre, j'ai sommeil ; bruissement doux des eaux.
Des eaux qui coulent, chantez bas. chantez sans suite
Les murmures de vos ruisseaux.
Mon âme écoute, oublieuse des temps – la fuite.
La fuite des heures, longtemps.
*
Je voudrais m'endormir, chère, sous ta caresse.
Au souvenir lointain de nos premiers aveux ;
Surtout ne parle pas ; mais laisse
Ta main, ta fraîche main dans la mienne ; – je veux
En songe que ton ombre vienne.
Lancez est déplorable ; sa brusquerie exclut la caresse suivante.
Mardi 24.
Pour le bien écrire dans Allain, il faut observer sur soi-même le moment délicat où la pensée se détraque. Le propre de cette, c'est qu'elle ne se sent pas ; – pourtant, par un effort de volonté réfléchie, il faut la rendre sensible. – Dans le silence et l'obscurité de la nuit, j'ai suivi l'enchaînement de mes idées – c'est très drôle. Sur un aphorisme donné, je laisse ma pensée vagabonder sans contrainte – puis, lorsqu'elle est arrivée à une remarque qui m'amuse, je remonte idée par idée le fil ténu qui associe et relie spécieusement l'aphorisme initial à la remarque dernière. Puis je m'exerce à mener parallèlement, en même temps, deux enchaînements de pensées ; l'association des idées est alors très bizarre : les deux systèmes d'idées enchaînées évoluent dans un rapport ininterrompu.
Mercredi.
J'y suis, c'est bien cela ! L'esprit devient morbide... (à étudier).
Il ne veut plus pourchasser l'idée ; tout le long du chemin, il fredonne des phrases, des vers aux allitérations périodiques... et puis, quand par un effort il veut courir après l'idée, il ne se souvient même plus de ce qu'il pensait. – L'impression de serrer du vide – mais, après, c'est une grande fatigue.
(Sous bois) Vendredi.
Il faut que l'esprit se repose.
Cette nuit, presque sans dormir, car la pensée était trop forte, je rêvais des courses énormes, des fatigues épuisantes ; et, dans un songe plein de visions, se déroulaient des champs dorés, des pentes de vallons que fraîchit le cours, ombragé de saules, d'une rivière fuyante. Et dans la rivière je revoyais les enfants aperçus de***, qui s'y baignent et plongent leur torse frêle, leurs membres brunis de soleil dans cette fraîcheur enveloppante. – Des rages me prenaient de n'être pas des leurs, un de ces vauriens des grandes routes, qui tout le jour maraudent au soleil, la nuit s'allongent dans un fossé sans souci du froid ou des pluies ; et, quand ils ont la fièvre, se plongent, nus tout entiers, dans la fraîcheur des rivières... Et qui ne pensent pas.
Aussi ce matin j'étais en marche dès cinq heures ; j'ai longé la rivière qui reflète les rochers et les futaies hautes d'une forêt à perte de vue ; tout est noyé dans une brume humide qui bleuit les teintes et donne à la vallée un mystère de profondeur qui tente. Le soleil est encore caché par cette brume répandue ; la terre semble flotter dans un nuage. La caresse de l'air m'affolait ; je marchais comme dans le délire ; mes sens aigus m'effrayaient presque par leurs vibrations extraordinaires ; les couleurs me flattaient et me blessaient comme un contact.
Je me suis mis à courir sous les branches basses lourdes de rosée ; lorsque je passais, elles secouaient sur mon front des gouttelettes ruisselantes. J'allais comme un homme ivre ; à mes oreilles chantaient, avec tous les bruissements de l'orchestre, les fureurs du scherzo d'ut mineur.
La forêt s'est ouverte, plus haute, plus solennelle, aux fraîcheurs de grotte sous les feuillages, aux recueillements de cathédrale. Des enthousiasmes infinis me secouaient et sur mes lèvres faisaient affluer des vers que tout haut je chantais. Je jouissais douloureusement de ma solitude ; je la peuplais d'êtres aimés ; – devant mes yeux se balançaient, d'abord indécises, les formes souples des enfants qui jouaient sur la plage et dont la beauté me poursuit ; j'aurais voulu me baigner aussi, près d'eux, et, de mes mains, sentir la douceur des peaux brunes. Mais j'étais tout seul ; alors un grand frisson m'a pris, et j'ai pleuré la fuite insaisissable du rêve...
... à pied jusqu'au bord de la mer.
Samedi, le P***.
Tout le jour, je les avais fait rire, follement rire. Puis le soir est venu ; je suis remonté tout seul dans ma chambre. Je me suis assis, l'esprit inerte.
Tout s'est assoupi ; j'ai songé que j'étais seul à veiller ; il était minuit. J'étais sans lumière ; le vent dehors soufflait sur la mer ; alors tout le factice de cette joie, dans un écœurement m'est monté aux lèvres : j'avais des sanglots plein la tête. Et me laissant bercer dans l'alanguissement de cette tristesse, la tête dans les draps, j'ai pleuré comme un enfant. J'avais le délire, je crois ; je sentais la pensée, par souffles, descendre, comme sur les épis le vent qui les incline, et si intense elle secouait ma tête, que, pris de peur, j'ai pensé devenir fou.
Je me suis levé alors, pour marcher dans la chambre ; j'étais nu-pieds ; un grand frisson m'a pris, un frisson plein de délices. Le vent courait sur la mer par rafales et dans le corridor chantait des plaintes. J'ai regardé dehors : une lueur de deuil était épandue sur toutes choses. L'œil voyait très loin ; tout était sans teintes. La mer s'agitait auprès, et la rive et les flots étaient gris, d'un gris mourant de crépuscule. C'était triste comme si le soleil mort avait fait porter son deuil aux choses. – Oh ! le crêpe du crépuscule.
Et les flots se racontaient les rayons morts et les clartés défuntes avec des voix qui semblaient trépassées.
J'avais le cœur glacé d'ennui.
.....
Lundi 30.
Tout ça, c'est une perte de temps ridicule, – et ça ne me repose pas du tout. Je ne peux plus dormir. – Il faut lutter de vitesse.
1er octobre.
Allain. – Il faut que l'œuvre se finisse. – Mais la folie est imminente.
Le dilemme se pose. –
Se reposer ? – C'est perdre du terrain – et je n'entraverai pas sa marche ; – d'ailleurs je ne peux pas me reposer.
Se hâter alors ! presser furieusement sa besogne ; – mais j'active d'autant sa venue.
Il n'y a pas moyen d'en sortir.
Tant pis ! – Ce sera la course éperdue.
3 octobre.
Oh ! laisser quelque chose – ne pas mourir tout entier ; mon cahier alors, si Allain n'est pas achevé ou si je deviens fou trop vite.
Je l'écris formellement ici :
QUE PIERRE C***, À QUI JE LES DONNE, PUBLIE, SI JE DEVIENS FOU, CES CAHIERS. – SANS FAUSSE HONTE POUR MA MÉMOIRE POSTHUME... À MOINS QU'ILS NE LUI SEMBLENT DÉJA TROP FOUS EUX-MÊMES – EN CE CAS. JE LE LAISSE JUCE.
Un cahier blanc, un cahier noir comme elle les aurait voulus. J'y rêvais des aquarelles de Besnard que toi-même aimes tant, mais il n'y aura pas moyen, je pense. Et puis ce sera tout.
S'IL PUBLIE MES CAHIERS – QU'IL GARDE ALLAIN ; – L'UN OU L'AUTRE.
Et je l'en remercie.
4 octobre.
La course à la folie, – lequel des deux arrivera le premier, d'Allain ou de moi ? Je parie pour Allain ; je me retiens, je m'enfrène ; – lui, je le hâte, j'active le travail, je presse le dénouement : il faut que je l'aie fait fou avant de le devenir moi-même. Lequel des deux grimpera sur l'autre ? – C'est très amusant cette course ; on fournit tout soi-même, parieur, lutteur, adversaire. – Le prix, ce sera le repos, le repos après l'œuvre faite.
N'est-ce pas, mon Dieu, que vous me bénirez ? – sans cela j'aurai tout perdu, voyez-vous, pour avoir aimé trop le devoir, pour avoir voulu rester fidèle, – et pour avoir lutté. N'est-ce pas, mon Dieu, que vous me donnerez votre manne cachée et le vêtement blanc que vous gardez aux purs. Les séraphins diront : « D'où vient-il donc, qu'il est si pâle ? Il a d'étranges yeux comme un visionnaire ! » – et Vous, Vous répondrez : « Il a bien combattu, – donnez-lui la palme de gloire. – »
Dimanche.
Des attendrissements ridicules pour des créatures inconnues que je rencontre dans la campagne, – pour un enfant qui se repose... le bonheur simple... « Les eaux de Siloë qui coulent doucement. »
Il ne faut plus sortir, ou que la nuit.
Lundi 7.
S'assoupir vers le soir, une rêverie poursuivie ; se réveiller dans la nuit close ; sortir ; marcher jusqu'au coucher de la lune ; rentrer ; se sentir seul, et que l'âme en frissonne.
Et puis, jusqu'au matin, rester tremblant, la pensée morte, et ne se coucher qu'au jour levant, parce que je n'ose pas m'endormir – et que j'ai peur, – de tout ce que je ne vois pas dans les ténèbres.
Nuit de mercredi.
La mesure est à trois temps ; des noires ; la succession de quatre notes, de sorte que la quatrième tombe sur le premier temps de la mesure suivante et rejette au second la note initiale. On continue quand même ; la voilà sur la troisième, – de nouveau sur le premier. – On recommence.
La mesure est à quatre temps ; le groupe est de cinq notes. – Je calcule : cinq fois quatre, vingt ; donc vingt notes et cinq mesures pour se retrouver au point de départ.
On recommence.
Sept notes avec trois temps ; soit en tout vingt et une...
Il faut suivre cela pendant les heures de la nuit, au lieu de dormir – et s'en obséder jusqu'au cauchemar.
Nuit de jeudi.
Les pensées se balancent comme le pont d'un navire agité de tangage – elles se culbutent dans des chutes étourdissantes ; puis de longs ressauts de nouveau les soulèvent. Et la vision, comme dans certains songes qui précèdent le vrai sommeil, d'une balançoire allante et venante – et l'impression, à chaque soubresaut de montée, de comme quelque chose qui se décrocherait dans la tête. C'est si épuisant, ce mouvement de houle, que bientôt je sors dans la nuit, pour marcher, – nu-tête, la rosée sur mon front qui brûle ; – mais le ciel est si grand que j'en ai le vertige. –
Il faut marcher jusqu'au matin pour trouver un peu de sommeil.
Minuit.
Oh ! parle-moi, je t'en supplie – Elsa, Elsa ! Ma solitude m'écrase, m'affole. Je la peuple de chimères, mais je reste seul affreusement. – Parle-moi...
Les nuits surtout sont terrifiantes, les nuits de veille, si longues... où la peur m'enveloppe avec l'ombre, où je tremble comme un enfant, et je pleure.
... ou bien à l'orgue, lentement, pour occuper mon inquiétude, des sarabandes religieuses, au rythme grave, aux sonorités reposées – jusqu'à ce que je m'effraie du bruit même, comme moi perdu dans la solitude muette...
Les âmes sont seules !
Les âmes sont seules !
Dimanche.
J'ai voulu – te rapporter des roses. Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes, Que les nœuds trop serrés n'ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté, les roses envolées Par le vent à la mer s'en sont toutes allées. Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir.
Et Schopenhauer que je n'ai pas fini. Tout le quatrième livre !
Tant pis ! je déteste le pessimisme, – il faut être gai malgré tout.
Ah ! Ah ! l'épitaphe :
« CI-GÎT ALLAIN QUI DEVINT FOU
PARCE QU'IL CRUT AVOIR UNE ÂME »
et le verset :
C'est à cause du Christ que nous sommes fous. (I Corinth., IV, 10.)
Mardi.
Ce matin, j'étais assis... c'est très drôle. – Comme par une fenêtre qui s'ouvre s'enfuient des oiseaux encagés – tout à coup, je ne sais quelle cloison s'étant rompue, j'ai vu s'envoler des pensées vagabondes ; on aurait dit des visions qui passaient claires sur un fond noir... et ce n'étaient pas comme les chères images que j'ai coutume d'évoquer, – non, je sentais bien qu'elles partaient, qu'elles ne s'en reviendraient plus... D'abord elles ont passé très lentes ; j'étais triste comme d'un adieu ; je les reconnaissais toutes : c'étaient des paysages vus, des gestes amis, des sourires. – J'aurais voulu les retenir ; mais, malgré le deuil que j'avais de leur fuite, je demeurais inerte, amusé du spectacle.
Puis elles se sont pressées tumultueuses, de grands lambeaux de vie qui s'éclairaient brusquement – et puis qui sautaient dans le noir...
ALLAIN.
Il réfléchit sous quelle FORME IMMATÉRIELLE (mélodie) elle peut être PERCEPTIBLE INTUITIVEMENT à son âme. (Berlioz.)
(Rittardendo)
« – – – ! – – – ! Je t'aurai bien aimée ! »
Il faudrait trois syllabes – le sentiment est alors d'une tristesse infinie.
(Gajo)
... Des aubépines toutes blanches ; je t'en cueillerai des branches fleuries.
Vendredi (?).
Étranges songeries :
Ton existence maintenant ? rien qu'en moi : tu vis parce que je te rêve, lorsque je te rêve et seulement alors ; c'est là ton immortalité.
Tu ne vis que dans ma pensée (musique).
Chère âme qu'il m'est doux que tu vives par la seule vertu de mon amour vivace !
C'est par moi que tu vis, par moi ! parce que je t'aime !...
Et comme aussi ton amour emplit toute ma pensée, c'est lui, lui seul qui me fait vivre :
Je ne vis que par ton amour.
C'est par toi que je vis, par toi ! parce que tu m'aimes !
Toi ne vivant que lorsque je te rêve et moi ne vivant que par ton amour, qu'est-ce à dire sinon que je ne vis que lorsque je te rêve m'aimant ?
Si je cessais de t'aimer, tu cesserais de vivre, – nous mourrions tous les deux si nous cessions de nous penser. Je comprends maintenant, je comprends pourquoi tant mon amour m'emplit l'âme : c'est la condition de notre être à tous deux ; nous ne pouvons cesser de nous aimer, notre amour est immortel et malgré nous, car il faudrait la mort de l'âme pour qu'il meure. Toujours nous existerons l'un dans la pensée désireuse de l'autre ; nous ne sommes que l'un par l'autre, par une création réciproque sans cesse ; nous ne sommes que dans notre mutuel rapport.
Il faut que je t'aime sans cesse.
Au soir.
De mystiques accords fondent du haut des nues ;
Des caresses qu'on sent des bois sombres venues Montent avec la nuit et les parfums des fleurs ; Mots subtils murmurés par des voix inconnues...
« Une faible lumière que je ne verrais pas éclairerait un peu ma table »... et je regarde dans la nuit les étoiles pâlies s'enfoncer plus lointaines. – Je chanterais, sans ce silence ; mais, quand tout se tait, l'on écoute – la nuit, la grande nuit... « Entends, ma chère »...
C'est ta caresse, dis, ce parfum épandu, c'est ta caresse ! – Ta forme harmonieuse, comme un accord brisé, s'est rompue ; c'était une fortuite harmonie.
Quelles clartés sur la colline – on attend – tiens ! la lune – et les brouillards s'argentent.
La nuit, j'ai vu les visions échappées, les visions du passé s'évanouir. Les souvenirs s'en vont ; je les ai vus fuir. Les souvenirs du passé, les visions, les formes chères, – quand toutes s'en seront allées, la nuit sera noire. Dans la nue étoilée les images s'envolent ; quand toutes seront envolées, ah ! je pourrai dormir.
La vie plus loin, ce serait des affections nouvelles – pourquoi ? – Comme le Juif Errant, je voyagerais dans la vie, emportant dans mon cœur les deuils silencieux de tous ceux restés en arrière – et j'aurais encore des sourires pour tous les compagnons au hasard des chemins rencontrés, et je les aimerais, et, comme tout s'efface, les affections nouvelles me consoleraient de celles d'autrefois ?... Ah ! pourquoi ?
et lorsque, plus tard, malgré tout, me souvenant encore de mes tendresses anciennes, les enfants me verraient pleurer, – que voulez-vous que je leur dise ? Ils ne les auront pas connus, et ne sauront jamais d'où nous viennent nos larmes.
Puis ce serait pour eux aussi des pleurs, plus tard, quand je les quitterais ; – et, comme toute sympathie déchirée laisse dans chaque cœur une douloureuse blessure, à leur tour ils me garderaient le deuil silencieux que je gardais à d'autres. Et je les quitterais, emportant avec moi le remords de m'être fait aimer d'eux malgré moi, et des inconsolables douleurs que j'abandonnerais en arrière.
Celui donc ayant reconnu que toute peine vient de l'attachement, – il s'enfuit dans la solitude. – Rester fidèle – JUSQU'À LA MORT... Que la pensée s'arrête pour dormir – éternellement ; – la sentir s'engourdir ; – le court moment où l'on s'arrête de penser ; la MORT. J'ai longtemps cherché à ne penser à rien : on arrive à saisir l'idée, intuitivement...
– Comme il fait clair ce soir ; les papillons volettent autour de la lampe, et la flamme roussit leurs ailes ; ils retombent endoloris, les papillons de nuit que les clartés attirent.
– Quelle tranquillité. Malgré soi l'on contemple. A peine l'on entend le murmure des brises sous les feuilles mouillées. Tout se tait. Je cherche dans la nuit la chute des étoiles... Je ne dormirai pas – les ombres sont trop belles.
Dim. matin.
BLUFFY, – un nom de glacier ; d'avalanche, une chute bleue dans de la neige.
... Tâcher de croire – et puis se lamenter – et puis encore.
Lundi.
Le moment mystérieux qui précède le vrai sommeil, où les sens à peine endormis ont encore des perceptions vagues – où la réalité empiète sur le rêve. L'image la dernière aperçue avant d'avoir fermé les yeux persiste encore mais se déforme avec des bizarreries inquiétantes.
Son regard avait pris l'autre soir une fixité si perçante que j'en souffrais comme d'un glaive ; – et je voulais m'en détourner, mais il me poursuivait partout. Puis son sourire est devenu celui des poupées de cire. C'était affreux : je voyais toutes ses dents, entre ses lèvres écartées par des fossettes ridicules. – J'ai voulu la repousser, mais je l'ai trouée avec ma main tendue ; tout son corps était plein de sable ; elle s'est vidée comme un sac. Et moi je me désespérais, tant son corps dégonflé prenait en s'affaissant des postures navrantes.
Oh ! quand viendra la nuit ? · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
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.....
Oh ! quand viendra la nuit ? une nuit qui fait trêve
Au tourment de penser et de se souvenir.
Une nuit sans lune, une nuit sans rêve.
Oh ! quand viendra la nuit, la nuit pacifiante
Où je m'endormirai – qu'elle soit aussi lente
A me bercer qu'elle est lente à venir,
Quand la nuit viendra – viendra m'endormir.
Et qui me dit que l'âme, alors, ne regrettera pas la vie ?
Mercredi 23 (?).
ALLAIN. – Il touche à sa fin.
Il est déjà fou. lui – c'est très fort.
Jeudi.
Cauchemar :
Elle m'est apparue, très belle, vêtue d'une robe d'orfroi qui jusqu'à ses pieds tombait sans plis comme une étole ; elle se tenait toute droite, la tête seulement inclinée, avec un mièvre sourire. Un singe, en sautillant, s'est approché ; il soulevait le manteau en balançant les franges. Et j'avais peur de voir ; je voulais détourner les yeux, mais, malgré moi, je regardais.
Sous la robe, il n'y avait rien ; c'était noir, noir comme un trou ; je sanglotais de désespoir. Alors, de ses deux mains, elle a saisi le bas de sa robe et puis l'a rejetée jusque par-dessus sa figure. Elle s'est retournée comme un sac. Et je n'ai plus rien vu ; la nuit s'est refermée sur elle...
Je me suis éveillé, tant j'avais peur ; – la nuit était encore si noire que je ne savais si ce n'était pas encore la nuit du rêve.
Et puis les désirs se dépravent ; c'est très curieux, ce qui se passe : la chair est morne, indifférente ; l'esprit seul se débauche, mais alors furieusement... et qu'y faire ?
Les visions exaspérées surgissent, surnaturellement perverses ; des chimères alliciantes, trop irréelles pour le corps ; un insurmontable dégoût pour les caresses coutumières que les désirs du corps profanent. Les visions, autrefois si lassantes, des chairs de femmes évoquées, – maintenant je les aurais, je ne saurais vraiment qu'en faire ! Le triste, c'est que l'âme aussi se ternit à ce rêve des délectations monstrueuses.
Pour avoir souhaité trop haut, comme vous prosternez, mon Dieu !
Oui, Vanité, la chasteté ! Vanité – C'est un orgueil qui se déguise ; pouvoir se croire supérieur, très noble au-dessus des autres ; – il ne faudrait pas s'en douter, que cette chasteté s'ignore...
... Si encore l'on triomphait : mais on ne supprime rien ; – mais le Malin sitôt traqué se transfigure ; ainsi que l'antique Protée, on ne vainc jamais qu'une à une toutes ses multiples formes, – aussitôt il se mute prestigieusement en une délectation plus spécieuse et plus subtile, et découvre les perspectives tentatrices de sensualités plus savantes. – La continence dépravée ! comme perversité, c'est assez délicat ! – O Seigneur ! écartez de moi le blasphème.
§ Et c'est encore heureux que les passions se guerroient l'une l'autre ; – cette tentation, la pire, ô celle d'Origène, heureusement que l'orgueil en sauve... Fuis l'infâme !
Oui, Vanité, la chasteté !
Puis je ne sais pas ; c'était pourtant bien beau.
Est-ce ma faute, après, si c'est Dieu qui trahit ? –
Tais-toi mon âme !
... Un ange vint qui lutta avec Jacob jusqu'au lever de l'aurore. Voyant qu'il ne pouvait le vaincre, cet ange le toucha à l'emboîture de la hanche ; et la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui. Il dit : « Laisse-moi m'en aller ; voici que l'aurore se lève. » Et Jacob répondit : « Je ne te laisserai point aller que tu ne m'aies béni. » L'ange lui dit : « Quel est ton nom ? » Il répondit : « Jacob. »
Et l'ange alors : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israël ; car tu as lutté avec Dieu et tu as été VAINQUEUR. » Jacob lui demanda : « Quel est ton nom ? je te prie, dis-le-moi. » – Il répondit : « Pourquoi demandes-tu mon nom ? » Et il le bénit.
Jacob appela ce lieu Péniel, ce qui veut dire Visage de Dieu, car, dit-il, « j'ai vu Dieu face à face et mon âme a été sauvée. »
Le soleil se levait comme il quittait Péniel.
§ C'est cela, voilà ce qu'il faut.
« Un ange vient qui lutte avec lui jusqu'au lever de l'aurore... » Oui, la fin se dessine, d'autant plus que voici l'hiver et que justement l'autre soir il neigeait ; – la neige pâle, au clair de lune m'attirait déjà presque moi-même. – Une suprême nuit que les désirs l'affolent et qu'il ne sait vraiment plus que faire, éperdu, l'âme sans prières, il sort dans la nuit pour marcher ; sur la terre la neige est blanche. On ne sait pas ce qu'il a fait, – mais le lendemain on retrouve son corps demi-nu couché dans la neige...
Quand j'étais enfant j'écrivais :
« ... peut-être dans la neige profonde se plonger, et trouver dans ce contact glacé comme un frisson extraordinaire. »
... Le blanc manteau que vous gardez aux anges... –
Car celui qui est mort est délivré du péché.
Et, comme il faut une morale, je dirai :
Laissez les morts ensevelir les morts.
Oh ! répandez sur les vivants la douloureuse affection qui de votre âme déborde, ne cherchez pas au delà de la mort de plus subtiles communions et de plus suaves tendresses, il n'est pas de plus triste leurre. –
puis il ne faut pas de morale.
Dimanche.
J'ai vaincu : Seigneur ! bénissez-moi.
Allain est fou – je ne le suis pas encore. –
Au moins je vous aurai prié encore, la tâche faite, Seigneur ; je vais pouvoir me reposer. – Je suis bien fatigué... –
Ce serait l'automne ; au soir ; le feu clair et la lampe. Les regards familiers quand on lève les yeux, les sourires. Et toi – par-dessus mon épaule, penchée, parfois tu viendrais lire.
Un calme étrange, comme un commencement d'infini.
« Et vous trouverez le repos de vos âmes. »
καὶ εὑρήσετε ἀνάπαυσιν ταῖς ψυχαῖς ὑμῶν.
Ah ! te voilà chère âme !
Je t'avais bien longtemps attendue...
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Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? (Saint Paul).
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Qui disait que c'était l'automne ? – C'est pourtant vrai, voici qu'il neige ! – Quel jour sommes-nous donc ? – Que de temps a passé ! – je ne comprends pas très bien, – tant pis ! ça fatigue beaucoup de chercher à comprendre.
– Ils étaient je ne sais plus combien près de mon lit et qui parlaient si fort que j'en avais la tête rompue. Ils disaient : « Il faut qu'il dorme ; pas de lumière ; éteignez tout. » – Alors, pour me faire dormir, ils m'ont sorti toutes les phrases de ma tête ; – j'ai dû dormir longtemps. – Par exemple, ce qui était très gentil, c'est qu'Emmanuèle a veillé tout le temps au chevet de mon lit, – même qu'elle me donnait à boire. D'abord je ne la reconnaissais pas, – c'est très drôle ! je croyais qu'elle était morte ; nous avons bien ri tous les deux quand je lui ai dit ça. –
Maintenant, elle m'a laissé seul ; elle est dans la chambre à côté ; je me suis levé doucement ; il ne faut pas qu'elle entende, – elle viendrait m'empêcher d'écrire : ils m'ont défendu : – c'est pour ça qu'ils m'ont sorti les phrases. – Ils ont fait un grand feu dans la chambre, – il fait froid !
Comme c'est blanc la neige ! – j'ai voulu compter les flocons, mais c'était trop long ; – la terre est toute blanche, – comme c'est beau ! Je me rappelle : – hier Emmanuèle en a pris pour mettre sur mon front, – mais elle fondait toute... Comme on y serait bien pour dormir – c'est frais ; – on dit qu'on y fait des beaux rêves. La neige est pure.
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