Читать книгу Explorateurs et terres lointaines - Henri Méhier de Mathuisieulx - Страница 10
ARRIVÉE A ATHÈNES
ОглавлениеIl faut, si l’on veut voir l’Attique dans toute sa beauté et avec la grâce de sa rapide fraicheur, entrer dans le port du Pirée un jour de printemps, au moment où les tiédeurs précoces du mois de mars égayent de verdure hâtive et légère la sécheresse des collines de sable. Lorsque Yorghi, batelier de l’École française, qui m’attendait au bas de l’échelle du Sindh, accosta au quai de tuf grisâtre, je fis un faux pas sur une des marches, et, sans le vouloir, peut-être par l’effet d’une secrète influence des dieux, j’entrai à genoux dans la patrie de Phidias. J’ai cru depuis qu’il y avait un heureux présage dans le hasard qui me prosternait ainsi, malgré moi, dès mes premiers pas dans le doux pays où a fleuri l’adolescence du monde, et où devait jaillir la source vive de toute joie, de toute science et de toute beauté.
Lorsqu’on a des bagages, on ne peut songer à prendre le petit chemin de fer qui fait le trajet d’Athènes au Pirée. Le mieux est d’accepter les services des cochers errants qui vous proposent de vous traîner, vous et votre fortune, dans de grands landaus, exilés on ne sait par quel destin dans les Échelles du Levant, après avoir suivi sans doute, en Occident, des noces déjà anciennes. Les vieilles voitures aiment le chemin d’Athènes et les sentiers du bois sacré des Muses: le carrosse doré qui devait servir à la rentrée solennelle du comte de Chambord, et qui attendit longtemps chez Binder le retour des émigrés, se repose maintenant dans les remises du roi George. Je l’ai vu passer, rue d’Hermès, lorsqu’on célébra en grande pompe, à l’église métropolitaine, la majorité du prince héritier Constantin. Les patriotes hellènes ne désespèrent pas de le voir, un jour, grimper les rues montantes et difficiles qui mènent à Sainte-Sophie.
Athènes. — Vue prise de l’Acropole. Phot. Beer, communiquée par Ch. Trampus, Paris.
Les landaus athéniens se nomment, dans la délicieuse langue du pays, amara. C’est par ce mot, vous vous le rappelez, qu’Homère désigne le char d’Achille. Avant de monter sur le marchepied de ces chars, il faut faire avec le cocher ce qu’on appelle là-bas une symphonie. Que ce mot n’éveille pas en vous l’idée de quelque chose de musical. La symphonie grecque est un accord purement commercial, analogue à la combinazione des Italiens. Chez ce peuple amoureux de liberté, il n’y a point de tarifs, et votre cocher vous rirait au nez, si vous lui demandiez son numéro. Il faut s’entendre avec lui, discuter d’égal à égal, engager un duel, comme deux adversaires qui s’estiment, mais qui ont une forte envie de «se rouler» mutuellement. Pour ma part, je ne me suis jamais plaint de l’obligation où j’étais de me soumettre à cet usage de la symphonie, qui est, chez les Grecs, une institution nationale. Parfois, ces discussions prenaient dans l’air bleu une tournure académique et platonicienne; j’admirais combien les cochers ont d’esprit dans ce pays d’ingénieuse et subtile flânerie, et j’éprouvais une sensation que je n’ai retrouvée nulle part: le plaisir d’être voituré, au trot de deux chevaux maigres, par Protagoras ou par Gorgias.
Grecs ancien et moderne.
En Orient, on accomplit les opérations vulgaires et basses de la vie matérielle avec une lenteur où se marque, à l’égard des nécessités pratiques auxquelles les hommes sont condamnés, un superbe et aristocratique dédain. A Athènes, en particulier, les orateurs ne sont jamais presses d’en finir, et les cochers prennent toujours le plus long. C’est une occasion d’apercevoir au passage quelques coins du Pirée. Il n’est pas besoin d’aller plus loin que la marine pour voir ce qui fait le fond immuable de la nourriture des Palikares: les piments, l’ail, l’oignon, les pastèques, le caviar; la boutargue de Missolonghi, pâte sèche et jaune, faite avec des œufs d’esturgeons; puis d’innombrables friandises, où les mouches prélèvent une forte part. Les matelots de tous les pays retrouvent là cet éternel café chantant qui est partout le même, à New-York, à Marseille, à Smyrne, dans les concessions européennes des ports chinois. Seule, la place de la Constitution essaye de garder une couleur un peu locale: on y a planté sur une colonne, efflanquée et longue comme une vieille Anglaise, un Périclès de pendule, qui semble se demander, sous son casque de pompier, pourquoi on lui a fait une tête et point de jambes.
Athènes. — L’Acropole, côté sud. (Phot. Beer, communiquée par Ch. Trampus, Paris.)
Au sortir du Pirée, la route blanche et poudreuse court entre des verdures pâles et courtes. C’est là qu’on commence à respirer cette poussière attique, à qui les récits des touristes ont donné une si grande célébrité. L’action de cette poussière sur l’âme des voyageurs est différente, selon les dispositions qu’on apporte aux autels de Pallas-Athéna. M. Perrichon la trouve, pour sa part, aveuglante, cinglante, insupportable: il éternue, cligne des yeux, crie, gesticule, ouvre son parapluie, reproche à sa femme de l’avoir entraîné si loin, menace de se plaindre à son consul et s’écrie: «Quel peuple! pourquoi l’agent voyer n’a-t-il pas fait caillouter cette route?» Le cocher sourit, et pendant ce temps, sans doute, un rire homérique roule de cime en cime sur les sommets de l’Olympe, comme un joyeux tonnerre dans un ciel serein. Je ne serais pas étonné qu’il y eût là une malice des dieux pour se venger des lourds Béotiens qui profanent leur terre de prédilection. Soyez assuré qu’un jour les épigraphistes trouveront en ces lieux quelque dédicace à Apollon semeur de sable, qui éloigne les barbares et fait reculer jusqu’aux mers cimmériennes les bandes sauvages du redoutable Cook.
Athènes. — L Acropole, vue de l’Ouest. (Phot. Beer, communiquée par Ch. Trampus, Paris.)
Si, au contraire, vous arrivez dans ce pays en état de grâce, avec le ferme dessein de vouer à la déesse aux yeux bleus un culte de latrie et de vous agenouiller avec émotion sur le stylobate de son temple, les impalpables parcelles qui se détachent en tourbillons de ce sol sacré vous semblent douces au goût et agréables à l’odorat. Elles vous apportent, comme d’alertes messagers, le parfum des montagnes prochaines. Un illustre sculpteur, un de ceux qui, de notre temps, ont retrouvé le secret de l’antique beauté, disait que ces vives étincelles insinuaient en lui l’âme errante de la race sobre et légère qui se nourrit, comme les cigales, de poussière, de chanson et de soleil.
Un coin d’Athènes moderne: place de la Constitution.