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III

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Après une courte pause, le capitaine Kerkadec reprit ainsi:

«Une dernière année s’écoula sans que rien altérât la douce intimité dans laquelle nous vivions, les Penhoël et moi.

Puis, une suite de malheurs se déchaîna contre cette famille, que déjà je considérais comme la mienne.

D’abord, ce fut le départ de Gabriel. Il venait de prononcer ses vœux, il voulut partir comme missionnaire.

–Pourquoi ne pas rester auprès de nous? lui disait son père. On te promet un vicariat dans les environs; c’est une noble et sainte mission que celle d’un curé de village.

–Sans doute, répondait le jeune prêtre, et j’espère que mon frère Benjamin restera dans cette voie; elle n’est pas moins agréable à Dieu. Moi, je me sens attifé là-bas par une irrésistible vocation, j’ai soif de conquérir des âmes.

–Mais si tu n’allais pas revenir, mon pauvre enfant! mais si ceux quo tu veux convertir to martyrisaient.

–Non, père, non. vous prierez pour moi… ne m’empêchez pas de partir. C’est Dieu qui m’appelle!

Le vieillard enfin se résigna; Gabriel partit pour la Chine.

Nous l’avions tous accompagné jusqu’au lieu de l’embarquement; je pus voir alors quelle est la puissance, quelle est l’ardeur de cet instinct religieux, de cette fièvre de dévouement qui existe dans certaines races, et qui pourrait s’appeler la prédestination apostolique.

En regardant s’éloigner le vaisseau qui emportait le jeune missionnaire, ses trois frères l’enviaient, sa sœur ne put se défendre de dire:

–Oh! c’est beau de se dévouer ainsi… pour l’amour de Dieu!

Cette exaltation finit par gagner le vieux Penhoël.

–Mon Dieu! dit-il en levant ses regards vers le ciel, oh! mon Dieu, je viens de vous donner l’un de mes enfants… si ce n’est pas encore assez, parlez. j’en ai d’autres!

Une heure plus tard, cependant, de retour au logis, l’émotion paternelle reprit le dessus. Le vieillard se laissa tomber dans son grand fauteuil rustique, et pleura,

Puis, comme ses fils et sa fille s’étaient groupés autour de lui pour le consoler, il les réunit dans un même embrassement, et murmura:

–Nous ne sommes plus maintenant que cinq!

–Vous m’oubliez! m’écriai-je, vous m’oubliez, père… Je suis déjà votre fils par le cœur… Voulez-vous que je le devienne en réalité par mon mariage avec Yvonne?

Les trois Penhoël s’étaient redressés; ils me regardaient en souriant.

Yvonne, surprise et confuse, se cachait à demi le visage dans un pli flottant du manteau de son père,

Le pilote s’avança lentement vers moi, posa ses deux larges mains sur mes épaules, me regarda dans les yeux, et me dit:

–Tu n’as pas encore vingt ans, Kerkadec. mais tu es digne d’elle, et je t’estime de tout mon cœur!

A ce dernier mot, me prenant la tête, il m’attira vers lui pour m’embrasser au front. C’était m’adopter comme son enfant, comme le mari de sa fille. Un vigoureux hurrah des trois frères acclama joyeusement ces accordailles.

Quant à moi, délicieusement ému, j’eus à peine la force de balbutier:

–Père Penhoël… père Penhoël… mais vous m’autorisez donc à demander le consentement de mon oncle?

–Quand tu voudras, mon garçon… le mien est donné!

Je courus trouver mon tuteur. Bien que s’occupant fort peu de moi, néanmoins il comptait s’arroger un contrôle absolu sur mon avenir.

–Ce mariage-là ne me va pas du tout, interrompit-il dès les premiers mots.

–J’en suis désolé, répondis-je, mais permettez-moi de vous rappeler, mon cher oncle; que je me nomme Kerkadec, et que je suis breton. c’est tout dire.

–A ton aise, mon cher neveu! mais je ne suis ni moins breton que toi, ni moins Kerkadec. Tu attendras donc jusqu’à vingt-cinq ans, s’il te plaît. D’ici là, nous avons la conscription.

–Ne comptez-vous donc plus m’acheter un remplaçant?

–Avec quoi?

–Je sais bien que mon père ne m’a rien laissé, mais j’espérais, je croyais.

–Que je te libérerais de mes propres deniers, n’est-ce pas?

–Oui, mon oncle.

–C’était effectivement mon intention, et si tu veux t’engager d’honneur à rompre toute relation avec les Penhoël, si tu me jures d’oublier Yvonne…

–Jamais! jamais!

–A merveille, mon ami… j’aime cette franchise… tu seras soldat.

Je n’insistai pas, sachant bien que toute prière serait inutile, et je m’en revins assez tristement vers le vieux pilote.

–C’est dur, me dit-il, mais raison de plus pour obéir. Un tuteur est le représentant d’un père, un père est le représentant de Dieu.

–Comment! vous voulez que je cesse d’aimer votre fille?

–Non. Je veux seulement que tu t’armes de patience et de résignation, je veux que tu nous prouves à tous que ton attachement est de ceux qui savent résister au temps, à la distance. Yvonne t’attendra, sois tranquille… et peut-être qu’un jour ton oncle se laissera fléchir par votre constance.

–Mais si je persiste à lui refuser le s-erment qu’il exige… et j’y persisterai… il me laissera partir.

–Eh bien! Lu partiras. tu serviras ton pays, tu feras ton chemin dans l’armée, à l’exemple de ton père.

Ces mâles paroles, et surtout le regard d’Yvonne, me rendirent espoir et courage.

Le jour du tirage arriva, j’amenai un mauvais numéro.

–As-tu peur! me dit Corentin qui se trouvait là, mon frère Brieuc et moi nous avons manœuvré d’avance afin de pouvoir te haler de là.

–Que veux-tu dire, Corentin?

–Tirons une bordée jusqu’au sloop, et tu sauras la chose.

La barque du pilote se trouvait en ce moment dans le port, nous ne tardâmes pas à y arriver.

Là, Brieuc me montrant une tirelire dont il faisait gaîment sonner le contenu:

–Voilà ce que c’est! expliqua-t-il, le père nous laisse maintenant une partie de la gagne, et parfois la sœur y joint en cachette quelques petites gratifications maternelles. Or donc, dès qu’il a été question de l’affaire, Corentin et moi, nous nous sommes dit: «Plus de tabac, plus de schnick, plus de dépenses d’aucune sorte. faut devenir économes, faut tout garder pour notre frère Kerkadec!»

–Et voilà! conclut l’aîné des Penhoël, comprends-tu maintenant?

–Mais vous n’avez pu amasser ainsi deux mille francs! me récriai-je.

–Pour ce qui est de ça, non, reprit Brieuc; mais tu ne pars que dans quelques mois, et d’ici là notre épargne aura le temps de grossir encore… surtout si tu peux y mettre un peu du tien. Supposons qu’à nous trois nous parvenions à réunir cinq cents francs, peut-être six?

–Eh bien! ce ne sera que le quart de la somme?

–Oui, mais Corentin connaît un marchand d’hommes qui se contenterait de cet à-compte, et qui nous ferait crédit pour le reste.

–Quinze cents francs! y songez-vous?

–D’abord et d’une, tu vas commencer à gagner chez ton patron. D’autre part, nous continuerions de plus belle à nous sevrer de tout, et ça pendant deux ou trois ans… s’il le fallait même, pendant dix!

–Quoi! toutes vos distractions, tous vos plaisirs, ..

–Bah! bah! qu’est-ce que ça fait?… comptes-tu donc pour rien le bonheur de pouvoir conserver à ma sœur son mari, à nous tous un bon frère?

Dignes garçons! braves garçons! Je leur sautai au cou, je les embrassai, en pleurant de joie. j’étais sauvé!

–Motus! reprit Brieuc, faut rien en dire au père, ni même à Yvonne. La tirelire est cachée, là, dans le coffre à Corentin. Motus avec tout le monde!

Deux mois plus tard. par une effroyable tempête, le sloop se perdait corps et biens sur la côte de Guernesey.

Ce jour-là, le vieux pilote était resté à terre.

Quant à Corentin, quant à Brieuc, l’Océan les avait engloutis.

Ce fut un deuil général à Saint-Malo, tant les Penhoël étaient aimés de tous. Jamais je n’oublierai le passage du convoi funèbre à travers les rues, sa dernière halte au cimetière.

Les cheveux du vieux Penhoël avaient entièrement blanchi, son visage était baigné de larmes. Mais il ne laissait échapper aucun cri, aucune plainte; mais il ne chancelait pas en chemin, et jusqu’au bout il continua d’avancer, majestueusement recueilli dans sa stoïque douleur.

A sa droite marchait Benjamin, qui venait d’arriver du séminaire. Il avait alors dix-huit ans; il était pâle et doux comme un ange en pleurs.

Quant à Yvonne, qui marchait à la gauche du vieillard, elle avait ce regard et cette physionomie que les peintres donnent à la Mater dolorosa; elle était divinement belle.

Lorsque les deux jeunes pilotes eurent été descendus dans une même fosse, le vieillard s’agenouilla, toujours entre Yvonne et Benjamin.

–Seigneur! dit-il, je vous avais offert tous mes enfants… vous m’avez repris ces deux-là, que votre volonté soit faite!

Amen! répondit derrière eux une voix qui les fit retourner tous les trois.

C’était Gabriel.

Il arrivait de Chine; il venait de débarquer juste à temps pour rendre les derniers devoirs à ses deux frères!»

La loi de Dieu

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